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Gloire au pissenlit


Les vingt-huit pays membres de l’Union européenne ne sont pas parvenus mercredi à trouver un accord sur la prolongation de l’autorisation d’exploitation de glyphosate, la substance herbicide. Pour trancher entre les intérêts des industriels de l’agrochimie, ceux des cultivateurs (dont les mauvaises herbes sont les ennemis jurés depuis les débuts de l’agriculture) et les défenseurs de l’environnement, peut-être que les avis d’une branche de pommier et un pissenlit pourraient les aider. Dans « Grandeur et Misère », un conte signé Hans Christian Andersen, la parole est à la nature.

 

C’était au mois de mai : le vent soufflait encore froid et pénétrant. Cependant les plantes, les arbres, les champs et les prairies semblaient dire : « Nous sommes au printemps. » Les fleurs commençaient à se montrer en abondance ; déjà les haies en étaient tout émaillées. Au-dessus des buissons d’aubépine, un petit pommier étendait une branche fraîche et parsemée de boutons vermeils et délicats, à la veille de s’épanouir. Cette branche connaissait sa beauté. Elle était coquette de sa nature. Aussi ne s’étonna-t-elle pas de voir une superbe voiture s’arrêter devant elle sur la route, et d’entendre madame la comtesse s’écrier :

— On ne peut rien voir de plus charmant que cette branche ; c’est le printemps lui-même dans sa plus gracieuse manifestation.

Et la grande dame descendit pour cueillir elle-même la branche. Elle la mit à l’abri sous son ombrelle de soie ; puis elle remonta dans sa voiture et se fit reconduire à son château. Il y avait dans ce château de magnifiques salons et des boudoirs d’une merveilleuse élégance. De longs rideaux de mousseline de l’Inde flottaient devant les fenêtres entrouvertes, et des fleurs rares y brillaient de tous côtés dans des vases de porcelaine de Chine ou de cristal de Bohême. Ce fut un de ces beaux vases qui reçut la petite branche de pommier. Elle fut entourée de jeunes pousses de hêtre, ce qui produisait un effet ravissant.

Ainsi choyée, elle devint encore plus fière, ce qui du reste était tout naturel.

Plusieurs personnes entrèrent dans le salon, et chacune, suivant la considération dont elle jouissait, appréciait les grâces de la nouvelle venue. Il y en avait qui ne disaient rien, d’autres qui en disaient trop ; et la plante comprit qu’il y a des distances entre les hommes comme entre les plantes.

— Parmi nous, se dit-elle, il en est qui sont recherchées pour leur beauté, d’autres pour leurs fruits. Il y en a aussi qui ne servent à rien.

Puis elle regarda par la fenêtre le jardin et les champs couverts de fleurs simples ou riches, modestes ou éclatantes. Quelques-unes, malingres et chétives, semblaient vouloir se cacher.

— Pauvres plantes dédaignées, dit la branche de pommier, quelle différence de vous à vos compagnes ! Combien vous devez vous trouver malheureuses, si, comme moi et mes semblables, vous possédez le sentiment des avantages qui vous manquent. Mais quoi ! tout le monde ne peut pas être dans la même position.

Ce disant, elle considérait surtout avec pitié une espèce de petites fleurettes répandues en quantité dans les champs, les fossés et jusque dans les interstices des pavés. C’étaient de mauvaises herbes poussant au hasard sans que personne songeât à les cueillir, et les hommes les désignaient par le nom trivial de pissenlits.

— Infortunées ! disait la branche, ce n’est pas votre faute cependant si vous êtes si communes et si l’on vous a donné ce nom vulgaire. Enfin, il faut vous résigner à votre infériorité…

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À ce moment, les rayons du soleil vinrent embrasser la jolie branche rose ; mais ils embrassèrent pareillement les pauvres fleurs jaunes des champs.

La branche de pommier n’avait jamais réfléchi sur la bonté infinie de Dieu envers tout ce qui vit et respire ; elle ignorait combien de choses belles et bonnes restent cachées et méconnues dans la création, sans être pour cela oubliées du Créateur. Les rayons du soleil étaient mieux instruits.

— Tu parles d’infériorité, dirent-ils. Quelle est donc la malheureuse plante qui excite à ce point ta commisération ?

— Le pissenlit. Jamais on n’en fait de bouquets ; il est foulé aux pieds par les passants, et ses graines, éparpillées au gré du vent, sont importunes et méprisées comme la poussière. Il a été bien mal partagé de la nature ; je m’applaudis de ne pas lui ressembler.

Une foule de joyeux enfants arriva dans les champs. L’un d’eux était si jeune que les autres le portaient. Ils le déposèrent sur le gazon au milieu des fleurs jaunes. Le petit enfant poussa des cris de joie, battit des mains, se roula dans l’herbe, et, dans son innocence, il embrassa les fleurs l’une après l’autre.

Ses compagnons firent une provision de bluets et de coquelicots. Ils les tressèrent en couronnes et s’en couvrirent la tête et les bras ; mais les plus grands coupaient avec précaution les tiges de pissenlits surmontées d’une touffe de duvet fin et soyeux, frêle soutien de la semence que le moindre vent emporte, et véritable chef-d’œuvre de délicatesse. Les enfants approchaient ces touffes de leurs lèvres, et, en soufflant dessus, ils cherchaient à faire envoler d’un seul coup dans l’air tout le faisceau des graines. Leur grand’mère leur avait dit que, s’ils réussissaient, ils auraient, avant la fin de l’année, de beaux habits neufs.

La fleur méprisée était, dans cette circonstance, considérée comme un véritable prophète.

— Vois, dirent les rayons de soleil, comprends-tu maintenant sa beauté, comprends-tu ce qu’elle vaut ?

— Oui, pour les enfants, répondit la branche de pommier.

Une vieille femme survint. Elle se mit à cueillir des pissenlits avec leurs racines, et en fit de gros paquets. Une partie de sa récolte était destinée à lui servir de café ; le reste devait être vendu à l’apothicaire.

— La beauté a un rôle plus glorieux, des destinées plus hautes, dit la branche : c’est à elle qu’appartient toujours le premier rang.

Ce fut en vain que les rayons du soleil insistèrent sur la bonté infinie de Dieu qui s’étend à toutes les créatures, en faisant entre elles une égale répartition de ses dons dans ce monde et dans l’éternité.

— Chacun son avis, répondit la branche.

Cependant la charmante fille de la comtesse entra dans le salon. Elle portait dans ses mains un objet enveloppé de trois ou quatre grandes feuilles de papier, et pour lequel elle semblait prendre encore plus de précautions que sa mère n’en avait pris pour la branche de pommier. Elle écarta les feuilles tout doucement, et l’on vit apparaître au milieu la tête frêle et gracieuse du pissenlit tant méprisé. La jeune fille en admira longtemps le port élégant, la structure délicate et toute cette beauté si fine que le moindre souffle pouvait détruire.

— Comme elle est jolie ! dit-elle. Je veux la mettre ici, à côté de cette branche de pommier que tout le monde admire si fort : elles ne se ressemblent pas ; mais chacune, dans son genre, est aussi belle que l’autre.

En disant ces mots, elle effleura du bout de ses lèvres la modeste plante, et elle embrassa aussi la branche de pommier. En recevant ce baiser, les feuilles de cette dernière semblèrent rougir, mais c’était de confusion et non de colère. Elle voyait enfin qu’en ne s’en rapportant qu’à soi-même, on s’estimait toujours trop, et les autres trop peu.

LE LIVRE
LE LIVRE

Nouveaux Contes d’Andersen de Hans Christian Andersen, Hetzel, 1882

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