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Les héros de la tolérance


Mary Mackay: Tolerance, Muns

L’indice de tolérance à l’altérité, mesuré par la Commission nationale consultative des droits de l’homme, est en hausse dans la société française. Il se rapproche de son plus haut historique atteint en 2009. Les Français sont tolérants et ça n’est pas une petite nouvelle. Car comme le rappelle Jules Lemaître, cette vertu est particulièrement difficile à pratiquer. Dans ce très beau discours prononcé au banquet de l’association générale des étudiants de Paris en 1894, il en parle comme d’un héroïsme.

 

 

Je n’attendais pas le grand honneur qu’il vous a plu de me faire. Je l’ai accepté avec joie, avec reconnaissance et aussi, je vous assure, avec modestie. C’est plus intimidant que vous ne croyez de parler devant les étudiants. Car vous avez aujourd’hui, en tant que groupe dans la nation, votre existence propre, et c’est une des bonnes actions de la République de vous y avoir aidés. On s’est avisé que, tous ensemble, vous représentez quelque chose de considérable et de prodigieusement intéressant : la France de demain. On vous honore, on se préoccupe de ce que vous pensez. Des hommes éminents vous tâtent le pouls de temps en temps, se penchent sur votre âme pour l’ausculter. Et des journaux donnent le bulletin de l’état d’âme de la jeunesse française, comme ils donneraient, sous une monarchie, le bulletin de la santé de l’héritier présomptif.

C’est pourquoi je suis très impressionné. Je me dis que les choses en sont au point qu’il n’est plus permis de prendre la parole ici sans remuer les plus hautes questions. Or, les gens qui lisent mal m’ont accusé de ne pas savoir ce que je pense, même quand il s’agit d’un vaudeville. Jugez quand il s’agit de problèmes religieux, philosophiques, historiques, sociaux. Et puis j’ai relu les allocutions des hommes illustres qui m’ont précédé sur cette chaise d’honneur, et que pourrais-je bien vous dire après eux ? Enfin, quand je saurais (et je le sais peut-être) ce que je pense sur les sujets les plus importants, j’aurais encore la crainte de ne pas m’y rencontrer pleinement avec vous tous et, d’aventure, de déplaire à une partie de mes hôtes, ce qui serait mal.

Mais cette crainte même va me servir. Je fais réflexion qu’elle est vaine ; que je dois compter non seulement sur une sympathie dont vous m’avez donné la meilleure preuve en m’invitant à vous présider, mais sur quelque chose de plus extraordinaire encore : sur votre tolérance. Et ainsi je suis conduit à vous recommander cette vertu discrète et admirable.

Célébrer la tolérance, oui, c’est depuis cent cinquante ans un lieu commun : mais soyez persuadés que ce lieu commun n’est jamais hors de propos. La tolérance est une vertu excessivement difficile. Elle est plus difficile, pour quelques-uns, que l’héroïsme. On parle de la tolérance comme d’un devoir qui ne fait plus question ; elle est inscrite dans le catéchisme républicain ; tout le monde se figure être tolérant. Personne, ou presque personne ne l’est, voilà la vérité. Prenez-y garde, notre premier mouvement, et même le second, est de haïr quiconque ne pense pas comme nous. La différence des opinions a amené dans le passé plus de massacres et peut amener encore plus de troubles et de malheurs que la contrariété des intérêts. Ce charmant Voltaire, à qui il faut beaucoup pardonner, définissait à merveille et chérissait la tolérance : mais il voulait faire mettre à la Bastille les gens qui n’étaient pas de son avis. C’est pour des différences d’opinion bien plus que pour la conquête du pouvoir que les hommes de la Révolution se sont envoyés à l’échafaud : et cependant ils étaient d’accord sur les choses essentielles, l’amour de la patrie et l’amour de l’humanité. Et aujourd’hui même… je suppose que vous avez tous assisté à une séance de la Chambre ? ou, simplement, que vous lisez les journaux ?

Vous lisez sans doute aussi les jeunes Revues. Pratiquons, mes chers camarades, la tolérance en littérature. Que ceux qui ont de vingt à trente ans ne se hâtent pas trop de traiter d’imbéciles ou de malfaiteurs littéraires ceux qui en ont quarante ou un peu plus. Ils reconnaîtront un jour qu’ils exagéraient. L’an dernier, à cette même place, M. Émile Zola s’accusait, avec sa puissante bonhomie, d’avoir été autrefois un « sectaire ». Les jeunes gens doivent songer qu’ils seront probablement traités par leurs cadets comme ils traitent aujourd’hui leurs aînés : c’est presque une loi, une condition du progrès, chose oscillatoire, que les générations s’opposent entre elles en se succédant.

Mais nous aussi, les vieux, soyons tolérants pour les jeunes. Reconnaissons ce qu’il peut y avoir de générosité et de désintéressement dans leurs intransigeances. Craignons qu’une certaine paresse d’esprit ou la peur d’être dupes ne nous rende aveugles ou étroits. Oui, il est vrai que les jeunes gens découvrent des choses depuis longtemps découvertes ; que ce qui a paru le plus neuf dans l’anarchie littéraire des dix dernières années, cet idéalisme, ce symbolisme, ce mysticisme, cet évangélisme, et ce qu’on aime dans Tolstoï et Ibsen et ce qu’on leur emprunte, tout cela ressemble fort à ce qu’on a vu chez nous il y a cinquante ou soixante ans et que, par conséquent, les jeunes sont moins jeunes qu’ils ne disent. Oui, il est vrai que tout recommence. Mais il est vrai aussi que rien ne recommence de la même façon et que tout se renouvelle en recommençant. Confessons, nous, les aînés, que ce néo-romantisme des jeunes gens a peut-être bien élargi et attendri en nous le vieil esprit positiviste hérité de la littérature du second Empire et qui eut, voilà quinze ans, son expression suprême dans le naturalisme. Perdons l’habitude de considérer comme stupide et comme ennemi quiconque n’entend pas et ne ressent pas le beau tout à fait comme nous, ce beau que, depuis vingt-quatre siècles, les philosophes ne sont pas parvenus à définir proprement. Élargissons nos fronts, comme Renan voulait élargir celui de Pallas-Athéné, pour qu’elle conçût divers genres de beauté. Cherchons ce qui nous rassemble. Si nous ne pouvons communier dans les vers et les proses des Revues blanches ou rouges, communions dans Hugo ou dans Racine, ou dans Shakespeare, ou dans Homère, ou dans Valmiki.

Et, si Valmiki n’est pas encore un bon terrain de conciliation, si nous ne pouvons décidément pas communier dans le même beau, communions dans le même amour de la beauté, dans les plaisirs que cet amour donne et dans les vertus qu’il inspire.

La tolérance serait aussi le salut en politique. Elle est la grâce des intelligences vraiment libres. Notez que souvent — outre des sentiments très bas — il y a, dans le fanatisme politique, une sorte d’archaïsme inconscient. Presque toujours l’intolérance est un legs du passé ; elle s’exerce en vertu d’opinions qu’on a reçues et qu’on oublie de contrôler. Beaucoup de ces opinions sont de purs anachronismes. Le jacobinisme en est un ; l’anticléricalisme en est un autre. Nous continuons à être divisés parce que nos pères le furent jadis ; et cela, quand tout est changé, quand les causes historiques de ces divisions ont disparu. Et le triste de l’affaire, c’est qu’on est beaucoup plus intolérant pour défendre les opinions que l’on a héritées ou que l’on accepte comme le mot d’ordre d’un parti que pour soutenir celles qu’on a essayé de se faire tout seul : car alors on sait par expérience ce qui s’y mêle d’incertitude…

Ah ! messieurs, je vous en prie, affranchissez-vous du passé, — non point de ce qu’il y a, dans le passé, de beau, de glorieux, de pur et d’exemplaire pour tous — mais des formes surannées qu’y ont prises les querelles de nos pères et de nos aïeux. Vous êtes pour cela dans des conditions excellentes : vous êtes tous nés sous la République. La forme du gouvernement n’est plus guère contestée ; un pape intelligent a interdit qu’elle le fût des catholiques eux-mêmes. Le temps est venu où les questions politiques ne doivent plus être que des questions françaises ou des questions sociales.

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Ici encore, attachons nous à ce qui nous réunit, songeons-y le plus possible, et tenons-nous-en compte les uns aux autres. Si l’on diffère sur les moyens, il n’est pas si difficile de s’accorder sur le but. Je ne vois personne qui réclame publiquement l’esclavage, l’inquisition, l’abrutissement du peuple, ni l’oppression des faibles par les forts. De l’extrême droite à la gauche la plus avancée, quel est l’homme qui n’affirme souhaiter toute la liberté compatible avec les conditions d’existence de la société, et la diminution de l’injustice et de la souffrance dans le monde, dût-il lui en coûter de sérieux sacrifices personnels ? L’important, pour arriver à s’entendre, c’est de penser sincèrement tout cela, de n’être pas des hypocrites, d’être d’abord de braves gens, des hommes de bonne volonté. Ce qui prépare le mieux la solution des questions sociales, c’est en somme, pour chacun, son propre perfectionnement moral, c’est l’amour des autres : et la tolérance en est déjà un joli commencement. Apporter à la besogne politique de la bonté, même de la bonhomie, voilà ce qu’il faut. Je crois savoir que vous êtes de mon avis et que vous en avez assez des politiciens de l’ancien jeu, des Cléons sans bonté et sans grâce, sceptiques à la fois et sectaires, car l’un n’exclut pas toujours l’autre.

Enfin, mes chers camarades, je n’ai pas besoin de vous prêcher la tolérance religieuse, mais je vous la prêche tout de même. Car enfin nous avons vu retourner contre l’Église une petite partie du moins des procédés dont elle usa contre ses ennemis au temps où elle était toute-puissante ; et il s’est rencontré, par-ci par-là, des bedeaux et des capucins de la libre pensée. Faites effort pour comprendre et pour supporter que d’autres hommes tiennent de leur hérédité, de leur tempérament, de leur éducation, ou de leurs réflexions et de leur vie même, une conception métaphysique du monde différente de la vôtre. Acceptez ce qui est encore principe de vertu pour des millions de créatures humaines et, je puis sans doute le dire pour un certain nombre d’entre vous, acceptez l’âme de vos mères et de vos sœurs.

Et, pour la troisième fois, j’ajouterai : cherchons ce qui nous met d’accord. Remarquez que les positivistes même et les athées peuvent s’entendre sans trop de peine, pour la grande œuvre commune, non seulement avec les spiritualistes, mais avec les fidèles les plus fervents des religions confessionnelles. De croire que cette vie n’est qu’une épreuve et un prélude, ou de croire qu’elle n’aura aucun prolongement ultra-terrestre, il semble, à première vue, que deux morales opposées dussent s’ensuivre : mais, dans la pratique, tout s’arrange. Si le christianisme commande aux pauvres, au nom de la vie future, la résignation, il ne commande pas moins en vue de cette même vie future, aux riches comme aux pauvres, la charité. Et, pareillement, si la philosophie positiviste place sur terre le paradis (paradis douteux jusqu’à présent) et semble, par la négation métaphysique, laisser-libre cours à tous les instincts, l’observation lui fait bientôt reconnaître que le bonheur de tous ne peut être procuré que par un peu du sacrifice volontaire de chacun. Les croyants disent : « Il faut avoir été bon pour être heureux dans l’autre monde ; donc, soyons bons. » Et les incroyants : « Puisque nous ne savons rien, puisque nous n’avons rien à attendre ni à espérer, puisque nous n’apparaissons un instant sur la surface d’une des plus petites planètes du système solaire que pour rentrer aussitôt dans l’éternelle nuit, arrangeons-nous pour que ce passage ne nous soit pas trop douloureux, ou pour qu’il ne le soit qu’au plus petit nombre possible d’entre nous. Supportons-nous et aidons-nous mutuellement. Soyons bons. » S’ils n’ont pas tous le crâne, les braves gens ont tous le cœur fait de même et arrivent, sur l’essentiel, aux mêmes conclusions. Pascal dit : « Le cœur aime l’être universel naturellement, et soi-même naturellement, selon qu’il s’y adonne ; et il se durcit contre l’un ou l’autre, à son choix. » Adonnons-nous à « aimer l’être universel », et refusons de nous « durcir » contre lui. Cet effort, de l’aveu même de Pascal, qui n’est pas suspect, est dans la nature et selon la nature.

Je termine cette homélie. Je vous supplie, mes chers camarades, de ne pas la juger émolliente. La tolérance que j’ai louée n’est point l’indifférence, ni le dilettantisme, ni la paresse. Au contraire. Elle exige un grand effort, une perpétuelle surveillance de soi. Elle s’allie très bien avec les convictions fortes, et c’est parce qu’elle en connaît le prix qu’elle ne consent point à les haïr chez les autres. Elle implique le respect de la personne humaine. La tolérance enfin, c’est bien un des noms de l’esprit critique : mais c’est aussi un des noms de la modestie et de la charité. Elle est la charité de l’intelligence.

Tolérez, mes chers camarades, notre maturité et ses circonspections : nous tolérons, nous aimons votre jeunesse et ses ardeurs et ses emportements. Vous vaudrez mieux que nous ; vous le devez. Vous ferez et vous verrez de belles choses — que nous ne verrons point. C’est avec cette pensée et cet espoir (mêlé d’envie) que je bois affectueusement à l’Association générale des Étudiants de Paris.

LE LIVRE
LE LIVRE

Les Contemporains : études et portraits littéraires de Jules Lemaître, Boivin & Cie, 1895

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