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Ils sont fous, ces Français !


Louis-Léopold Boilly, Jeu de dames

Qui de mieux, pour nous aider à dessiner notre portrait, que nos voisins et amis ? Un Anglais, un Allemand et un Américain se sont prêtés à l’exercice à la fin du XIXe siècle. Messieurs Hamerton, Hillebrand et Brownell ont chacun écrit un livre décrivant nos mœurs curieuses. Des ouvrages que l’essayiste Jean Bourdeau s’est empressé de disséquer, en précurseur de Books, dans la Revue de Deux Mondes en 1890. Il en tire une analyse savoureuse des caractères qui rendent les Français si français, et révèle les ressorts d’un tempérament national un tantinet bipolaire…

 

Ces auteurs ont eu soin de se mettre en garde contre l’uniformité apparente qu’implique ce terme géographique, la France. Il n’y a que de très petits peuples qui soient homogènes. Contrastes et diversité se rencontrent dans tous les pays. Le climat, le milieu, façonnent diversement les habitants de la plaine et de la montagne, les populations agricoles et marines, les gens du Nord et ceux du Midi. Des traits ineffaçables distinguent entre eux Bretons, Flamands, Provençaux et Gascons. Malgré la monotonie dont la civilisation industrielle nous menace, des traditions aussi se perpétuent, d’anciennes provinces conservent quelque chose de leur esprit séculaire. A quelques lieues de distance, une petite ville manufacturière, démocratique et radicale, grandit à côté d’une autre ville où ces idées modernes sont ignorées ou méprisées. Les deux extrêmes peuvent même, comme à Lyon, se trouver en présence. Que de Paris, enfin, dans Paris !

Comme elle est dans l’espace, cette variété est aussi dans le temps. Il y a bien une physionomie essentielle de la nature française que les écrivains anciens ont déjà signalée avec une précision lapidaire, mais son caractère principal est la mobilité. Caton l’Ancien dit des Gaulois qu’ils aiment passionnément deux choses, se battre et parler avec finesse ; César les décrit variables dans leurs desseins, inconstants dans leurs résolutions et surtout avides de nouveautés ; Flavius Vopisque les proclame la nation la plus turbulente de la terre, toujours impatiente de changer de chef ou de gouvernement ; et Tite-Live mentionne leurs alternatives d’enthousiasme facile et de découragement soudain. Tels encore les juge M. Hillebrand au XIXe siècle. Tantôt, dit-il, c’est le prestige éclatant et tantôt la défaite, une égale promptitude à l’exaltation comme à l’abattement et à la tristesse, une participation passionnée à l’Etat, ou une indifférence désespérée. Pessimisme et optimisme se succèdent dans la vie publique presque sans transition. Légers en politique, prodigues des deniers de l’Etat, ne suivant que l’impulsion du moment, ces mêmes Français, lorsqu’il s’agit de leurs circonstances personnelles, deviennent réfléchis, prudents, économes. Chez eux, superstition et manque de foi, frivolité de mœurs et sens de la famille, rhétorique pompeuse et goût le plus sobre, se rencontrent pareillement. C’est aux Français que s’applique le mieux la définition que donne Montaigne de la nature humaine « ondoyante et diverse ».

Le secret de tant de variations, M. Hillebrand l’a découvert dans l’opposition directe de notre tempérament infiniment excitable et de notre intelligence claire et lucide.

Notre goût de l’ordre, cette lumière de l’esprit, de la netteté, de la précision se révèle dans notre langue de plein soleil, qui écarte les ambiguïtés, les faux-fuyants, qui est la langue même des contrats et des traités. Mais cette clarté même parfois nous égare ; parce qu’elle est dans nos idées, nous sommes tentés de croire que la logique est dans la nature, et de conclure avec Descartes que toutes les choses clairement conçues sont vraies. Il faut vaincre ces dispositions de l’entendement si l’on veut pénétrer les problèmes de la vie. M. Brownell s’autorise sur ce point des critiques de M. Doudan, de M. Taine, qui a si puissamment réagi contre le rationalisme classique. « Nous ne pouvons, écrit M. Doudan, nous accommoder d’idées vagues, et l’homme qui n’a que des idées claires ne découvrira jamais rien. » — « Le Français, dit de même M. Renan, ne veut exprimer que des choses claires ; or les lois les plus importantes, celles qui tiennent aux transformations de la vie, ne sont pas claires ; on les voit dans une sorte de demi-jour. C’est ainsi qu’après avoir aperçu la première les vérités qu’on appelle maintenant le darwinisme, la France, a été la dernière à s’y rallier. » Ce même penchant rationaliste, d’après M. Brownell, incline nos romanciers à peindre les caractères non pas complexes, illogiques, comme ils apparaissent dans la réalité, mais simples, ne se démentant presque jamais. C’est surtout en politique que la méthode rationaliste présente le plus d’inconvénients, car elle s’exerce sur la matière vivante, elle cherche à fondre l’Etat et la société dans le moule de ses constructions idéales, sans tenir compte des intérêts de tout ordre, et au mépris de l’expérience traditionnelle. Le danger du rationalisme devient extrême lorsque ce genre d’esprit se joint à l’Erregbarkeit, à cette irritabilité française, comme l’appelle M. Hillebrand, qui nous engage si promptement dans les aventures, nous pousse à tout renverser, avec la certitude d’édifier aisément sur table rase avec plus de symétrie et de logique, et qui a donné à la révolution française son double aspect de rationalisme et de sauvagerie, de déesse Raison et de Guillotine.

Après le rationalisme et l’excitabilité, c’est notre instinct social qui frappe les Anglais, les Allemands, les Américains du Nord, si flegmatiques et individualistes, si aisément éloignés de leurs semblables par les moindres divergences, ne s’associant que par groupes restreints, contrairement aux Français, êtres sociables par excellence, soumis à toutes les influences de l’opinion et de la mode, divisés sans doute comme partis, mais étroitement unis comme peuple, et enserrés dans le réseau d’une centralisation excessive. […]

Les Français ont l’instinct de la sociabilité développé au plus haut degré, tous nos auteurs sont d’accord sur ce point. Mais il faut distinguer Paris et la province, avec sa vie paisible, un peu somnolente et retirée. La société y est en outre très divisée par les opinions politiques et religieuses ; une importance bien plus grande est attachée à la situation extérieure qu’à la culture d’esprit ; les sexes vivent très séparés. Les dames de province, surtout excellentes ménagères, évoquent aux yeux de M. Hamerton le gracieux tableau de Murillo, où l’on voit des anges occupés à la cuisine. Elles ont le goût de la propreté et de l’ordre. « Aucune jeune bourgeoise, dit M. Hillebrand, ne porterait la soie mince, le linge douteux, la chaussure éculée d’une baronne allemande. » Mais ce n’est plus l’élégance parisienne : « Il faut connaître la province, ses académies, ses jockey-clubs, ses filles entretenues, son journalisme, si l’on veut se rendre compte que les Français sont pourtant susceptibles d’une certaine lourdeur.

Hamerton a su esquisser avec l’humour d’un peintre de genre la vie d’une petite ville de province aisée, avec son tribunal, sa sous-préfecture, le vrai cadre d’une vie de philosophe par la simplicité des habitudes, la modération des désirs. Mais cette vie se résume ainsi : bonne chère et commérages, curiosité microscopique, grande paresse intellectuelle, perte de temps effroyable en flâneries, ignorance extrême des autres pays, des langues, des voyages, de tout ce qui dépasse l’horizon borné, et, aux yeux d’un moraliste sévère, absence complète de tout noble effort.

Ce qu’il y a surtout de notable dans la vie de province, c’est l’économie. On songe aux enfants, à la dot des filles. Il est rare qu’on dépense son revenu. La fortune financière de la France repose sur l’épargne, comme celle de l’Angleterre et de l’Amérique sur l’extension des besoins, qui exige un double travail et une double production. Les Anglais et les Américains ne sont pas aussi prudents que les Français, pas aussi capables de limiter leurs désirs, d’accepter de modestes positions avec contentement. Gagner énormément d’argent, pour le dépenser souvent d’une façon extravagante, c’est là où tendent toutes les pensées, toutes les actions. Le bien-être que les Français cherchent à s’assurer par l’exercice continu de l’épargne, les Anglais, les Américains se le procurent par l’esprit d’entreprise, puissant stimulant à l’initiative de l’individu, à l’expansion coloniale.

Il n’y a qu’un far-west où les Français aient le goût d’émigrer, où tous ceux qui ont courage, énergie, talent, viennent chercher fortune, mais où l’on ne trouve ni terrains à distribuer, ni vastes territoires libres ; ce far-west, c’est Paris. Là, dans la concurrence acharnée, dans la poussée effroyable, il faut se faire sa place au soleil, conquérir la notoriété, la richesse et la mode. Là que d’illusions déçues, de rêves envolés ! Que d’amertumes, que de désespoirs, que de soifs de vengeance dans l’énorme ville, gloire du pays qu’elle a parfois menacé de ruine !

Si vous ne regardez que les sommets de la société, l’instinct social, dont parle sans cesse M. Brownell, s’y épanouit dans toute sa fleur. « Nature et culture, dit de même M. Hillebrand, ont fait du Français l’être le plus achevé que l’humanité connaisse. » II possède toutes les qualités qui rendent la vie élégante et facile : gaieté d’esprit, philosophie enjouée, contraire à la morosité habituelle des Septentrionaux, besoin d’une perpétuelle excitation du dehors, large tolérance pour les idées et pour les personnes, relations aisées, égoïsme tempéré, amour propre qui veut plaire plutôt que s’imposer, et se tourne en amabilité, amitié discrète, sans trop d’intimité, qui fait ouvrir le salon, non la maison, car une amitié exclusive nuirait à la sociabilité ; bref, une facilité de relations également éloignée de la raideur britannique, de la morgue allemande, de l’obséquiosité italienne, de la rudesse américaine. L’Allemand, tel que le peint M. Hillebrand, est grossier, susceptible, d’un abord peu agréable, parfois même intraitable en sa pédanterie lourde, ou bien d’une familiarité indiscrète, d’une franchise qui, sous prétexte de sincérité, consiste à dire des choses désagréables. Non seulement le Français se garde de blesser son prochain, mais il ne peut s’empêcher de le caresser, même aux dépens de la vérité. La parfaite sincérité et le désir de plaire sont inconciliables. Les Anglais, d’après M. Hamerton, se montrent peut-être plus sincères ; leur hypocrisie s’exerce surtout en matière religieuse. En France, la société doit au léger mensonge beaucoup de sa douceur.

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Les femmes françaises font le charme de la vie sociale. M. Hillebrand refuse aux Allemandes la grâce, la dignité ; elles lui paraissent à la fois gauches et sentimentales. M. Hamerton reproche aux Anglaises leur puritanisme anguleux. Les Américaines, d’après M. Brownell, se conduisent presque en rivales de l’homme, dans la lutte pour la vie ; elles regrettent leur infériorité, aspirent aux vertus masculines, dominent leurs émotions et leurs sentiments. Les Parisiennes au contraire, telles que les jugent nos trois auteurs, restent femmes et n’ont rien perdu de leur influence. Elles savent régner dans un salon, se procurer des relations flatteuses et utiles, éveiller perpétuellement l’intérêt. Un peu frivoles peut-être, s’il s’agit de religion, de morale, de constance ou de sensibilité, elles apportent à la coquetterie, à la toilette, le plus grand sérieux. Elles s’entendent à faire valoir leurs avantages, un joli pied, une voix agréable. Mais leur coquetterie est plus innocente qu’on ne le suppose ; en tout cas, le désir d’être préférée semble plus naturel que le contraire. Jamais elles ne se résignent à vieillir.

Brownell ne peut assez admirer la conversation, la gaieté, la malice raffinée d’un salon parisien. La France, où s’est fondé l’ordre des silencieux trappistes, représente aux étrangers la nation jaseuse par excellence. Cette conversation parisienne les étonne comme quelque chose d’unique. Glisser légèrement sans appuyer, s’arrêter sur la pente d’un développement qui exigerait trop d’attention, tournerait au monologue et finirait par ennuyer, passer des idées les plus générales aux plus gracieuses médisances, railler et complimenter, élever des idoles pour les cribler de traits moqueurs, voilà qui est parisien. Quelle dépense, dans nos salons, d’esprit délicat, sans autre avantage que l’amusement de l’heure présente ! Mais que reste-t-il de la fusée brillante et rapide une fois tirée, de la bulle de savon irisée qui éclate au premier souffle ?

Une manière d’être, inséparable de toute vie sociale, c’est la vanité. On se recherche, on s’assemble par désir de gagner l’approbation, de faire effet, de « se montrer supérieur ». Cette pénétration si fine et si aiguisée des ridicules de chacun, n’est-ce point en fin de compte une façon indirecte de se rendre secrètement hommage à soi-même ? Aussi notre passion d’égalité, inscrite et proclamée sur tous nos monuments, semble-t-elle à M. Hillebrand singulièrement ironique, quand il voit quelle considération, quelle recherche, quelle envie s’attachent aux distinctions de tout ordre, particules, croix, dignités académiques, etc. On les sollicite passionnément, car les honneurs ne viennent pas d’ordinaire trouver le mérite silencieux, comme dit Hamlet. Pour nos talents, nos vertus et nos vices, il nous faut la galerie. Si nous défendons notre honneur, il importe que les journaux citent nos noms et les témoins du duel. Il n’est pas jusqu’au criminel qui, du fond de sa cellule, ne se préoccupe de la presse. « Rien, dit Voltaire, n’est aussi désagréable que d’être pendu obscurément. »

Beaucoup de vie sociale a pour conséquence peu de vie personnelle intime et profonde : dans la proportion même où l’une se développe, l’autre se restreint et s’atrophie. Allemands et Anglais prétendent que les Français vivent pour le présent, la mode, l’actualité, le désir de plaire, beaucoup plus que pour eux-mêmes. L’individu a moins d’importance que n’en ont les relations des individus entre eux. On se demande, non « Qui êtes-vous ? » mais « Qui connaissez-vous ? » C’est moins par l’énergie individuelle que par ses relations, que l’on se pousse très avant dans le monde, par l’intelligence du milieu social, l’art avec lequel on se concilie la bienveillance, l’approbation, l’estime autour de soi. Dès lors, la lutte pour la vie ne présente pas cette rudesse, cette âpreté, cette sécheresse, que lui donne l’individualisme à outrance des Américains. Cet individualisme, écrit M. Brownell, nous a débarrassés du despotisme politique et du despotisme social qui règne en Angleterre ; nous lui devons nos opinions, nos religions individuelles, mais nous ne sommes pour ainsi dire que des individus sans individualité, tous absorbés par une occupation identique, les affaires et les entreprises. Notre société américaine est encore à l’état de chaos. En nous donnant l’homme, elle nous a privés du milieu qui le forme et l’affine. A Paris, au contraire, sous l’uniformité extérieure et les manières impersonnelles, on discerne bien vite une étonnante variété de mondes et de milieux.

Un dernier trait de notre société parisienne, que soulignent M. Hamerton et M. Brownell, c’est l’esprit positif, l’absence d’enthousiasme, un certain penchant à l’ironie, au persiflage universel. Les Français, d’après M. Hamerton, semblent moins disposés que les Anglais aux sentiments de respect et de mépris, ils considèrent d’habitude le monde avec une indifférence plus aisée, ils ne vénèrent pas beaucoup quoi que ce soit ou qui que ce soit, mais ils sont prompts à reconnaître les qualités et les mérites des gens et des choses. Ils subordonnent, d’après M. Brownell, leur sensibilité à leur intelligence. Le modèle de bon goût et de bon ton, c’est Philinte qui veut que l’on soit sage avec sobriété. Même en amour, où l’Italien est passionné, l’Allemand sentimental, l’Anglais sérieux, le Français se montre peut-être plus spirituel que sincèrement ému. Il n’est pas jusqu’au dévergondage qui ne soit modéré par le rationalisme. Mme Cardinal, en mère pleine de sens, exige que ses filles gardent toujours le sentiment des convenances. Si l’on excepte le naturel méridional, il y a une tempérance générale dans les discours, les gestes, les habitudes. Rien de cette ivrognerie, de cette gloutonnerie, si fréquentes en Allemagne et en Angleterre. En somme, un caractère raisonnable, peu favorable à l’exaltation. M. Brownell cite à l’appui de sa thèse M. Taine, qui compare les Parisiens aux Athéniens ; et Victor Hugo, lorsqu’il écrit avec son emphase habituelle : « Paris a été trempé dans le bon sens, ce Styx qui ne laisse pas passer les ombres. »

LE LIVRE
LE LIVRE

Les Français jugés à l’étranger de Jean Bourdeau, La Revue des Deux Mondes, 1890

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