La grande misère de la presse française

Dans la presse française, ou dans ce qu’il en reste, on aime les « nouvelles formules ». Peu importe qu’elles ne soient ni nouvelles, ni vraiment formulables, ni formidables, les éditeurs adorent ces changements cosmétiques qui leur permettent de croire que leurs journaux et magazines sont encore vivants. On aura vu depuis quinze ans je ne sais combien de « relookages » du quotidien Le Monde, je ne sais combien de moutures nouvelles de L’Express ou du Nouvel Observateur. Ce dernier news magazine perd d’ailleurs, à chaque tournant, une partie de son titre, passant du Nouvel Observateur au Nouvel Obs et s’appelant aujourd’hui L’Obs ; on craint pour lui la prochaine formule… Si ces révolutions à répétition contentent les patrons de presse et leurs directeurs de pub, elles ne satisfont guère le public qui se rend encore dans les maisons de la presse. Le 1er juin dernier, Libération à son tour changeait donc fond et forme : on allait voir ce qu’on allait voir. Mais dès le premier jour ce fut un tollé chez les lecteurs. Personne ne s’y retrouvait dans cette maquette complaisante du directeur artistique, un Espagnol venu tout exprès, avec ses lettrines immenses et ses fioritures sans objet. On abandonna donc les lettrines trop voyantes et on maintint bravement le cap éditorial (plus de textes longs, moins de comptes rendus d’actu). Mais, hélas, cet effort – difficile à soutenir chaque jour avec la maigre équipe du quotidien – ne fit pas revenir des lecteurs que les volte-faces et nouvelles formules (ah ! Libé III…) avaient dégoûtés. On aime tellement les nouvelles formules en France que les rares lancements de journaux ressemblent à s’y méprendre à des… formules, nouvelles ou non. Cela est vrai bien sûr lorsqu’on reprend un magazine défunt (par exemple « Lui »), ou lorsqu’on s’inspire fortement d’un titre existant à l’étranger (Vanity Fair), mais c’est le cas aussi pour le magazine Society où les plus anciens d’entre nous ont bien cru voir une resucée du brillant Actuel. Les éditeurs de ce nouveau quinzomadaire, auréolés de leur succès avec So Foot, ont-ils cru que leur talent allait ressusciter les morts ? On pourrait, comme certains le pensent, déclarer tout de suite la mort clinique de la presse papier, et ainsi passer à autre chose. Mais il y a en jeu des équipes rédactionnelles encore nombreuses (même si les cortèges de PSE se suivent et se ressemblent), il y a tout un écosystème avec ses imprimeries, son circuit de distribution, ses détaillants exsangues, et il y a enfin des enjeux financiers pour les propriétaires des médias, et des enjeux politiques bien souvent pour certains de leurs amis… Et puis ces vieilles marques de la presse écrite tiennent, avec l’exception Médiapart, le haut du pavé sur le numérique, mais hélas ces sites, pour leur grande majorité, perdent de l’argent, plus encore que le papier… On s’en veut presque de devoir faire, de nouveau, le procès de la presse française. Un procès si souvent mené… Depuis plus d’une génération, les journaux se traînent de crise en crise, sans perspective. En cela, les médias ne sont qu’un miroir assez fidèle de la société française, une société qui doute et semble paralysée. Pour mémoire, on rappellera que la presse quotidienne après la Seconde Guerre mondiale redémarra, en de nouvelles mains, plus propres, mais sans capitaux ni assises solides. Au cours des Trente glorieuses, les patrons des journaux parisiens, Robert Hersant en tête, pour avoir la paix sociale, laissèrent au Syndicat du Livre un certain nombre d’avantages : ces largesses finiront par coûter cher quand les difficultés surgiront. Depuis trente ans en effet la presse ne cessera de décliner, faute de lecteurs, faute surtout de désir, d’engagement, de style, d’un peu tout à vrai dire. En province, évidemment, ce fut pire. Vu d’Allemagne ou d’Italie, on comprend mal qu’une grande métropole comme Lyon n’ait pas un quotidien digne de ce nom avec quelque ambition éditoriale. Mais on sait qu’à Lyon – comme dans d’autres villes – la bourgeoisie et les élites, foncièrement conservatrices, ne souhaitèrent pas financer ou encourager une presse de qualité, qui aurait pu le moment venu mener des enquêtes, gêner ou même seulement fomenter un « mauvais esprit ». À Paris, cela a été maintes fois souligné, où se concentrent toutes les élites dans quelques arrondissements, la consanguinité est chose redoutable. Les journalistes, souvent issus des mêmes lycées et des mêmes classes préparatoires que les politiques, mais moins brillants souvent que ces derniers dans la suite de leurs études, ont bien du mal à ne pas être de connivence : au contraire d’un Beuve-Méry qui mettait un point d’honneur à ne pas dîner en ville, le bon ou la bonne journaliste politique d’aujourd’hui fera tout, au contraire, pour accompagner les voyages de tel ou tel, pour échanger quelques propos dans les multiples réceptions qui émaillent la vie publique. Ne parlons même pas des flirts et des coucheries, c’est inutile. Il résulte de ce mélange souvent habilement entretenu par les politiques eux-mêmes un défaut de distance : le journaliste est à la fois trop près de ses sources et trop loin des faits. Ce qui donne une presse faussement « informée ». Il en résulte des défauts majeurs qui s’emboîtent. Il y a d’abord cette manie très parisienne d’écrire l’actualité, notamment politique, avec des commentaires anonymes : ce ne sont pas toujours ces détails assassins livrés par telle ou telle personnalité sur un collègue, « petites phrases » qui ont fait et font encore les délices des lecteurs du Canard enchaîné : ce sont plus généralement des explications ou des demi-faits, des hypothèses avancées par un « proche du dossier », par un « membre de l’entourage » de tel ou tel ministre ou grand P-DG (les pages économiques aussi sont truffées de ces sources anonymes qui, à dire vrai, sont souvent d’une grande banalité et dont les confidences ont bien pu être inventées par le journaliste pour peu qu’il soit un peu perspicace). Ce régime de l’anonymat est d’autant plus désagréable pour le lecteur qu’il ne sait pas en effet qui parle et dans quelle intention : est-ce de la propagande, des fausses pistes, un écran de fumée ? Rien ne le dit. L’autre trait de l’écriture des articles – que l’on ne retrouve pas non plus dans la presse étrangère, sinon peut-être en Italie –, ce sont ces « récits » d’une journée politique ou d’une crise aiguë : récits non signés, ou bien souvent signés « service France » ou « service société ». Cette pratique, coutumière dans le « grand » journal du soir, consiste à raconter la politique au lieu de l’analyser ou de la prévoir. Le lecteur a droit, outre les commentaires anonymes déjà mentionnés, à ces saynètes de la vie politique qui n’ont d’intérêt que pour le microcosme. C’est ramener la politique ou tout autre sujet à sa dimension la plus plate, la plus anecdotique, la moins sérieuse. Avec cette méthode, la vie d’un Napoléon se réduirait aux tribulations de son chambellan. Celle d’un Churchill à ses marques de whisky favorites. Comment a-t-on pu tomber si bas ? Ce n’est pas le talent de tel ou tel journaliste qui est en cause, mais bien l’effet de système de la presse en général. Écrire autre chose que ces récits à la petite semaine suppose d’avoir une grille de lecture – une intelligence des causes et des effets. Or, avec l’abandon des « grands récits politiques » a peu à peu disparu ce goût de l’analyse. Et le souci du politiquement correct, qui a pris la place, pousse plus loin l’affadissement progressif des journaux. Aujourd’hui on ne cherche plus à se faire une opinion, à analyser, à peser les choses pour juger, mais on cherche d’abord à savoir ce qu’il faut penser, ce qu’il faut dire avant que les autres ne le disent. Nous ne sommes donc plus face à une presse politique mais face à une presse du commentaire. C’est pourquoi il est parfois rafraîchissant de lire des journaux très marqués aux extrêmes, non pas pour entendre « un autre son de cloche » mais pour lire simplement un raisonnement qui découle d’un engagement, une opinion justifiée – qu’elle soit bien ou plutôt mal justifiée. Au fond, la presse française, qui se prend très au sérieux, ne prend pas au sérieux ce qu’elle commente. Voulant jouer au plus malin, elle fait de la politique un spectacle. Ce faisant, la presse pense sincèrement que la politique n’est que cela et que le rôle des médias est d’applaudir, de siffler, et de donner des échos des coulisses… Inutile de préciser que les hommes et femmes politiques – même s’ils se plaignent toujours de ne pas être interrogés « sur le fond » – se retrouvent fort bien dans ce spectacle dont ils connaissent les règles et les décors. La toute-puissance du Web, et l’avènement des réseaux sociaux, ne font qu’aggraver cet état des choses qui existait déjà auparavant. La politique de l’ère Twitter existait avant Twitter. À ce jeu, la presse est souvent en retard, quand bien même serait-elle présente sur les réseaux sociaux. Hormis pour certains scoops – et la plupart d’entre eux sont orchestrés par des policiers, avocats ou magistrats –, la presse doit se contenter de commenter le spectacle en cours, dont au fond elle n’est plus que rarement partie prenante. Une autre misère de la presse française est son manque de style. À cela, deux raisons principales : la domination progressive des écoles de journalisme et l’absence criante des écrivains dans ses colonnes. Après 1945, on a voulu professionnaliser le journalisme pour le moraliser, et les écoles se sont multipliées, en formatant il faut bien le dire les futurs journalistes. Par ailleurs, au cours des mêmes Trente glorieuses, on assista à un divorce grandissant entre l’intelligentsia et la presse. Soit parce que les journaux étaient jugés du côté du « pouvoir », soit parce que le marketing de presse considérait inutile la présence d’écrivains dans les rédactions. Mauriac bien sûr continua à écrire son bloc-notes à L’Express, puis au Figaro. Sartre écrivait aussi parfois dans quelques journaux (France-Observateur, La Quinzaine littéraire), mais la gauche radicale tournait de plus en plus le dos à ces journaux capitalistes, forcément capitalistes. De même, les écrivains du nouveau roman délaisseront ce roman de l’actualité, où sans doute les personnages étaient de trop ! La France pourtant avait une tradition de presse politique et littéraire, engagée et brillante, qu’elle a eu bien tort d’abandonner au profit de je ne sais quelle objectivité. Laissons celle-ci à la presse anglo-saxonne, qui ne veut croire qu’aux faits, et non aux idées, puisque l’histoire – du moins celle de ses quotidiens –, toute différente de la presse française, a trait principalement au commerce et aux bourses. On ne saurait comprendre, si on n’a pas en tête ce contexte, l’histoire d’un des derniers lancements de presse écrite. Quand Nicolas Beytout lance L’Opinion en 2013, il prend évidemment pour exemple Il Foglio, le journal lancé en 1996 par le très talentueux journaliste et intellectuel Guiliano Ferrara. Même format, même souci de pagination réduite, même volonté de défendre le libéralisme (Il Foglio est proche du clan Berlusconi). Mais alors que L’Opinion fait honnêtement son travail de compte rendu de l’actualité, Il Foglio (surtout dans ses premières années) a su ouvrir ses colonnes à nombre de plumes, d’intellectuels qui ouvraient des chemins et croisaient le fer quand il le fallait avec la gauche (et parfois avec la droite trop bien-pensante). Dans une maison de la presse, en France, grâce à la merveilleuse loi Bichet, nous avons tous les magazines sur tous les sujets possibles, tous faits plus ou moins avec les mêmes couleurs vives (rouges, jaunes), avec la même surabondance de titres et de photos en Une, avec les mêmes types de sommaire, de rubriques, etc. Certains sont corrects, d’autres non. Mais sur les thèmes les plus importants, nous n’avons rien. Il n’y a pas d’équivalent de The Economist en France (dont on rappellera qu’il est valorisé à 1,5 milliard de dollars) : on peut souscrire ou non au libéralisme à tout crin de cet hebdomadaire, force est de reconnaître sa qualité, son équanimité, et l’abondance de ses informations et de ses analyses. De même, si nous cherchons un magazine d’actualité avec la densité d’enquête du Spiegel allemand, nous ne le trouvons pas. Et ne parlons pas de la presse intellectuelle ! Nous n’aurons jamais ici de Die Zeit, ni de TLS (Times Literary Supplement), ni a fortiori de New York Review of Books, ou de London Review of Books. Nous n’aurons jamais un journal économique assez intelligent pour proposer à ses lecteurs, comme le fait l’italien Il Sole 24 Ore, un supplément dominical consacré à la culture, supplément de haute volée qui intéresse tous les gens un peu curieux de la péninsule. Non, en France, nos suppléments de fin de semaine des titres les plus sérieux (Le Monde, Les Échos) sont consacrés sous divers noms à la même chose : comment dépenser, qu’acheter, que désirer. Et cela pour plaire aux derniers annonceurs, les maisons de couture et parfumeurs de Milan et de Paris. Serions-nous donc plus abrutis que les Italiens ? Ou certains veulent-ils nous abrutir encore plus ? À tous ces renoncements, il faut bien des explications. Il y en a. L’une d’elles est sans aucun doute le manque de discernement et d’ambition des propriétaires de journaux. Comme le rappelait récemment le livre de Jean Stern, ils sont « tous mauvais ». Voici quelques années, la France était montrée du doigt, parmi les pays dits développés, pour laisser sa presse être le hochet des marchands d’armes, et plus généralement des groupes industriels dépendants de l’État ou ayant fait leur fortune grâce à des commandes publiques (Lagardère, Dassault, Bouygues, etc.). Aux États-Unis comme en Allemagne ou en Grande-Bretagne, il en allait tout autrement et c’étaient des industriels de la presse qui parvenaient à maintenir les journaux et leurs sites numériques à un niveau correct de rentabilité et d’excellence. Aujourd’hui, les choses ont un peu changé : en France ce sont des nouveaux venus de la téléphonie – des parvenus en mal de reconnaissance sociale et politique – qui s’emparent des derniers journaux dits indépendants – Le Monde, Libération, Le Nouvel Obs – pour construire des groupes dont on voit mal encore la cohérence et la stratégie. Mais, ce qui est d’ores et déjà certain, leurs premières décisions dans ce métier le montrent, c’est qu’ils appliquent à la presse presque les mêmes méthodes que dans leurs métiers d’origine. Ce qui est une erreur. La scène numérique, elle aussi, paraît bien pauvre, si on la compare aux foisonnements de sites et d’expériences aux États-Unis ou ailleurs. Ici, point de Politico dans l’arène politique, nul Quartz en économie. En France, hormis Médiapart, un site qui tient un peu la place d’un Canard enchaîné digital, les succès sont rares ou éphémères. Souvent avance-t-on pour expliquer cette absence de dynamisme la question de la taille du pays. Les locuteurs du français seraient trop peu nombreux face au « marché » anglophone ! Mais on pourrait prendre plusieurs exemples ailleurs, en Allemagne (la stratégie du groupe Axel Springer), aux Pays-Bas (De Correspondent), en Italie (Internazionale), exemples qui montrent que la langue et la population ne sont pas les seules explications… D’ailleurs, il est amusant de noter que les éditeurs français n’ont pris conscience que très tard, au début des années 2010, qu’il y avait des locuteurs du français hors de l’Hexagone ! On a vu alors fleurir quelques essais, plus ou moins aboutis, de déclinaisons « africaines » de sites d’infos. Mais il n’y a pas pour l’instant de réelle prise en compte de l’espace francophone, Suisse, Belgique et Québec compris. La grande misère de la presse française est telle qu’on en vient à souhaiter sa disparition. Du moins la disparition d’un certain nombre de garde-fous, règlements et subsides qui lui permettent – malgré le dégoût d’un nombre croissant de lecteurs – de rester telle qu’elle est. Jusqu’à la prochaine crise. On en vient, oui, à souhaiter de faire sauter tous ces verrous qui protègent les journaux, ou les journalistes : la loi Bichet, la clause de conscience, le taux de TVA amélioré, toutes les subventions de toutes sortes, les lois sur les pigistes (qui sont de fait des salariés de plein droit), et bien entendu si c’était possible le monopole syndical là où il subsiste (à Prestalis et dans les imprimeries de la presse parisienne quotidienne). On sait que les médias en France reçoivent près de 2 milliards d’euros chaque année des pouvoirs publics. On sait que la seule presse papier et numérique, en principe détenue par des mains privées (contrairement à Radio France ou France Télévisions) reçoit plus de 1,2 milliard. En pure perte, pensons-nous. Son rôle de garant démocratique, si souvent mis en avant pour cacher ses incuries, ne saurait justifier pareille dépense alors que les caisses de l’État sont vides : simple prétexte pour conserver le plus longtemps possible des situations, des rentes, des fauteuils… De toute manière, le numérique et la disparition programmée du papier changeront la donne. Mais le processus sera long, trop long – et pénible. En attendant, la France continuera à déprimer. Et à s’enfoncer. Car si on a les politiques que l’on mérite, on lit aussi les médias qui conviennent à notre démérite. Et bientôt, renversant comme Marx la perspective, nous ne parlerons plus de la misère de la presse, mais de la presse de notre misère. Misère intellectuelle et politique, tout autant qu’économique. Philippe Thureau-Dangin

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