La mer de Chine vaut-elle une guerre ?
Publié le 29 octobre 2015. Par La rédaction de Books.

U.S Navy
Ils avaient prévenu, les Américains l’ont fait. Ils ont envoyé un destroyer dans les eaux internationales de mer de Chine méridionale que Pékin essaie de s’arroger en y construisant de toutes pièces des îlots. Faut-il craindre l’escalade ? Si les Américains font la démonstration de leur préoccupation, Ian Johnson dans cet article de la New York Review of Books, traduit par Books en septembre 2014, multiplie les arguments qui relativisent la menace.
En 1890, un obscur capitaine de la marine américaine publia un livre qui allait influencer des générations de stratèges. Dans L’Influence de la puissance maritime dans l’histoire, 1660-1783, le dénommé Alfred Thayer Mahan postulait que les grandes nations doivent posséder une marine imposante, dotée de bases navales lointaines, pour projeter leur puissance sur la totalité du globe (1). Son œuvre eut un tel retentissement que l’empereur Guillaume II se jura de l’apprendre par cœur au moment où il cherchait à triompher d’une Grande-Bretagne alors hégémonique, forte de sa Royal Navy. À sa mort, peu après le début de la Première Guerre mondiale, Mahan fut jugé coupable dans une large mesure d’avoir théorisé la course aux armements à l’origine du désastreux conflit.
Au risque de faire un raccourci un peu simpliste, la nouvelle renommée dont jouit Mahan dans cette autre puissance ascendante qu’est la Chine ne doit probablement rien au hasard. Les livres du stratège ont été allègrement réimprimés dans le pays, l’un d’eux contenant une carte dépliante du Pacifique avec les installations navales américaines dans la région. La leçon pour la Chine est claire : si elle veut devenir une grande puissance, il lui faut rivaliser avec la force navale des États-Unis, au moins dans sa zone d’influence.
La popularité du livre de Mahan est l’un des passionnants fils conducteurs de l’ouvrage de Geoff Dyer « Le match du siècle ». Tandis que le titre a un petit côté reality show, le sous-titre (« Le nouvel âge de la rivalité avec la Chine – et comment les États-Unis peuvent l’emporter ») a le ton du manuel de développement personnel pour superpuissance en déclin. Mais il faut passer outre ces manifestations de démesure éditoriale ; l’ouvrage de Dyer est stimulant, érudit et fondé sur des recherches fouillées ; il tombe à point nommé pour expliquer les conflits en cours en Asie orientale. Et l’auteur prend les questions maritimes pour indice des intentions chinoises, écrivant sans ambages : « Oubliez leur rhétorique insipide ! Les dirigeants chinois réfléchissent énormément en termes géopolitiques et ont l’ambition de saper progressivement les bases de la puissance américaine. »
Cette analyse va à l’encontre des deux visions jusqu’ici dominantes sur le sujet. L’une veut que la Chine soit tellement obsédée par les questions intérieures qu’elle se préoccupe peu de sa présence dans le monde. En corollaire, l’idée que les hiérarques au pouvoir sont trop incertains de la solidité du régime pour songer sérieusement à mettre au défi les États-Unis. Mais Dyer – un ancien chef du bureau pékinois du Financial Times – rappelle que la Chine a d’ores et déjà des engagements à l’étranger, et que « l’insécurité intérieure, loin d’inhiber le pays, alimente son désir de marcher la tête haute sur la scène internationale ».
L’équipage montre ses fesses aux Américains
Dyer n’a cependant rien d’une Cassandre. Il ne s’agit pas pour lui de prétendre que Pékin et Washington vont au conflit, une guerre étant peu probable entre deux parties munies d’armes nucléaires. L’auteur entend plutôt montrer la mue chinoise. Ce pays, qui se bornait jusqu’à présent à accepter les normes existantes, aspire désormais à les forger. Il y a là une grande ironie de l’histoire, comme le souligne Dyer : n’est-ce pas le système commercial et les alliances créés par les États-Unis après la Seconde Guerre mondiale qui ont permis l’ascension de la Chine ? Washington n’a pas empêché Pékin d’acheter des matières premières ou d’exporter ses biens ; bien au contraire, puisque sa marine a maintenu sur les océans le calme grâce auquel la Chine peut acheminer massivement ses produits, et le consommateur américain les lui acheter.
Si la domination des États-Unis s’érode, c’est principalement parce que l’essor économique de la Chine lui permet de faire valoir de vieilles revendications territoriales, et elle le fait en remaniant les normes internationales. Rien n’en témoigne davantage que la façon dont le pays envisage le droit de la mer. La convention des Nations unies signée en 1982 prévoit que les eaux territoriales d’un pays s’étendent jusqu’à 12 milles marins à partir de sa côte. Et accorde aux États une « zone économique exclusive » de 200 milles. Ces deux dispositions ne confèrent pas les mêmes droits : on ne peut pénétrer les eaux territoriales d’un pays qu’avec son autorisation ; la zone économique, elle, permet à son bénéficiaire d’exploiter les fonds, mais les bateaux étrangers peuvent la traverser librement, même les navires de guerre.
Pékin a désormais entrepris de redéfinir la zone économique en une sorte de zone territoriale aérienne et maritime – engendrant une succession de conflits entre ses forces et celles de Washington. En 2009, un navire de surveillance américain remorquant une barge bourrée de matériel de renseignement patrouillait à 70 milles des côtes chinoises quand une flottille du pays le prit à partie, déployant des billes de bois pour bloquer le bâtiment. Quand celui-ci fit demi-tour, les marins chinois utilisèrent des perches pour fracasser le matériel embarqué sur la barge. Après avoir achevé leur mission, les membres d’équipage de l’un des bateaux baissèrent leur pantalon pour montrer leurs fesses aux Américains.
Plus récemment, en décembre 2013, le nouveau porte-avions chinois, le Liaoning, fut impliqué dans une confrontation navale lors de sa sortie inaugurale. Voguant vers le sud en direction des eaux contestées de la mer de Chine méridionale, il était suivi à distance par un croiseur américain. Quand celui-ci fut jugé trop proche – c’est-à-dire, selon les estimations, à plusieurs dizaines de milles –, une frégate chinoise exécuta une manœuvre dangereuse, coupant directement la route du bâtiment américain et l’obligeant à se replier. L’action, aux dires de la Chine, était nécessaire pour protéger le porte-avions. Celui-ci n’était pas menacé, mais ce type de bâtiment est le projet de prestige par excellence selon Mahan – les navires essentiels à la projection de puissance du pays.
Ce quasi-affrontement est survenu peu après la redéfinition par Pékin de l’espace aérien sur certaines parties du Pacifique, avec la création d’une zone aérienne d’identification englobant des îles contrôlées par le Japon. C’était la dernière en date d’une succession de manœuvres destinées à affirmer la souveraineté du pays sur ces îles, qu’on appelle les Senkaku au Japon et les Diaoyu en Chine.
On peut trouver sans peine de bonnes explications à chacun de ces épisodes, pris isolément, ou même les juger risibles. (Montrer son derrière à un bateau ? Balancer des billes de bois à la mer ? On est loin de la bataille d’Aboukir !) Mais, mis bout à bout, ils reflètent bel et bien le désir qu’a la Chine d’étendre la portée de sa puissance. Ils prennent aussi plus de sens si l’on songe aux prétentions territoriales de Pékin. Le pays revendique la souveraineté sur l’ensemble de la mer de Chine méridionale – soit la presque totalité des eaux situées entre le Vietnam à l’ouest, la Malaisie au sud et les Philippines à l’est. Cette région abrite des îles disputées, et si la Chine devait en obtenir le contrôle, comme elle le souhaite, pour transformer ensuite la zone économique exclusive autour de chacune d’elles en eaux quasi territoriales, alors certaines des plus importantes routes maritimes de la planète seraient sous la souveraineté de Pékin.
La perspective semble lointaine ? Le droit chinois, rappelons-nous, considère déjà que ces eaux appartiennent au pays. Pékin annonçait ainsi en janvier dernier une nouvelle réglementation sur la pêche, qui s’applique à l’essentiel de la mer de Chine méridionale. Elle exige des bateaux de pêche étrangers qu’ils obtiennent l’autorisation de la Chine avant d’opérer dans ces zones. De manière révélatrice, la loi stipule que les eaux doivent être surveillées par les garde-côtes, et non la marine. On peut voir là une manière de calmer le jeu, mais aussi le signe que le pays considère tellement ces eaux comme siennes qu’il n’est pas nécessaire d’y engager sa marine.
Pure fanfaronnade
Qui va respecter ce genre de lois ? On imagine difficilement les bateaux de pêche vietnamiens faxer des demandes d’autorisation pour exploiter des fonds qu’ils écument depuis des lustres. Mais là n’est pas la question. Il s’agit plutôt, aux yeux de Pékin, de préparer méthodiquement le terrain pour s’assurer un jour le contrôle de ces eaux, dans le cadre d’une stratégie à très long terme.
Dyer défend ses arguments avec beaucoup d’efficacité en analysant la situation contemporaine au regard de l’histoire américaine. En 1823, Washington proclama la désormais célèbre « doctrine Monroe », affirmant que toute nouvelle tentative des puissances européennes de coloniser ou de s’ingérer dans les affaires des États d’Amérique du Nord ou du Sud serait considérée comme un acte d’agression, et entraînerait l’intervention des États-Unis. C’était alors pure fanfaronnade. Le pays n’avait pas de marine digne de ce nom, et la Grande-Bretagne continuait d’agir à sa guise, en particulier dans les Caraïbes, un domaine maritime aussi proche et essentiel pour Washington que l’est pour Pékin la mer de Chine méridionale. En 1890 encore, année de parution du livre de Mahan, l’US Navy était toujours un objet de plaisanterie.
Mais la déclaration de 1823 avait posé un jalon. D’ici la fin du XIXe siècle, les États-Unis allaient développer une force navale capable de la faire respecter. Et ils finiraient par asseoir leur domination sur les Caraïbes, où disparaîtrait l’influence britannique. Il est possible que le scénario se reproduise aujourd’hui, avec la Chine et les États-Unis dans les principaux rôles.
Cet horizon de long terme m’est revenu en mémoire à la lecture d’un article paru en 2013 dans le New York Times sur le sort d’Ayungin, un banc de sable qui fait partie des îles Spratleys (2). Situé à 105 milles nautiques des Philippines, le récif est inclus dans leur zone économique exclusive et Manille le revendique comme sien. Mais, au fil des ans, les navires chinois ont commencé à patrouiller autour du banc et l’ont pour tout dire avalé, tout comme ils l’avaient fait avec l’îlot Mischief dans les années 1990, le transformant en base militaire.
Inquiet de voir la manœuvre se répéter, Manille a fait s’échouer là un vieux vaisseau de guerre, où sont à présent installés huit soldats philippins, qui tiennent bon dans des conditions dignes du colonel Kurtz du Cœur des ténèbres. Pendant ce temps, les bâtiments chinois encerclent l’affleurement corallien, interdisant l’accès aux bateaux d’approvisionnement. Les hommes ne sont ravitaillés qu’épisodiquement, quand les navires de pêche philippins parviennent à se glisser [ou quand des vivres sont parachutés par avion]. Mais pour le reste, le territoire et les eaux qui l’entourent ont été perdus au profit de la Chine. L’article montrait le désarroi régnant aux Philippines et la manière dont Pékin attend patiemment son heure.
Les voisins de la Chine ont commencé de riposter. Le président philippin Benigno S. Aquino III est allé jusqu’à comparer en février dernier la situation de son pays avec celle de la Tchécoslovaquie à la veille de la Seconde Guerre mondiale, obligée d’abandonner des parties de son territoire au profit de l’Allemagne. Le budget de la défense est en augmentation dans plusieurs États asiatiques, tout particulièrement au Japon, et l’Inde a commencé les tests d’un nouveau missile balistique capable d’atteindre la Chine.
Pékin a tiré une autre leçon de ce manuel d’accès au statut de grande puissance qu’est le livre de Mahan, en se dotant méthodiquement de bases à l’étranger. Le stratège américain exhortait les États-Unis à acquérir des bases permettant à sa flotte de se ravitailler en carburant. C’est à cette époque, la fin du XIXe siècle, que l’Amérique fit tout pour intégrer Hawaii, et poussa encore plus loin dans le Pacifique en s’emparant de l’archipel des Midway, ainsi baptisé parce qu’il est à mi-chemin entre l’Amérique du Nord et l’Asie. Peu après, ils obtenaient la base navale de Guantanamo afin de protéger le canal de Panama. La Chine fait aujourd’hui de même en construisant des ports et des installations en eau profonde dans des pays « amis », en particulier la Birmanie, le Pakistan et le Sri Lanka. Certains de ces projets semblent avoir une vocation essentiellement commerciale, mais Dyer soutient qu’ils pourraient un jour fournir des bases à la marine chinoise. L’intention paraît, à tout le moins, exister.
Un autre élément, plus subtil, apparaît dans le tableau : dans les deux cas, l’ascension a été le fruit de changements profonds sur le plan économique, et en termes de psyché collective. Si le livre de Mahan eut un tel retentissement, c’est parce qu’il captait l’esprit du temps. Paru à une autre époque, ou dans un autre pays, il n’aurait sans doute pas fait le moindre bruit. Au lieu de quoi une personnalité comme le banquier J. P. Morgan le jugea si important qu’il en subventionna la publication.
Une opinion publique tonitruante
De la même manière, le renforcement et la projection de la puissance militaire chinoise donnent le sentiment d’émaner d’autres forces que la seule volonté de l’État. Le développement des infrastructures logistiques du port de Kyaukpyu en Birmanie, par exemple, est soutenu par une compagnie pétrolière chinoise. Celle-ci estime plus sûr d’acheminer le pétrole du Moyen-Orient en Birmanie par voie maritime, puis par oléoduc vers la Chine, plutôt que de l’exporter directement en Chine par le détroit de Malacca [infesté de pirates]. Et puis il faut compter avec l’opinion publique naissante, dont l’expression est souvent plus tonitruante et belliqueuse que les déclarations officielles. En d’autres termes, ce n’est pas toujours en raison d’une grande stratégie concoctée par des génies à Pékin ou Washington que se construisent des bases navales ; il y faut des ressorts plus profonds.
Le livre de Dyer a aussi cela de fascinant qu’il réussit à humaniser l’armée chinoise. Il nous emmène ainsi à la rencontre de Liu Huaqing, cet ancien commandant en chef de la marine qui déclarait dès 1987 : « Si je ne vois pas de porte-avions avant de perdre la vie, je mourrai les yeux ouverts. » Quelques jours avant son décès en 2011, le Liaoning commençait ses voyages d’essai. À maintes reprises, Dyer montre à quel point les planificateurs et les hommes politiques chinois sont passionnés et ont la mémoire longue. Ils nous rappellent que les aspirations de la Chine n’ont rien de nouveau ; seule sa capacité de les réaliser est inédite.
Certes, nous pourrions ignorer ces ambitions, en les jugeant irréalistes à court et moyen terme ; après tout, le budget de la défense américain est, de loin, le premier au monde. Il faudrait de nombreuses décennies pour l’égaler. Mais quand bien même ce serait le projet de Pékin à long terme – et rien ne le dit clairement –, l’ascension géopolitique du pays importe dès maintenant. Car la Chine n’essaie pas de rivaliser avec les États-Unis base par base, porte-avions par porte-avions à l’échelle du monde entier. « Le développement de son armée a pour vocation de changer progressivement les calculs des commandants américains, pour les dissuader d’envisager des opérations militaires où que ce soit à proximité des côtes chinoises et les repousser lentement plus au large dans le Pacifique. » Et le pays a simplement besoin, pour modifier l’équilibre stratégique, de mener une politique de « refus d’accès », en utilisant suffisamment d’armement pour que toute intervention coûte cher aux États-Unis.
À certains égards, nous avons déjà atteint ce tournant. Je m’étais rendu à Taïwan pendant la première élection présidentielle démocratique de l’histoire du pays, en 1996. La Chine s’opposait à la tenue d’un scrutin signifiant que Taïwan était suffisamment indépendant pour choisir ses propres dirigeants. En témoignage de colère, Pékin a tiré des missiles balistiques qui ont atterri juste à l’intérieur des eaux territoriales de l’île. Et la crise a pris fin seulement lorsque Washington a envoyé deux groupes aéronavals à Taïwan. Les États-Unis feraient-ils la même chose aujourd’hui ? Imaginons qu’au cours de son voyage inaugural, en décembre et janvier derniers, le Liaoning soit passé par le détroit de Taïwan : les États-Unis auraient-ils risqué un possible affrontement comme celui qui s’est presque produit en décembre ?
Des équipements militaires aussi coûteux que les groupes aéronavals soulèvent des questions profondes sur la force économique sous-jacente d’un pays. Les États-Unis dépensent presque autant pour leur défense que le reste du monde réuni. Leur position semble inattaquable. Mais la Chine a beau être un lointain second, son budget militaire connaît une croissance à deux chiffres – début mars, le gouvernement annonçait une augmentation de 12,2 % – et il est à présent solidement installé dans le rôle du seul pays capable de rivaliser avec les États-Unis sur ce plan. En outre, il n’est pas handicapé par les blessures que l’Amérique s’est, selon l’analyse de Dyer, récemment infligées à elle-même : « Pendant que les États-Unis livraient une bataille perdue en Afghanistan pendant plus de dix ans et injectaient plus d’un trillion de dollars dans la débâcle irakienne, la Chine poursuivait méticuleusement la plus forte croissance militaire du monde. »
Pékin pris au piège
Force est donc de se demander combien de temps les États-Unis pourront encore entretenir une armée aussi énorme. Dyer est journaliste au Financial Times et il a quelque chose à dire sur les fondamentaux économiques de chaque pays, mais pas autant qu’on l’aimerait. Il s’attache surtout à rejeter – à juste titre, me semble-t-il – l’argument selon lequel la Chine peut influencer la politique de Washington parce qu’elle détient un énorme volume de la dette américaine. Comme Dyer le souligne, Pékin est pris au piège par tous les bons du Trésor que le pays possède – comme une banque qui a prêté la quasi-totalité de son argent à un seul emprunteur, la Chine est autant enchaînée à son débiteur que l’inverse.
Mais j’aurais aimé que l’auteur nous en dise un peu plus sur la manière dont les perspectives économiques de chaque pays joueront sur leur rivalité croissante. De ce point de vue, j’ai beaucoup appris à la lecture de l’ouvrage de Stephen Roach « Déséquilibre : la codépendance de l’Amérique et de la Chine (3) ». Roach est directeur de recherche à la faculté de management de l’université Yale et ancien économiste en chef de la banque d’investissement Morgan Stanley, où il fut l’un des plus influents analystes de l’économie asiatique dans les décennies 1990 et 2000. Son livre est une introduction accessible et lucide sur les forces, les faiblesses et les horizons de chaque pays, que l’on peut recommander au spécialiste comme au profane.
Selon Roach, dont c’est la thèse, les deux pays sont maladivement tributaires l’un de l’autre – il utilise l’analogie d’un couple exagérément dépendant, enfermé dans une situation instable de besoins et de haine mutuels. Mais il soutient que les États-Unis sont dans une plus mauvaise position à long terme que la Chine. Celle-ci exporte trop, et sa croissance repose à l’excès sur l’investissement en capital. Mais ses dirigeants en ont manifestement conscience et ont entrepris une série de réformes structurelles qui pourraient changer lentement les habitudes et permettre le développement de la demande et de l’innovation intérieures. Les États-Unis, selon Roach, « ne semblent pas comprendre » ; ses élites politiques s’efforcent essentiellement de ressusciter la croissance tirée par la demande des dernières décennies.
Les portraits de deux couples de décideurs, Alan Greenspan et Zhu Rongji d’un côté, Ben Bernanke et Wen Jiabao de l’autre, composent le cœur du livre de Roach (4). Aux yeux de l’auteur, Zhu sort clairement vainqueur du premier comparatif. Greenspan a contribué à créer bulle après bulle, tandis que Zhu a réformé l’économie chinoise. Il a certes placé son pays sur la voie de la dépendance excessive à l’égard des exportations, mais il a aussi entrepris des aggiornamentos d’envergure.
Roach est plus ambivalent à propos du second couple. Les deux hommes ont su analyser les problèmes de leur pays, mais ont été moins efficaces dans la conduite du changement. Cela étant, l’auteur estime que Wen a pavé la voie des réformes actuelles, grâce à ses franches critiques du système économique chinois. Bernanke, en revanche, n’a pas efficacement exigé les évolutions nécessaires. Ces comparaisons ne sont peut-être pas parfaitement équitables : directeurs de la banque centrale, et non Premiers ministres d’un régime à parti unique, Bernanke et Greenspan n’avaient pas le pouvoir de leurs partenaires chinois. Mais Roach convainc quand il fait de ces hommes les symboles de l’histoire de la réforme dans leurs pays.
L’auteur n’a pas pour autant l’âme d’un défaitiste. Il affirme que les États-Unis possèdent des atouts majeurs et pourraient réussir à exporter davantage – par exemple, en Chine, si elle se met réellement à consommer. Mais, pour ce faire, le pays doit fortifier sa base industrielle atrophiée et améliorer ses institutions. Or, comme Roach le souligne, l’Amérique est en train de perdre son avantage compétitif, et cède régulièrement du terrain dans les comparaisons internationales. De manière choquante aux yeux de nombreux citoyens, les principaux coupables de la dégradation sont des fondamentaux comme les infrastructures, le système politique, le système de santé et l’enseignement primaire. Cela amène l’auteur à conclure que l’historien Paul Kennedy avait raison : les États-Unis sont en déclin en raison du « déséquilibre entre l’incomparable projection de l’immense puissance militaire américaine et l’érosion de la base économique nationale (5) ».
Cela ne signifie pas que la Chine soit à l’abri de graves dysfonctionnements, la principale question sous-jacente étant bien sûr la réforme politique. Le terme est d’ailleurs massivement utilisé dans le pays, mais avant tout pour évoquer la rationalisation bureaucratique ou le besoin d’une plus grande réactivité de l’administration face aux plaintes des citoyens.
Et l’on pourrait soutenir que les droits de l’homme n’ont aucune importance pour la montée en puissance de la Chine – que ces questions de politique intérieure n’ont pas d’effet sur l’expansion extérieure. Mais ce serait une erreur, tant il est clair que son régime corseté est l’une des causes de la méfiance des pays voisins à l’égard de Pékin. Si l’État continue d’enfermer les modérés, beaucoup à l’étranger continueront de se demander si la Chine est le genre de pays dont on fait un partenaire amical et stable sur la longue durée.
L’envers de l’essor chinois
Le procès du militant des droits de l’homme Xu Zhiyong, en janvier dernier, est le cas le plus récent en la matière. Il a été condamné à quatre ans de prison pour avoir « organisé des rassemblements et créé des troubles à l’ordre public », dans son travail d’animation du Mouvement des nouveaux citoyens (6). Ce groupe, aux activités totalement pacifiques, milite pour la réforme du système de lutte anticorruption et en faveur d’un système d’enseignement plus juste, en particulier pour les enfants défavorisés des campagnes. Les deux revendications sont dans une large mesure à l’unisson des priorités du leader du Parti communiste Xi Jinping, et Xu était généralement vu comme un modéré dans les milieux dissidents. Ce genre de rudesse à l’intérieur n’empêchera pas la Chine de négocier des marchés pour s’approvisionner en matières premières : Pékin a de l’argent, et ces ressources sont à vendre ; mais elle rend plus difficile, pour tout pays développé (et, par extension, démocratique), la tâche de traiter la Chine comme un véritable partenaire à long terme.
Le sujet est abordé de front dans le livre de David Shambaugh « La Chine devient mondiale : la puissance partielle (7) ». Shambaugh est l’un des analystes les plus influents de la relation sino-américaine. Son livre montre l’envers de l’essor militaire chinois : l’incapacité à utiliser sa nouvelle puissance pour influencer le monde. C’est un ouvrage d’envergure, fruit de décennies de recherche et d’innombrables contacts dans le milieu des décideurs chinois. Son livre se fonde sur des entretiens non seulement en Chine mais aussi en Europe et ailleurs, qui offrent à l’auteur une vision à 360 degrés de l’ascension de cette nouvelle puissance.
Or Shambaugh le montre clairement : la Chine a beau rouler des mécaniques, son bilan diplomatique est fort mince. Sauf au cas où les événements concernent directement son territoire, Pékin se comporte en spectateur dans la plupart des conflits internationaux, n’influant jamais sur leur issue. Son principal instrument de politique étrangère semble être la visite d’État ritualisée des dignitaires étrangers.
Une rencontre bizarre
Dans l’un de mes chapitres préférés, Shambaugh décrit comment ces cérémonies se déroulent. L’étranger se rend toujours aux mêmes endroits : la place Tiananmen, le palais de l’Assemblée du peuple, la résidence des hôtes d’État de Diaoyutai, et le siège du gouvernement de Zhongnanhai. Une rencontre bizarre a inévitablement lieu dans l’un des deux derniers lieux. Le leader chinois reste à l’abri des regards dans une pièce dont la porte est fermée. Il est toujours debout. L’étranger est alors introduit depuis une antichambre. Cela l’oblige à marcher jusqu’au leader chinois. L’hôte arrive sur le côté droit du dirigeant communiste et tous deux sont debout face aux caméras. Puis ils se serrent la main, toujours face aux caméras.
La position de l’étranger sur la droite est importante car il doit passer maladroitement en travers de son propre corps pour serrer la main du dirigeant, tandis que le leader chinois n’a qu’à étendre légèrement sa main droite. « En conséquence, le dignitaire paraît toujours détendu et confiant, tandis que l’étranger semble souvent physiquement mal à l’aise. » Cette représentation théâtrale est bien sûr destinée à la communication intérieure. Mais elle reflète aussi le manque de substance de la diplomatie chinoise et une confiance exagérée dans l’art de la mise en scène. Il dit aussi sans doute quelque chose du besoin de porte-avions et de la nécessité de le défendre à grand renfort de gesticulations théâtrales – il y a là un désir de se mesurer et de surpasser ses adversaires. À certains égards, ce genre de désir de faire un effet visible rappelle le grand auteur chinois du début du XXe siècle Lu Xun, et la manière dont il réprouvait le goût chinois pour les « victoires spirituelles » (8).
L’amour des Chinois pour les slogans est tout aussi révélateur. À l’intérieur, les citoyens sont régulièrement bombardés de mots d’ordre comme la « société harmonieuse » ou le « rêve chinois ». À l’extérieur, le pays a utilisé des formules tout aussi vides de sens au cours des quinze dernières années, lançant des termes comme « nouveau concept de sécurité », « voie de développement pacifique » suivie par la Chine, « ascension pacifique », « partenariat stratégique », « émergence pacifique » et « monde harmonieux ». Et l’on attend des étrangers qu’ils souscrivent à ces slogans. Mais, comme le souligne Shambaugh, on ne leur demande que de répéter ces formules à la manière d’un perroquet, sans jamais entrer dans une discussion sérieuse.
Explorant plus profondément ces agissements, Shambaugh y décèle une crise d’identité nationale. Il a un entretien révélateur avec Men Honghua, de l’École centrale du Parti. Men affirme que les grandes valeurs universelles de la Chine ont été détruites au cours de la Révolution culturelle : « Nous avons perdu nos valeurs – nous n’avons aucune valeur commune. Il y a un vide de valeurs en Chine. Nous n’avons pas non plus d’idéologie. »
La structure profonde de la politique et de la société chinoises est également saisie dans « L’état de la Chine 2013 : civiliser la Chine », un recueil d’articles édité par le sinologue australien Geremie Barmé et l’auteur installé à Pékin Jeremy Goldkorn (9). C’est la deuxième édition de cette précieuse rétrospective de l’année écoulée, que l’on peut télécharger gratuitement. Le Yearbook contient un résumé des événements récents avec des textes courts et incisifs, rédigés par des auteurs qui montent comme Leta Hong Fincher sur les femmes, Benjamin Penny sur les modèles sociaux, et Sebastian Veg sur le nationalisme. Goldkorn a aussi écrit un chapitre de qualité sur les efforts faits par l’État pour « civiliser » (c’est-à-dire contrôler) Internet.
Le texte de Barmé sur les valeurs du Parti communiste est particulièrement remarquable. Il en souligne la contradiction majeure. D’un côté, le PCC rejette explicitement ce qu’il appelle les « valeurs universelles », déclarant que le socialisme chinois a bien servi le pays : « Un tel triomphalisme masque le fait qu’il existe un irréductible conflit des cultures au sein du PCC lui-même. Sa vision du monde strictement matérialiste exclut toute acceptation de l’universalité de la valeur humaine. Mais, au moins sur le plan du discours, il reconnaît le rôle potentiellement positif de valeurs qui, à l’image du marxisme lui-même, ont d’abord été élaborées en Occident. »
Après lecture de ces livres, je suis convaincu par Dyer que les États-Unis font face à un défi sérieux. Je pense aussi que la discussion par Shambaugh du pouvoir de l’influence est particulièrement convaincante. Devenir une puissance hégémonique, c’est en partie avoir une culture attirante que les autres veulent imiter, et la Chine ne semble pas en être dotée (malgré son histoire fascinante et sa culture traditionnelle).
Mais je ne cesse de repenser au livre de Roach. L’intelligence et l’influence culturelles, c’est bien, mais il faut les étayer par une politique économique sérieuse et un système fiscal durable. Surtout, il faut une population et une élite politique qui ont foi dans leur régime. Si les États-Unis continuent de négliger ces vérités élémentaires, la Chine n’aura peut-être pas besoin d’un programme de construction navale à la Mahan ; son ascension pourrait simplement se produire par défaut.
Cet article est paru dans la New York Review of Books le 8 mai 2014. Il a été traduit par Sandrine Tolotti.
Notes
1| Société française d’édition d’art, 1900.
2| Les îles Spratleys sont un archipel de 700 îles, îlots et bancs de sable inhabités situés en mer de Chine méridionale. Riches en pétrole, en gaz et en réserves halieutiques, elles font l’objet d’un conflit territorial majeur, puisqu’elles sont revendiquées à la fois par la Chine, Taïwan, le Vietnam, les Philippines, la Malaisie et Brunei. L’importance du différend tient notamment au fait que les Spratleys sont le lieu de passage d’un tiers du trafic maritime mondial.
3| Unbalanced: the Codependency of America and China, Yale University Press, 2014.
4| Alan Greenspan a été président de la Réserve fédérale américaine de 1987 à 2006. Ben Bernanke lui a succédé jusqu’en janvier 2014. Zhu Rongji a été Premier ministre de Chine entre 1998 et 2003. Wen Jiabao lui a succédé jusqu’en 2013.
5| Paul Kennedy, Naissance et déclin des grandes puissances, Payot, nouvelle édition, 2004 (édition originale américaine, 1989).
6| Le Mouvement des nouveaux citoyens est un réseau informel de cinq mille militants, fondé par le juriste Xu Zhiyong en 2012, dont l’organisation repose notamment sur des « dîners citoyens ». Leur principale revendication porte sur la lutte anticorruption, exigeant notamment des plus hauts responsables qu’ils rendent public leur patrimoine. C’est cette revendication qui a déclenché la répression dont le mouvement fait aujourd’hui l’objet.
7| China Goes Global: The Partial Power, Oxford University Press, 2013.
8| Le texte fait ici référence à « L’édifiante histoire d’a-Q », une célèbre nouvelle de Lu Xun, parue en français dans le recueil Cris (Rue d’Ulm, 2010), dont le personnage principal a, selon le résumé de la spécialiste Brigitte Duzan, « une manière bien à lui de transformer chacune de ses corrections, chacun de ses échecs, en victoire éclatante, au moins dans sa tête, comme quand il se gifle pour s’être fait voler son argent : comme c’est lui qui administre la gifle, il se considère comme le vainqueur. A-Q vit ainsi dans un monde totalement illusoire ».