Tout bien réfléchi
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L’Amérique et le fantasme du traître musulman


Manifestation pour le projet de mosquée sur le site de Ground zero, 2010. David Shankbone

En signant son décret durcissant les conditions d’accueil des migrants la semaine dernière, Donald Trump s’est défendu de s’en prendre aux musulmans. Et pourtant, aux Etats-Unis on parle bien de « muslim ban » (interdiction des musulmans). Le nouveau président américain ne fait qu’appliquer là une de ses promesses de campagne pendant laquelle il ne s’est pas privé de tenir des propos qualifiant les fidèles de cette religion comme des terroristes ou tout du moins des traîtres à la patrie. La prétendue déloyauté des musulmans est une veille crainte américaine. L’islam est pourtant présent dans le pays depuis le temps de l’esclavage et s’y est parfaitement acclimaté, rappelle Eamon Garron dans cet article de The Times Literary Supplement, publié par Books en mars 2016. Le fantasme du musulman perfide, lui, a la vie dure.

 

L’islam est aujourd’hui une ­religion américaine au même titre que le protestantisme sous ses différentes formes, le catholicisme, le bouddhisme, le ­judaïsme ou l’animisme des tribus ­indiennes. Et cette réalité est admise depuis plus longtemps qu’on ne l’imagine. En 1784, quand on lui demanda quel genre d’ouvriers devaient être ­recrutés pour l’entretien de sa propriété de Mount Vernon, George Washington répondit : « Si ce sont de bons ouvriers, ils peuvent bien venir d’Asie, d’Afrique ou d’Europe ; ils peuvent être mahométans, juifs, chrétiens de toute obédience, ou même athées. »

La plupart des croyants se représentent Dieu comme un être immuable ; les fidèles et leurs religions, eux, ne le sont pas. Ils évoluent au gré des circonstances propres à leur temps et au lieu où ils vivent. L’islam ne fait pas exception à la règle, et les individus qui s’en récla­ment composent une palette aussi variée que ceux qui se revendiquent des autres traditions, abrahamiques ou pas. Pourtant, bien des non-musulmans se figurent que l’islam se meut dans une sorte de dimension parallèle, où la foi traverse, inaltérée, le temps et l’espace ; ils y voient une religion fondamentalement différente, totalement étrangère, intrinsèquement violente.

Les premiers musulmans à poser le pied sur ce qui allait devenir le territoire des États-Unis étaient très probablement des esclaves arrachés à l’Afrique. Impossible d’étayer (ou d’infirmer) l’hypothèse selon laquelle des explorateurs venus d’Andalousie, d’Afrique de l’Ouest ou du Maroc auraient précédé Christophe Colomb. Nous sommes en revanche mieux renseignés sur les fidèles d’Allah qui sont arrivés en Amérique en tant qu’esclaves. Sur les quelque 12 millions de victimes de la traite acheminées vers le continent entre 1519 et 1867, ­environ 600 000 (un peu plus de 5 %) achevèrent leur périple dans l’une des treize colonies britanniques. Nul ne sait avec certitude combien étaient musulmans, mais des recherches sérieuses évoquent le chiffre de 10 à 30 %. Au ­total, à peu près la moitié des esclaves africains provenaient de régions du continent où ­l’islam était présent, au moins comme religion mino­ritaire. Mais les propriétaires eurent tendance à ­réprimer cette appartenance, contraignant souvent leur bétail humain à abjurer sa foi et à prendre des noms chrétiens.

Sans surprise, quand un certain nombre d’organisations syncrétiques ouvertement musulmanes prirent leur essor dans les métropoles industrielles de Detroit et de Chicago, au cours des années 1920 et 1930, elles attirèrent tout particulièrement les Noirs américains. Notamment parce qu’elles présentaient l’islam comme leur vraie foi, le christianisme étant celle des anciens maîtres. La veine idéologique de ces nouveaux mouvements relevait autant de la quête de justice sociale que de l’idéal religieux. Le nationalisme noir, les droits civiques et le séparatisme étaient au cœur des mythes fondateurs du Temple de la science maure d’Amérique (fondé à Chicago en 1928 par Noble Drew Ali) et de la Nation de l’Islam (fondée à ­Detroit en 1930 par Wallace Fard ­Muhammad). Les deux organisations furent toutefois ­jugées héré­tiques par plusieurs autorités musulmanes ­influentes, en raison des dogmes particuliers qu’elles professaient.

Parmi ces conceptions inédites, Drew Ali proclamait l’existence d’un nouveau livre saint, dont certaines sections, expliquait-il, lui avaient été dictées par un grand prêtre magicien d’Égypte. ­Intitulé « Coran du Temple de la science maure d’Amérique », l’ouvrage puisait abondamment (entre autres sources) dans la tradition maçonnique et le gnosticisme, et contenait des passages prétendument omis dans l’original. ­Elijah Muhammad, le deuxième leader de la Nation de l’Islam, soutenait que son prédécesseur Fard Muhammad n’était autre que Dieu en personne. Selon lui, les Noirs représentaient le peuple élu ; apparus 6 600 ans plus tôt, les Blancs étaient le résultat d’un processus de ­sélection artificielle (aussi appelé « blanchiment ») orchestré par un savant fou, un certain Dr Yakub, originaire de La Mecque mais vivant sur l’île de Patmos. Les expériences de Yakub (surnommé « Grosse Tête » à la fois en raison de son apparence physique et de son arrogance) avaient engendré tout le mal existant dans le monde. Quand on compare cette organisation au mormonisme et à la scientologie, il est difficile de ne pas s’étonner du terreau fertile (et de la tolérance) que les États-Unis offrent aux mouvements religieux syncrétiques.

Selon une étude réalisée en 2011 par le Pew Research Center, 2,5 millions de musulmans vivent aux États-Unis, représentant 0,8 % de la population et 0,2 % de l’ensemble de la communauté islamique de la planète. Un tiers d’entre eux environ sont nés aux États-Unis. Les autres sont des immigrés originaires de pays arabes, mais aussi d’Iran, ­d’Inde, de Chine et d’Europe. Une autre ­enquête, du Council on American-­Islamic Relations (Cair), estime que les États-Unis comptent 7 millions de musulmans, soit 2,2 % d’une population de 318 millions d’habitants. Cependant en 2011, on comptait 2 106 mosquées aux États-Unis, contre 1 200 en 2000. Les islamophobes voient dans cet essor spectaculaire la « preuve » que l’islam est en passe de conquérir le pays, plutôt que le déve­loppement naturel des lieux de culte pour accueil­lir les immigrés ­récemment arrivés de pays musulmans. Sur la même période, la fréquentation des églises a décliné dans le pays, ce qui n’empêche pas 4 000 nouveaux ­bâtiments d’être construits chaque ­année. Un rapport du Religious Congregations Membership Study publié en 2011 recense plus de 350 000 lieux de culte chrétiens sur l’ensemble du territoire. Certains pourfendeurs hystériques de l’islam annoncent pourtant que la charia est sur le point de s’imposer ; en vérité, ces Cassandre ignorent tout ou presque de ce qu’est la charia, qu’ils confondent avec le fiqh, la jurisprudence islamique (1).

La loyauté des musulmans à l’égard des États-Unis, qu’ils soient Américains de naissance ou immigrés, est aussi fréquemment remise en cause. Peut-on être à la fois un bon fidèle et un Américain fervent ? Aujourd’hui, nul ne pose plus ce genre de questions à propos des catholiques ou des juifs, mais c’était encore le cas il n’y a pas si longtemps. L’élection de John F. Kennedy a levé les préjugés contre les catholiques, et le soutien inconditionnel des États-Unis à Israël immunise les juifs contre un traitement analogue. Quand Michael Oren, universitaire né aux États-Unis et ancien membre de Tsahal, dut renoncer à sa nationalité américaine pour devenir l’ambassadeur ­d’Israël aux États-Unis, il put le faire, comme il se doit, sans que personne y trouve rien à redire. On imagine le tollé si un Américain de confession musulmane avait fait de même pour devenir le représentant d’un pays islamique. D’ailleurs, il n’est nul besoin d’imagination. Bien que les musul­mans américains soient rares dans l’administration fédérale, chaque fois qu’un membre de cette communauté accède à de hautes responsabilités, une tempête d’indignations mal placées et d’invectives maladroites s’élève infailliblement dans certains milieux. Huma Abedin, conseillère de longue date d’Hillary Clinton [et aujourd’hui directrice adjointe de sa campagne], est née dans le Michigan d’un père indien et d’une mère pakistanaise. En 2012, elle fut accusée de soutenir des activités anti-américaines – une accusation sans fondement, motivée par sa seule foi musulmane. Or ces attaques ne sont pas l’apanage de groupes extrémistes marginaux. Le niveau de compétence d’une personne ne compte pour rien au regard de son appartenance musulmane, et peu importe que son islam soit conservateur, progressiste ou simplement culturel.

Plusieurs livres récents reflètent la ­diversité des approches actuelles concernant l’islam aux États-Unis et l’islam américain. Il est aussi réconfortant de constater à quel point la connaissance universitaire a progressé dans ce domaine qu’affligeant de voir comme persiste un ressentiment profond, irrationnel, envers 1,5 milliard d’individus en raison du massacre commis par un groupe terroriste. L’arrivée en nombre de musulmans aux États-Unis n’a commencé qu’après l’adoption du Hart-Celler Act de 1965, aussi connu sous le nom d’Immigration and Nationality Act, qui abolit certaines restrictions à l’immigration (2). Les lois antérieures favorisaient généralement les nouveaux venus issus des pays des premiers colons, comme les îles Britanniques ou l’Allemagne. Zain Abdullah retrace avec talent l’histoire de l’islam aux États-Unis après 1965 dans son chapitre du Cambridge Companion to American Islam (3). Cet ouvrage, qui rassemble les contributions de plus d’une vingtaine d’auteurs, propose un panorama utile et opportun de l’état de la recherche sur ­l’islam américain.

Le choix du terme « islam américain » est d’ailleurs délibéré, soulignent les ­directeurs de l’ouvrage, car il « traduit l’idée que les musulmans du pays ont bel et bien élaboré leur propre version de cette religion (qui participe ainsi des nombreux “islams”, aux côtés des variantes iranienne, turque, égyptienne, etc.). L’islam américain est l’expression à la fois d’une vision et d’une réalité de terrain ». Dans le premier chapitre, qui retrace l’histoire de la recherche dans ce domaine, Edward Curtis insiste sur le fait que les chercheurs n’ont pas attendu le lendemain du 11 Septembre pour s’intéresser au sujet. Et il corrige de façon salutaire la manière souvent biaisée dont on se représente ce champ d’étude. Les interrogations, naguère jugées cruciales, sur « les valeurs islamiques et leur assimilation dans la culture américaine », très présentes durant les deux dernières décennies du xxe siècle, sont aujourd’hui laissées à l’arrière-plan – et cela vaut mieux. Ce prisme « empêchait de voir les différentes manières dont les musulmans américains étaient déjà assimilés, explique le chercheur. Pour la plupart d’entre eux, le problème ne se posait même pas ».

Chaque chapitre du Cambridge Companion répond par l’affirmative à la question placée au centre de « L’islam est un pays étranger », de Zareena Grewal : « L’islam peut-il devenir une religion américaine sans se dénaturer, se diluer, se défigurer et être absorbé ? » Comme le constate l’auteure, qui a également cosigné avec R. David Coolidge le chapitre du Cambridge Companion sur l’enseignement islamique aux États-Unis, il est tout aussi inexact de penser cette religion en termes de frontières géographiques que de concevoir la citoyenneté en termes de foi ou d’ethnicité. Alors que les Américains de confession isla­mique constituent l’un des groupes les plus divers du pays sur le plan ethnique, les préjugés contre les individus « d’apparence musulmane » restent très répan­dus. Peu importe si la personne en question se trouve être un Américain, un immigré, un chrétien arabe ou un sikh. Grewal s’appuie sur une riche moisson d’entretiens avec de « jeunes musulmans américains » ; un groupe qui occupe une place centrale dans ses recherches, mais qui jouera surtout un rôle essentiel à l’avenir.

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Parce qu’ils se sentent étrangers dans leur propre pays, et parce que la citoyenneté légale ne confère pas nécessairement à son détenteur une pleine reconnaissance au sein du corps social, un grand nombre des jeunes gens interrogés par Grewal expriment le désir de rentrer « chez eux ». Ils partent alors à l’étranger (souvent, mais pas toujours, dans le monde arabe) pour y étudier l’islam et la langue arabe. Cette expédition est volontiers qualifiée de « retour », quand bien même le voyageur s’y rend pour la première fois. Nombre de ces jeunes musulmans reviennent aux États-Unis encore plus désabusés qu’avant leur ­départ, ayant pris conscience du fait que le monde ­islamique dont ils rêvaient est imaginaire. « L’islam est un pays étranger » est un livre authentiquement ­fascinant et stimulant.

«Burqas, base-ball et apple pie » (4) constitue un témoignage personnel et sympathique sur ce que cela signi­fie d’être une femme, une épouse et une mère musulmane américaine dans les États-Unis d’aujourd’hui. Ce livre modeste et plein d’humour répond aux doutes et aux inquiétudes de l’Américain moyen et offre une introduction idéale à la manière de voir des musulmans de la classe moyenne. Ranya Idliby n’hésite pas à affronter des questions à première vue ridicules : tous les musulmans sont-ils des terroristes ? L’islam autorise-t-il à battre sa femme ? Les musulmans peuvent-ils être de « bons » Américains ?, etc. L’auteure est bourrée de charme et d’humanité, et elle oppose un démenti puissant et grand public aux islamophobes, d’autant plus efficace qu’il est formulé avec une bienséance typiquement américaine. Comme le précédent livre de Ranya Idliby (le bestseller « Le Club de la foi » (5)), « Burqas, ­base-ball et apple pie » est un produit idéal pour les clubs de lecture et les plateaux de télévision, lieux incontournables si l’on veut améliorer la compréhension de l’islam aux États-Unis.

En 1788, quatre ans après la déclaration admirable et pragmatique de George Washington sur les travailleurs musulmans des États-Unis, les rédacteurs de la Constitution rejetèrent l’idée qu’un citoyen doive se soumettre à un test religieux pour pouvoir accéder à la présidence. Comme l’expliquait alors un certain William Lancaster 6, « nous formons un État pour des millions d’individus qui ne sont pas encore nés. Je ne suis pas devin et j’ignore comment il fonctionnera au cours des quatre cents ou cinq cents années qui viennent. Il est très certain que des papistes, voire des mahométans, occuperont le fauteuil présidentiel. Je n’y vois pour ma part aucune objection. » Que Dieu bénisse l’Amérique ! Ou, comme le diraient les Américains arabophones de toute confession (et athées) : Baraku Allah Amreeka.

— Cet article est paru dans le Times Literary Supplement le 18 juin 2014. Il a été traduit par Arnaud Gancel.

 

Notes

  1. La charia n’est pas une « loi » au sens propre, mais une sorte de code de conduite islamique qui régit l’ensemble des droits et des devoirs des musulmans. Son contenu est affaire d’interprétation. Ce sont les juristes qui, à partir des textes, édictent les règles précises en découlant. Le fiqh est cette interprétation temporelle des règles de la charia.
  2. Cette loi abolissait les quotas fondés sur la nationalité instaurés en 1924 et fixait à 170 000 le nombre de visas délivrés chaque année. La réforme a entraîné un afflux d’immigrés en provenance d’Asie, d’Afrique et du Moyen-Orient.
  3. Cambridge University Press, 2014.
  4. Burqas, Baseball, and Apple Pie, de Ranya Tabari Idliby, Palgrave Macmillan, 2014.
  5. The Faith Club: A Muslim, a Christian, a Jew – three women search for understanding, Atria Books, 2007.
  6. William Lancaster était un membre de la convention de Caroline du Nord chargée de ratifier la Constitution.

 

 

 

LE LIVRE
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Islam is a Foreign Country de Zareena Grewal, New York University Press, 2013

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