Inattendu
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L’erreur nous va si bien

Le présentateur de l’élection de Miss Univers a annoncé gagnante la mauvaise candidate. Celle-ci a été couronnée avant que la méprise ne soit découverte et que le diadème ne passe à une autre concurrente. La bourde aurait sans doute pu être évitée. Mais il serait illusoire de croire que l’humanité puisse un jour se débarrasser de toutes ses erreurs, petites ou grosses, assure Raymond Tallis. La propension à l’erreur est notre condition naturelle et elle nous coûte très cher, écrit le philosophe dans cet article du Time Literary Supplement traduit par Books en novembre 2011.

 

De 1987 jusqu’à ma retraite en 2006, j’ai enseigné la médecine gériatrique à l’université de Manchester. Mais, depuis 1948 environ, autrement dit depuis le berceau, je n’ai jamais cessé d’occuper parallèlement le poste de professeur de généralisations infondées à l’université de Moi. Et je m’imagine mal quitter ces fonctions, qui m’apportent de grandes satisfactions, malgré la concurrence de mes milliards de collègues, pour la plupart tout aussi qualifiés pour ce titre. La principale compétence requise ? Être capable de boxer au-dessus de sa catégorie intellectuelle, en proférant des affirmations peu ou pas du tout fondées, tout en étant convaincu qu’elles sont – ou sont probablement – vraies, « puisque c’est mon avis ». Les dogmes répandus par un professeur de généralisations infondées englobent des pans entiers de cette toile infinie de rumeurs qu’on appelle le « vaste monde » ; pourtant, indifférent au décalage entre la dimension de l’univers et celle de l’esprit humain, je suis prêt à défendre bec et ongles certains de ces dogmes.

Verres déformants

Si quoi que ce soit peut me convaincre de quitter ce poste dont je me suis gratifié moi-même, pour prendre une retraite au moins partielle, c’est bien l’enquête d’une intelligence lumineuse que Kathryn Schulz a menée sur notre propension à l’erreur. Dans Being Wrong, elle ratisse large et creuse profond. Son étude « est faite d’histoires de gens qui foirent » et fait intervenir « des illusions, des magiciens, des humoristes, des histoires d’amour, des mésaventures en haute mer, des phénomènes neurologiques bizarres, des catastrophes médicales, des fiascos judiciaires, les conséquences possibles d’un mariage avec une prostituée, la déplorable incapacité du monde à prendre fin, et Alan Greenspan ». La propension à l’erreur est aussi inséparable de notre psychisme que la pomme d’amour de la fête foraine, soutient-elle. Ce n’est pas « la marque de l’esprit anarchique » mais « notre condition naturelle », car l’esprit n’est pas un miroir fidèle où viendrait se refléter la réalité intrinsèque des choses. Nous regardons le monde à travers des verres déformants.

Le plus important d’entre eux est notre corps. Nous connaissons tous les illusions d’optique, mirages et autres hallucinations qui rôdent aux frontières du sommeil, mais nous ignorons à quel point nous pouvons nous abuser à ce niveau très élémentaire. « Toutes les formes de connaissance, si importantes ou irréfutables qu’elles puissent paraître, sont susceptibles de nous trahir, dans certaines circonstances », écrit Schulz. Elle raconte ainsi le cas de Hannah, victime d’une attaque cérébrale. Quand son médecin lui demanda de décrire son visage, elle répondit qu’il avait les cheveux courts, était imberbe, légèrement bronzé et ne portait pas de lunettes. Hélas ! le praticien était dissimulé derrière un écran. Hannah était devenue aveugle, mais, inconsciente de sa cécité, elle affabulait. Elle souffrait du syndrome d’Anton, une forme d’anosognosie, ou déni de la maladie. Ce type d’état est emblématique de la condition humaine : « Être aveugle sans en avoir conscience est, métaphoriquement, notre situation à tous quand nous faisons erreur. » Plus nous sommes sûrs de nous, plus nous courons le risque de nous tromper, comme l’illustre de manière spectaculaire l’étude des « souvenirs flash » que nous gardons des événements surprenants et traumatiques. Nous savons tous exactement où nous étions et ce que nous faisions quand le président Kennedy fut assassiné ou quand nous avons appris la mort de Lady Di. Eh bien non, nous ne le savons pas ! Les études scrupuleuses menées par des psychologues comme Ulric Neisser ont montré que les récits successifs donnés par un individu de ces réminiscences n’ont que peu de rapport entre eux, même si les souvenirs restent tout aussi « présents ». Nous avons du mal à admettre que notre vécu de ces événements n’est pas « gravé » dans notre cerveau. Et il est facile d’inciter des individus parfaitement sains à affabuler, comme l’a prouvé l’expérience menée par deux psychologues. Ayant installé un stand dans un grand magasin du Michigan, ils demandaient aux badauds de comparer quatre variétés de collants, prétendument différentes, mais en réalité parfaitement identiques. Qu’à cela ne tienne ! Non seulement les clientes ont affirmé leur préférence pour l’une ou l’autre sorte de marchandise, mais elles ont aussi dûment expliqué leur choix.

Ce sont là erreurs bénignes. L’« erreurologie » de Schulz nous emmène cependant en des lieux bien plus ténébreux. Il n’y a pas si longtemps, Alan Greenspan était considéré comme « le plus grand banquier de l’histoire ». Mais son opposition à la régulation du marché des produits dérivés – au point de persuader le Congrès de voter une loi interdisant au directeur de la Commission américaine des opérations en Bourse d’intervenir – joua un rôle majeur dans l’avènement du krach qui fit s’évaporer 40 à 45 % de la richesse mondiale en à peine plus d’un an. De terrifiantes erreurs judiciaires, nées des certitudes inébranlables des juges, sont parfois impossibles à corriger, même quand surgissent de nouvelles preuves, tant certains jouent leur réputation sur le fait d’avoir raison. Voilà qui illustre la remarque de Nietzsche : « Les convictions sont des ennemis de la vérité plus dangereux que les mensonges. » Aux États-Unis, les erreurs médicales représentent chaque année l’équivalent de 121 crashs de Boeing 747. Et en croyant connaître la cause du sida, Thabo Mbeki a tué 300 000 de ses compatriotes (1). La présomption d’avoir raison de certains peut coûter très cher aux autres.

Dans bien des cas, nous reconnaissons volontiers nos erreurs et faisons en sorte d’éviter de les répéter. Mais nous sommes passionnément attachés à certaines croyances trompeuses. Comme le dit Schulz avec esprit, dès que l’on nous contredit (surtout si c’est notre mère), une conviction « peut passer en quelques millisecondes du statut de simple opinion à celui de parole d’évangile ». Et cela vaut aussi bien pour la recette du crumble que pour les origines de l’univers.

Pensée de groupe

Nous tirons fierté d’avoir raison, et le meilleur moyen d’être insupportable est en effet d’avoir bougrement raison sur tout. Se tromper est une source de malaise et de honte, surtout si notre interlocuteur en fait une question de vie ou de mort. L’offense subie peut nous changer en sophistes, pour qui la victoire compte davantage que la vérité. Cela exacerbe notre tendance à adopter l’« hypothèse maligne » : « Ceux qui ne partagent pas notre avis ne sont pas de simples ignorants, incapables d’appréhender la vérité ; ils lui tournent délibérément le dos. »

Nos convictions, remarque Schulz, « sont inséparables de notre identité », elle-même liée à notre communauté d’appartenance, qu’elle soit volontaire ou pas. Partager les opinions de ceux auxquels nous nous identifions peut être une contrainte irrésistible, notamment parce que tout désaccord a des allures de trahison. C’est flagrant non seulement dans les milieux religieux, où l’apostasie est punie de calomnie, d’excommunication ou de mort, mais c’est tout aussi clair quand on observe le genre de « pensée de groupe » qui s’empara de l’administration Kennedy lors du désastre de la baie des Cochons, de l’administration Johnson à propos du Vietnam ou de l’axe Bush-Blair voyant en Irak des armes de destruction massive qui n’y étaient pas.

L’investissement existentiel est particulièrement profond dans le cas des croyances concernant ceux que nous aimons. Découvrir que l’autre est plus complexe qu’il n’apparaissait dans le rêve partagé de l’idylle initiale – le simple fait qu’il ou elle ait ses propres opinions – nous rappelle douloureusement ce que nous apprend toute erreur : que, dans une certaine mesure, nous sommes seuls ; que nous avons du monde une vision qui ne peut être directement partagée ; que chaque être est plus ou moins « enfermé dans sa propre prison ». La rancœur que fait naître en nous la prise de conscience que l’être aimé peut avoir une perception différente de la réalité est une forme de « résistance au fait d’être laissés seuls avec trop peu de certitudes et tant d’émotions ». En tout cas, il n’y a rien de mieux que de tomber amoureux pour tirer « des conclusions rapides à partir de preuves insuffisantes ».

L’« erreurologie » s’annonce comme une science lugubre, énonçant des vérités désagréables, mais la brillante introduction de Schulz atténue beaucoup la douleur du message par le style agréable de sa présentation. Et malgré tout ce qui a précédé, Schulz conclut sur une note plutôt optimiste. Après tout, il existe bien des façons de limiter les dégâts causés par notre inéluctable penchant à l’erreur. Et s’il y a des gens qui continuent de défendre des convictions pourtant réfutées à l’aide de raisonnements de plus en plus extravagants, d’autres savent renoncer à leurs vieux credo, quel qu’en soit le prix, à l’instar de C.P. Ellis, l’un des héros improbables de Being Wrong : cet ex-membre du Ku Klux Klan (il dirigeait l’antenne de Durham, en Caroline du Nord) consacra la fin de sa vie à faire avancer la cause des Noirs.

Et, même si l’erreur en soi n’est pas une bonne chose, elle est liée à des éléments pour leur part positifs, comme notre intelligence et notre imagination. Sans la capacité inductive qui nous entraîne au-delà des informations fournies par la seule observation, nous serions incapables de nous repérer dans le monde ; nous ne connaîtrions pas les surprises et les attentes déçues qu’exploite la comédie ; nous n’aurions pas cette soif de savoir et de comprendre, fondée sur la conscience de nos limites cognitives, qui est à l’origine de l’art et de la théorisation qui sous-tend la science. C’est parce que nous vivons dans un monde de possibles que nous pouvons imaginer de nouvelles réalités et que nous parvenons à transformer le réel comme aucune autre créature ne le fait. Les erreurs « permettent non seulement notre évolution biologique, écrit Schulz, mais aussi notre évolution sociale, affective et intellectuelle ». Je ne suis donc peut-être pas encore obligé de demander au professeur de généralisations infondées de prendre sa retraite. Mais, un peu tard dans sa carrière, il est désormais à l’essai.

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Being Wrong est peut-être l’un des livres les plus importants de ces dernières années. Il peut sembler paradoxal de vouloir voir clair dans notre tendance universelle et invétérée à nous tromper, mais Schulz y parvient magnifiquement. Cette étude, qui participe d’un dégrisement libérateur, pourrait porter un coup majeur à la stupidité du monde, y compris la mienne. Cela dit, à présent que j’ai lu le livre, je sais que je me trompe peut-être. J’espère que non.

Cet article est paru dans le Times Literary Supplement le 18 mars 2011. Il a été traduit par Laurent Bury.

LE LIVRE
LE LIVRE

Cherchez l’erreur ! : Pourquoi il est profitable d’avoir tort de Kathryn Schulz, Flammarion, 2012

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