Les espions ciblent les ONG
Publié le 6 novembre 2015. Par La rédaction de Books.
Les James Bond d’aujourd’hui surveillent moins les Russes ou les Chinois que les ONG pacifistes ou écologistes. Les services de renseignement officiels et privés servent les intérêts des grandes multinationales. Ces missions, parfois pas très discrètes, sont décrites par Katrina Forrester dans cet article de la London Review of Books, traduit par Books en novembre 2013.
Il y a cinq ans, j’ai contribué à démasquer un « espion privé ». Le militantisme sur les enjeux du climat était alors à son comble. À l’été précédent [en 2007], le second « Camp Climat (1) » avait planté les tentes pendant une semaine en bordure de l’aéroport d’Heathrow, et de nombreux groupes écologistes signalaient un afflux d’adhérents. Ken Tobias était du nombre. Il participa à sa première réunion « Plane Stupid (2) » dans un pub de Russell Square en décembre 2007. Issu de la haute, passionné, keffieh palestinien autour du cou, Ken sortait tout juste d’Oxford et était particulièrement zélé. Il ne ratait jamais une réunion et suggérait constamment d’en organiser davantage. À ses yeux, les défenseurs de l’environnement devaient prendre des initiatives plus risquées.
Tout cela était fort bienvenu mais certaines choses chez lui nous chiffonnaient. Les militants adorent les réunions, mais ils ne débarquent jamais en avance, comme le faisait Ken, ni ne demandent à en organiser davantage. Nous avons commencé à nous méfier. Comme par hasard, la police avait été avertie de la seule action de protestation dont il ait eu connaissance : les flics étaient déjà là quand nous sommes arrivés ! Ken était là également – mais en retrait. Pour le tester, nous avons imaginé de faux projets – l’information est parvenue aux journaux. Et l’Evening Standard a révélé les lieux de certaines réunions, celles auxquelles était présente notre recrue. Nous avons alors demandé à tous les nouveaux membres du groupe de communiquer leur adresse privée, au motif que le courrier postal paraissait plus sûr que le courriel pour la communication de documents sensibles. Ken ne figurait pas sur les listes électorales correspondant à son adresse supposée. Peu à peu, nous nous sommes rendu compte qu’il était également introuvable sur le Web. Certes, à l’époque, les militants étaient rarement sur Facebook. Mais un ancien joueur de rugby à Oxford comme lui, comment pouvait-il ne pas avoir de compte Facebook ?
Finalement, nous avons provoqué une mise au point. En prétendant vouloir lui parler d’une prochaine opération d’envergure, mais en lieu sûr, loin des éventuels infiltrés. Deux d’entre nous lui ont donné rendez-vous dans un restaurant japonais d’Islington, tandis que trois autres militants étaient discrètement assis avec un journal à une autre table, derrière un paravent de bambou, prêts à intervenir en cas de besoin. Je lui ai demandé tout de go si Ken Tobias était son vrai nom. Il a eu l’air choqué, offensé, et un peu effrayé. Nous avons demandé à voir un document d’identité. Il avait perdu son portefeuille la veille ! Mais il pourrait récupérer des papiers chez sa mère, dans la banlieue ouest de Londres – si nous pouvions attendre un ou deux jours. Puis il a commencé de se fâcher : comment pouvait-on se méfier de lui ? Parce qu’il sortait d’Oxford, n’est-ce pas ? Parce qu’il venait de la haute ? Quelle injustice ! Et lui qui nous prenait pour ses amis… Plus il s’énervait, plus nous doutions. Et si nous nous étions trompés ?
Alors qu’il sortait du restaurant comme une tornade, un militant en faction à l’extérieur photographia Ken. J’ai envoyé le cliché à une amie, journaliste d’investigation, qui avait fréquenté le même collège que lui à Oxford et a découvert sa véritable identité en quelques minutes. Il s’appelait Tobie Kendall et travaillait pour une officine privée de renseignement aux entreprises, C2i International (C2i a plus tard démenti toute relation avec lui – selon toute vraisemblance, la firme avait été mandatée par BAA, l’autorité aéroportuaire britannique, mais cela n’a jamais été confirmé). Une histoire comme celle-là n’a rien d’inhabituel. « Ken » a fait exactement ce pour quoi il avait été embauché. Il aidait à trouver des locaux pour les réunions, se portait volontaire pour rédiger les comptes rendus, nous poussait à plus d’audace et à des actions directes plus risquées. Son cas n’était singulier que sur un point : c’était un bien piètre espion. Grâce à son incompétence, nos campagnes n’ont pas été affectées, personne n’a subi de dommages. Les journalistes l’ont décrit comme un espion d’opérette plutôt qu’un émule de James Bond – lui faisant encore beaucoup d’honneur.
Agressions sexuelles d’État
L’histoire peut sembler grotesque, et en un sens elle l’est, mais la farce était aussi sinistre. Prenons le cas tout récent de Marc Kennedy. Cet officier de police a infiltré la mouvance écologiste en 2003 et réussi à s’y maintenir sept ans d’affilée. Sous le nom de Marc Stone, il avait gagné la confiance de multiples organisations militantes à travers l’Europe. Avec un faux passeport et un faux permis de conduire, il avait sillonné vingt-deux pays pour participer à des manifestations ou en organiser au côté de divers groupes écologistes ou antifascistes. Pendant sa mission, il avait entretenu une longue liaison avec une militante, et des aventures sans lendemain avec beaucoup d’autres. Rien là d’extraordinaire : certains infiltrés ont même eu des enfants avec des activistes. En décembre 2011, huit femmes victimes de cette stratégie ont attaqué en justice la police londonienne. De telles pratiques sont considérées par beaucoup comme des agressions sexuelles d’État.
Dans Secret Manœuvres in the Dark, Eveline Lubbers, universitaire et journaliste engagée, se penche sur ce qu’elle appelle le « renseignement gris », ces réseaux informels de coopération entre intérêts privés et services gouvernementaux, qui sont désormais au cœur de la surveillance des contestataires dans les démocraties européennes. Dans l’un des cinq cas décrits, Eveline Lubbers raconte l’histoire de l’infiltration de Greenpeace Londres par McDonald’s. En 1985, l’ONG lance une « journée internationale de protestation » annuelle contre l’empire du fast-food, et publie l’année suivante un document « Qu’est-ce qui ne va pas chez McDonald’s ? Ce qu’ils ne veulent pas que vous sachiez ». Au début, la firme semble ne pas trop se préoccuper de Greenpeace ; mais, en 1990, elle poursuit deux militants en justice pour diffamation. Leur procès, connu sous le nom d’« affaire McLibel », est devenu le plus long de l’histoire judiciaire anglaise. Lors de ce combat inégal entre la chaîne et les activistes – un postier au chômage et père célibataire, une jardinière par ailleurs barmaid le soir –, l’instruction a révélé l’ampleur de la coopération entre l’entreprise et la police.
Des barbouzes chez Ronald
En 1987, les renseignements généraux avaient mis en place une unité spéciale pour surveiller les défenseurs des droits des animaux, et ses membres ont fourni à McDonald’s des informations sur les militants et sur les actions programmées. Mais, soucieuse de ne pas s’en remettre exclusivement à la police, la chaîne de fast-food a également missionné ses propres détectives privés. La firme avait peut-être aussi conscience que les preuves obtenues grâce à une coopération « informelle » avec les forces de l’ordre sont rarement admises devant les tribunaux. De même que les éléments recueillis par des agents infiltrés peuvent soulever des problèmes juridiques : la révélation de l’infiltration de Mark Kennedy a provoqué l’abandon de la procédure contre les militants accusés d’avoir projeté l’occupation de la centrale électrique de Ratcliffe-on-Soar. Considération plus cynique encore : les policiers infiltrés doivent respecter les droits des personnes qu’ils espionnent, pas les enquêteurs privés.
McDonald’s ne s’est pas contenté de recruter un ou deux détectives : l’entreprise a engagé des équipes entières dans deux agences différentes. Celles-ci n’étaient pas informées de leur implication respective, mais toutes deux se sont retrouvées embourbées dans la vie militante. Il n’a jamais été bien difficile de devenir membre d’un groupe écologiste. Dans les années 1980, Greenpeace organisait des réunions publiques chaque dernier jeudi du mois, auxquelles tout le monde pouvait assister. Les autres séances se tenaient chaque semaine dans les bureaux de Greenpeace sur Caledonian Road à Islington et étaient en principe « ouvertes ». Comme les rencontres « Plane Stupid » auxquelles avait participé Tobie Kendall, elles avaient pour objectif de recruter de nouveaux membres. Les personnes qui président à ce genre d’assemblées, dans quelque organisation que ce soit, sont naturellement accueillantes envers les nouveaux venus. Voilà qui est idéal pour les taupes. À l’époque où McDonald’s était infiltré au sein de Greenpeace, le nombre de participants aux réunions oscillait entre cinq et dix personnes, parfois moins. « Avec un minimum de sept espions dans le groupe, écrit Eveline Lubbers, leur présence était très significative : dans un certain nombre de cas, les agents étaient aussi nombreux que les militants. Les enquêteurs ont noté qu’à deux occasions (les réunions des 1er mars et 10 mai 1990) il y avait, sur quatre présents, un agent de chaque officine. » Les espions s’espionnaient mutuellement !
Les deux équipes avaient reçu des missions différentes : les uns devaient réunir des preuves concernant directement McDonald’s, les autres devaient identifier les objectifs généraux du groupe et le profil de ses membres – vrais et infiltrés. L’essentiel de l’information était obtenu en participant aux réunions, mais quelques espions avaient aussi recours à des moyens moins légaux : ils « empruntaient » les dossiers et les photos des militants et se sont même, une fois, introduits par effraction dans les locaux de Greenpeace (l’agent concerné a nié qu’il s’était agi là d’un cambriolage, bien qu’il ait admis s’être servi d’une carte téléphonique pour forcer la porte : « La serrure du bureau de Greenpeace Londres n’était vraiment pas très solide, se souvient-il. Nous avons décidé, mes mandants et moi, qu’entrer ne posait pas de véritable problème. ») Une espionne avait en outre une liaison avec un membre important de l’ONG, ce qui lui a permis de gagner la confiance du groupe, puis d’en infiltrer d’autres, apparemment plus radicaux.
Les résultats de l’opération furent mitigés. Si l’objectif de McDonald’s était de prévenir les actions directes illégales et de faire arrêter et inculper les militants, ce fut un échec. S’il s’agissait de réunir des preuves pour le procès en diffamation, les espions ont mieux réussi, puisque les inculpés ont fini par être condamnés. L’affaire, considérée globalement, s’est néanmoins révélée embarrassante pour McDonald’s, la Cour européenne des droits de l’homme ayant finalement décidé en 2007 que les militants n’avaient pas bénéficié d’un « procès équitable », faute d’aide juridictionnelle. En revanche, les espions ont permis à l’entreprise d’anticiper chaque mouvement tactique des militants. Si les écologistes envisageaient de concentrer leurs critiques, par voie de manifestation, de tracts ou de presse, sur un problème spécifique, McDonald’s aurait un coup d’avance, et serait en mesure de prévoir les questions délicates et d’étouffer les critiques avant que Greenpeace puisse orienter le débat dans son sens.
Il est difficile de dire précisément à quel moment l’espionnage devient incitation à l’action. À la fin des années 1980, l’intérêt de Greenpeace pour McDonald’s s’était affaibli, et ce sont les espions qui ont remis le sujet sur le devant de la scène. Les infiltrés, qui représentaient une proportion importante de ce groupe aux effectifs déclinants, devinrent des éléments moteurs. Ils écrivaient des lettres, tenaient des stands, aidaient à organiser les crèches lors des rassemblements. Tout cela peut sembler gentillet, mais l’effet fut insidieux. Beaucoup de ces espions ont fini par distribuer le tract anti-McDonald’s précisément à l’origine de toute l’histoire : en d’autres termes, les infiltrés jouaient le rôle d’agents provocateurs. Leur présence a aussi contribué à ruiner la confiance existant entre les militants, une situation classique. Les activistes ne tardent pas à comprendre que quelque chose cloche : ils deviennent soupçonneux, et les projets capotent. Les militants commencent à se préoccuper davantage des questions d’espionnage que de leurs objectifs stratégiques. Dans l’engagement bénévole, c’est son temps que l’on offre. Or les espions, même les plus incompétents, en font perdre. Et puis les firmes comme McDonald’s peuvent dépenser sans compter pour traquer les groupes militants jusqu’à assécher leurs ressources limitées – absorbées par les frais de justice ou gaspillées à jouer la mouche du coche.
Pourtant, comparé à d’autres situations décrites dans le livre d’Eveline Lubbers, le cas McDonald’s paraît relativement simple. Une officine de renseignement avait, elle, organisé dans les années 1990 une série d’opérations beaucoup plus complexes. Evelyn Le Chêne dirigeait cette société qu’elle avait fondée, Threat Response International (TRI). L’espionnage était pour elle une affaire de famille. Cette veuve d’un agent britannique qui avait combattu avec la Résistance française et survécu à Mauthausen était très proche des milieux du renseignement et de la défense. Dans les années 1980, elle a semble-t-il travaillé pour divers think tanks dédiés aux questions stratégiques et aux problèmes de sécurité, voyageant au Moyen-Orient et en Afrique pour des missions de conseil sur les menaces terroristes potentielles. Elle est aussi intervenue auprès de la protection civile britannique sur le thème de la préparation aux situations d’urgence. En 1989, elle a rédigé un rapport expliquant aux gouvernements occidentaux comment se prémunir contre l’utilisation d’armes biologiques et chimiques par des groupes terroristes. Le fils d’Evelyn Le Chêne était lui aussi impliqué dans l’entreprise familiale : il passe pour avoir infiltré des ONG militant contre les ventes d’armes en France, pendant que sa mère coordonnait l’espionnage de toute une série d’organisations écologistes ou pacifistes en Angleterre. L’affaire qui l’a fait tomber – l’infiltration de CAAT (Campaign Against Arms Trade), une ONG ouvertement non-violente – a montré jusqu’où pouvait aller le noyautage des groupes activistes par des agents privés.
Agent provocateur
Des documents publiés par le Sunday Times en 2003 montrent ainsi que TRI a eu pendant cinq ans, à la fin des années 1990, jusqu’à huit agents infiltrés au sein de CAAT. Evelyn Le Chêne faisait passer les renseignements qu’elle recueillait à British Aerospace, qui – phénomène exceptionnel – a admis le recours à ses services. Les espions avaient même réussi à se faire recruter par CAAT. L’un d’entre eux, Martin Hogbin, avait débuté comme bénévole en 1997 ; en 2000, il était parvenu à intégrer le petit groupe des salariés. De par ses fonctions de permanent, il avait accès à toutes les informations, qu’il communiquait régulièrement à sa patronne ; celle-ci les transmettait ensuite à British Aerospace. Martin connaissait non seulement les projets de manifestations mais aussi le détail des procès en cours, ainsi que les comptes de l’organisation : Evelyn Le Chêne avait ainsi fait savoir à British Aerospace que « le bureau londonien de CAAT vient d’encaisser un chèque pour 5 542 livres sterling ». Mieux encore, Martin avait accès au fichier de tous les militants.
En tant que coordinateur des campagnes nationales et des opérations, l’espion de TRI était dans la position idéale pour orienter le groupe dans telle ou telle direction. Comme dans le cas des agents de McDonald’s, ou dans ceux de Kendall et de Kennedy, il a eu tout loisir de servir d’agent provocateur. C’est lui qui était chargé de perturber les assemblées de British Aerospace, d’organiser des interventions, d’acheter un petit nombre de parts de la société pour pouvoir assister aux assemblées d’actionnaires, et d’organiser le transport vers les manifestations. C’est lui, aussi, qui représentait CAAT aux réunions du Réseau européen contre les ventes d’armes (auxquelles le fils Le Chêne participait de son côté, en tant qu’émissaire des ONG françaises). Voilà qui ressemble davantage à de l’incitation qu’à de l’espionnage : Martin semblait engagé précisément dans les activités qu’il était censé surveiller. De fait, il s’espionnait lui-même.
Copieusement informée par Martin, Evelyn Le Chêne était en mesure de donner à British Aerospace des conseils précis sur la façon de réagir aux mouvements de protestation. Les tuyaux des infiltrés permettaient de contrecarrer les manifestations : les militants recevaient au préalable une injonction judiciaire, ce qui les plaçait dans l’illégalité s’ils s’y rendaient. Avertir la firme ne constituait cependant qu’une petite partie du travail d’Evelyn Le Chêne. Celle-ci surveillait aussi les activités de lobbying de CAAT et prévenait British Aerospace chaque fois que l’organisation rencontrait des députés ou participait à des réunions parlementaires. Quand l’ONG entreprit d’obtenir par voie de justice la liste des autorisations d’exportation octroyées aux marchands d’armes, l’entreprise l’apprit aussitôt. Evelyn Le Chêne conseillait aussi BAe sur la gestion de sa communication et sur toutes les actions de relations publiques qui pouvaient influencer le débat en sa faveur.
150 000 militants fichés
Les conseils qu’Evelyn Le Chêne avait adressés par écrit à British Aerospace laissent entendre que la stratégie à adopter avait été discutée avec la police. La patronne de TRI expliquait ainsi que les militants cherchent parfois à se faire interpeller, parce que les procès qui s’ensuivent permettent d’attirer l’attention sur leur cause. De ce fait, écrivait-elle, British Aerospace devait inciter la police à éviter « l’arrestation des manifestants », qui revient à « jouer leur jeu et risquer d’accroître l’importance des futures manifestations ». Ailleurs, elle faisait en revanche valoir que certaines formes d’interpellations étaient dans l’intérêt de la firme : « Si l’on arrête des militants parce qu’ils ont agressé des policiers, cela discrédite leur cause. » Tout cela révèle que non seulement la coopération entre British Aerospace et la police était chose courante, mais qu’il était aussi parfaitement admis que les forces de l’ordre s’arrangent pour provoquer des affrontements violents dans le seul but de nuire aux ONG.
Mais les opérations d’espionnage menées par Evelyn Le Chêne allaient encore bien au-delà de CAAT et de Martin Hogbin. La patronne de TRI avait un grand projet : créer une base de données des activistes, qui serait à la disposition de la police et de quiconque voudrait bien payer pour cela. En mars 1996, Evelyn Le Chêne se targuait de connaître l’identité et de posséder des informations confidentielles sur 148 900 militants, et il est probable que les profils qu’elle a réunis au cours des années suivantes participaient d’une plus vaste opération d’extension de ladite base. On peut mesurer l’ampleur du projet au type d’informations que TRI a réunies sur CAAT – des renseignements très précis concernant les sympathisants, les bénévoles, les permanents, ainsi que les profils de personnalités politiques favorables au groupe :
« Y : homme blanc d’environ 21 ans. Mesure plus de 1,80 m. Mince et d’allure sportive. Visage allongé, avec un nez busqué et des lèvres épaisses. Type vaguement méditerranéen, avec une barbe hirsute et des rouflaquettes surmontées d’une masse de cheveux bruns. Se déclare “nouveau dans le militantisme actif”, mais très enthousiaste. Ne semble pas craindre de se faire arrêter. »
Outre les descriptions physiques, Evelyn Le Chêne donnait aussi des renseignements sur le degré d’implication d’un individu dans les campagnes de protestation : « A : se remet d’une grippe. Sa participation n’est pas très active pour l’instant. Elle se dit cependant toujours désireuse de faire “quelque chose” pour CAAT. Pourtant, depuis le début de l’année, elle se plaint d’être malade, ou trop fatiguée, ou trop occupée par ailleurs, quand on lui demande de participer à des réunions ou d’organiser des contacts. »
Lubbers ne précise pas à quel point les enquêteurs privés transmettent leurs informations à la police. Il paraît ainsi certain qu’au milieu des années 1990 Evelyn Le Chêne a réuni des renseignements sur les membres du mouvement en lutte contre le programme de construction routière du gouvernement ; mais on ignore où cette information a atterri. La police de la Vallée de la Tamise et le ministère des Transports ont tous deux reconnu plus tard avoir reçu des renseignements de source privée. Sans doute ceux d’Evelyn Le Chêne – mais celle-ci pourrait également les avoir vendus à d’autres. Elle n’aurait clairement pas été la seule à agir de la sorte. L’auteur se penche sur trois autres officines, spécialisées dans le renseignement sur Internet. En 1999, l’une d’elles, eWatch, a lancé le service « CyberSleuth » (« CyberDétective ») visant explicitement le militantisme en ligne contre les entreprises privées. eWatch proposait aux firmes de découvrir l’identité des militants se cachant derrière un pseudo et disait pouvoir fournir un dossier complet en sept à dix jours. Le prix d’une enquête individuelle : 4 995 dollars. Le site d’eWatch (qui a disparu depuis longtemps mais que l’on peut toujours consulter sur archive.org) proclame que, « pour 1 995 dollars de supplément par pseudo, les renseignements peuvent être fournis en 48 heures ».
À l’époque où Evelyn Le Chêne constituait son fichier, le service de renseignement de la police commençait d’envoyer des « équipes de renseignement avancé » (FIT) pour repérer les activistes dans les manifs. Aujourd’hui, ces équipes sont présentes lors de chaque événement en Angleterre. Souvent, les agents y interpellent les militants par leur nom, simplement pour leur faire savoir qu’ils savent. D’autres vont plus loin et posent des questions sur le ou la petit(e) ami(e) des manifestants, la nature de leur visa, ou leur nouveau boulot. Une organisation baptisée « FIT Watch » (surveillance anti-FIT) conseille les militants sur la façon d’éviter que l’État ne les observe de trop près ; une autre, le « Réseau de vigilance antipolicière », vient de lancer une campagne intitulée « Ne vous retrouvez pas dans une base de données ». Bien que les équipes FIT justifient leur démarche par la nécessité de prévenir l’action directe illégale, celle-ci participe d’une entreprise beaucoup plus ambitieuse de connaissance de l’ossature de mouvements militants. Impossible d’estimer le nombre de personnes figurant à ce jour dans les fichiers de la police ; mais les équipes FIT étant systématiquement présentes au moindre rassemblement contre l’austérité, des manifestations syndicales à celles organisées par « UK Uncut (3) », on peut imaginer que ce nombre est plus qu’important.
« Extrémistes de l’intérieur »
Cette collusion des intérêts privés et de la police importe ; tout comme importe le flou des objectifs poursuivis par les espions et le caractère douteux de leurs méthodes. Mais Lubbers, qui se donne tant de mal pour identifier les agents, est beaucoup moins diserte en ce qui concerne les militants.
Elle part du principe que toute victime d’espionnage – et tout militant de gauche – est un brave type, et que les mesures de surveillance contre les groupes gauchistes sont toutes aussi injustes les unes que les autres. Pour elle, le problème vient de ce que les activistes font partie « de la société civile » et participent à la « défense de la démocratie ». D’un point de vue stratégique, l’argument est parfaitement valable, et l’on comprend bien pourquoi Eveline Lubbers le met en avant : le service de renseignement de la police a catalogué comme « extrémistes de l’intérieur » des dizaines d’ONG et d’organisations de gauche. Affirmer que les militants écologistes sont membres d’inoffensives organisations de la société civile, c’est contester cette classification.
Mais le fait est que la plupart des mouvements les plus radicaux ne veulent pas être jugés inoffensifs. Certains entendent bel et bien être considérés comme dangereux ; et même s’ils ne le sont pas vraiment, une bonne partie des citoyens sera d’accord avec cette autodéfinition. L’auteur retrace ainsi la carrière d’un espion qui avait travaillé pour la société de renseignement privée Hakluyt. Pendant deux décennies, ce Manfred Schlieckenrieder a espionné des groupes révolutionnaires dans toute l’Europe occidentale, y compris la Fraction Armée rouge allemande et les Brigades rouges italiennes (en même temps que Greenpeace et d’autres mouvements écologistes). Se faisant passer pour auteur de documentaires et propriétaire d’une librairie d’extrême gauche, il a réuni des renseignements sur des centaines de groupuscules. Il n’est pas sûr qu’ils correspondent tous au modèle « société civile » cher à Lubbers. En annexe de son livre, elle donne la liste des dossiers réunis par Manfred Schlieckenrieder sur lesquels des militants méfiants ont réussi à faire main basse, vers la fin de sa carrière d’espion, dans les années 1990 : il ne surveillait pas seulement les groupuscules d’extrême gauche, mais aussi les mouvements insurrectionnels armés et les néonazis. Il n’est pas fait la moindre mention de ces derniers dans le livre d’Eveline Lubbers : ils ne cadrent pas avec son analyse des méfaits de l’espionnage. Pourtant, même si nous faisons abstraction de cette question de l’extrême droite, il existe une grande différence entre un groupe qui veut détruire l’État et un groupe qui n’en a pas l’intention. La plupart des organisations révolutionnaires se sentiraient insultées si on laissait entendre qu’elles ignorent avoir les gouvernements et les grandes entreprises à leurs trousses. Il n’est pas cynique d’avoir conscience que l’État existe pour protéger le capital et défendre l’ordre public. Tout groupe qui menacerait son monopole de la violence – ou même se contenterait de menacer de le menacer – ne peut être surpris quand la puissance publique tente de l’infiltrer. Ces organisations ne peuvent pas gagner sur tous les tableaux. Ce que Lubbers ignore, c’est que la plupart d’entre eux n’en demandent pas tant.
Cet article est paru dans la London Review of Books le 3 janvier 2013. Il a été traduit par Jean-Louis de Montesquiou.
Notes
1| Campement sauvage organisé chaque année sur un site écologiquement sensible par Climatecamp, une organisation écologiste anglaise.
2| Organisation britannique non-violente en lutte contre le développement du trafic aérien.
3| Mouvement anglais dédié aux alternatives à la réduction des dépenses publiques.