Les poètes du djihad
Publié dans le magazine Books n° 69, octobre 2015. Par Robyn Creswell.
Élégies aux moudjahidines, complaintes pour les prisonniers, odes à la victoire… D’Oussama Ben Laden à la « poétesse de l’État islamique » en passant par les simples militants, les djihadistes écrivent de la poésie à foison et les récitations en groupe émaillent leur quotidien. Ces textes, qui mobilisent un art très populaire dans le monde arabe, sont essentiels pour comprendre l’imaginaire du mouvement. Où l’on découvre un idéal chevaleresque, dont les ressorts rappellent l’heroic fantasy.

Leurs balles ont détruit nos cerveaux comme un tremblement de terre, même les os solides se sont fendus avant de se briser Ils ont transpercé nos gorges et dispersé Nos membres – à la manière d’une leçon d’anatomie ! Ils ont lavé les rues à grande eau alors que le sang coulait encore comme des torrents dévalant des nuages avec fracas.
Al-Nasr, qui s’était réfugiée dans un État du Golfe, est rentrée en Syrie en 2014, atteignant Raqqa, la capitale de fait de l’État islamique, au début de l’automne. Elle devint bientôt une sorte de poète de cour, et une propagandiste officielle de l’organisation. La jeune femme a écrit des textes à la gloire d’Abou Bakr al-Baghdadi, le calife autoproclamé de l’EI ; et a rédigé en février un article de trente-deux pages pour défendre la décision de brûler vif le pilote jordanien Maaz al-Kassasbeh. Dans un récit de son émigration, Al-Nasr décrit le califat comme un paradis islamiste, un État dont les dirigeants ne sont pas corrompus et dont les sujets obéissent aux normes pieuses dans tous leurs agissements : « Dans le califat, j’ai vu les femmes porter le voile, les gens se traiter les uns les autres avec décence, et les commerçants fermer boutique à l’heure des prières. » Les militants avaient encore à l’esprit les récentes victoires du mouvement à Mossoul et dans l’ouest de l’Irak. Dans la rue, « les enfants jouaient avec des bâtons, faisant comme s’il s’agissait d’armes pour combattre les hérétiques et les mécréants. » Al-Nasr chantait les triomphes militaires de l’EI en termes d’aube nouvelle pour l’Irak :À Mossoul, ville d’islam, renseigne-toi sur les lions – comment leur lutte féroce a apporté la libération. La terre de gloire a lavé son humiliation et sa défaite et s’est revêtue de splendeur.
Daech, Al-Qaïda et d’autres mouvements islamistes produisent une quantité impressionnante de poèmes. L’immense majorité d’entre eux circule sur Internet, via un réseau clandestin de comptes de réseaux sociaux, de sites miroirs et de serveurs proxy, que la surveillance et le piratage font apparaître et disparaître à une vitesse ahurissante. Sur les sites militants, des forums de discussion de poésie proposent des distiques sur l’actualité, des joutes où chaque versificateur cherche à rivaliser de virtuosité et des anthologies téléchargeables complétées de tout un appareillage érudit. (« Le Feu de la vérité » comprend des notes de bas de page pour éclairer tel point de syntaxe délicat ou tel système de rimes inhabituel.)
Père, j’ai longtemps voyagé parmi les déserts et les villes Ce fut un long périple, père, parmi les vallées et les montagnes, Si long que j’en ai oublié ma tribu, mes cousins, et même l’humanité.
Hamza poursuit en rappelant l’odyssée de Ben Laden et des siens : leur exil d’Arabie saoudite, leur séjour au Soudan et l’expulsion qui a suivi, puis enfin leur arrivée en Afghanistan « où les hommes sont les plus braves d’entre les braves ». Même là, pourtant, les militants ne trouvent pas la paix, car l’Amérique « envoie une tempête de missiles comme s’il en pleuvait » (référence aux frappes de l’opération Infinite Reach, en 1998). Hamza termine par un appel à la sagesse paternelle. La réponse de Ben Laden utilise le même mètre et la même rime, ce qui donne au poème un caractère à la fois formel et intime. Il explique à Hamza qu’il ne faut pas espérer voir leur vie devenir plus facile : « Je suis désolé, mon fils, je ne vois rien d’autre devant nous qu’un rude chemin escarpé/ Des années de migration et de voyage. » Ben Laden rappelle à Hamza qu’ils vivent dans un monde où la souffrance des innocents, en particulier celle des musulmans innocents, est ignorée, un monde où « les enfants sont massacrés comme du bétail ». Cependant, les musulmans eux-mêmes semblent anesthésiés face à leur humiliation, comme un « peuple frappé de stupeur ». Les vers les plus durs sont réservés aux régimes arabes impuissants. « Les sionistes tuent nos frères et les Arabes organisent une conférence, raille Ben Laden. Pourquoi n’envoient-ils pas des troupes protéger les enfants du mal ? » Le père prend en considération la plainte du fils, mais il lui explique aussi que les épreuves et l’exil sont nécessaires. Non seulement parce que l’injustice est partout, mais aussi et surtout parce que l’adversité est le signe même de l’élection. La plupart des mouvements djihadistes partagent cette conviction cardinale de former le dernier noyau de musulmans authentiques, une avant-garde que la tradition désigne sous le nom de al-ghuraba’ – « les étrangers ». C’est aussi le titre d’un des organes médiatiques de l’EI et celui d’un hymne djihadiste populaire. Cette métaphore trouve sa source dans un hadith très important pour les militants : « L’islam a commencé comme un étranger et redeviendra comme un étranger, tel qu’il a commencé. Bienheureux les étrangers ! » L’islam a commencé comme un étranger au sens où les premiers disciples de Mahomet à La Mecque furent persécutés par les païens de la ville, période d’épreuves qui aboutit à leur fuite vers Médine. Pour les djihadistes, leur existence d’exilés prouve qu’ils sont bien les étrangers de la prophétie. À vrai dire, ils se considèrent en exil même lorsqu’ils vivent dans des États officiellement musulmans, et le fait qu’ils soient en marge, exclus du courant dominant, motive leur sentiment d’être des justes. La structure du poème de Ben Laden transforme l’œuvre en un drame de l’héritage. Le leader d’Al-Qaïda lègue à son fils un devoir politique et une éthique. La transmission des préceptes culturels aux futures générations est l’une des angoisses permanentes des djihadistes. Les militants sont cernés par l’ennemi – les États arabes, les islamistes rivaux, les lointaines puissances occidentales – et passent leur vie à fuir. Hamza demande : « Où pouvons-nous nous réfugier, père, et quand pourrons-nous rester quelque part ? » Or le fait qu’une grande partie de la culture djihadiste soit accessible en ligne plutôt que stockée sur des supports matériels complique encore la perpétuation de la tradition. Les djihadistes sont donc, à l’image d’autres communautés diasporiques, obsédés par le relevé de leurs hauts faits pour la postérité. L’infrastructure de leurs archives en ligne – comme Minbar al-Tawheed wal-Jihad (« La Chaire de l’unité et du djihad »), d’Abou Mohammed al-Maqdisi, un vivier d’opinions religieuses, de manifestes et de poésie – est remarquablement sophistiquée. Ce n’est pas un hasard si l’élégie funèbre est le genre majeur dans la poésie djihadiste : les odes aux guerriers tombés au combat (y compris les auteurs d’attentats-suicides) sont à la fois une manière de conserver le souvenir des événements marquants et de donner aux militants un calendrier commun. Pour les djihadistes, les actes de martyre sont les éléments constitutifs d’une histoire partagée. Ben Laden lui-même récita une élégie pour les dix-neuf pirates de l’air du 11-Septembre : « Embrassant la mort, les chevaliers de la gloire ont trouvé le repos/ Ils ont saisi les tours de leurs mains pleines de fureur et les ont éventrées comme un torrent. » 3| Les poèmes redessinent la carte du monde Le rejet de l’État-nation est au cœur de la vision djihadiste. La carte de la majeure partie du Moyen-Orient contemporain, dessinée par la Grande-Bretagne et la France à la fin de la Première Guerre mondiale, est une source d’amertume tenace. L’une des plus saisissantes vidéos de l’EI montre des combattants en train de détruire la frontière entre l’Irak et la Syrie, ligne tracée en 1916 par les accords Sykes-Picot. D’autres vidéos présentent des autodafés de passeports et de cartes d’identité. Tout comme les « guerriers saints » trouvent refuge uniquement dans des États faillis comme l’Afghanistan – et aujourd’hui l’est de la Syrie –, la poésie du djihad divulgue une nouvelle géographie politique. Elle rejette les frontières établies par les puissances étrangères et s’organise autour de lieux de militance et de souffrance musulmanes. Un poème d’Ahlam al-Nasr trace cette carte en conjuguant la politique du djihad avec un cosmopolitisme visionnaire :Ma patrie est le pays de la vérité, Les fils de l’islam sont mes frères… Je n’aime pas plus l’Arabe du Sud que l’Arabe du Nord. Mon frère qui vit en Inde, tu es mon frère, comme vous, mes frères des Balkans, d’Ahwaz et d’Aqsa, d’Arabie et de Tchétchénie. Si la Palestine hurle, ou si l’Afghanistan pousse un cri, Si le Kosovo ou l’Assam ou le Pattani est lésé, Mon cœur se tend vers eux, brûlant d’aider ceux qui sont dans le besoin. Il n’y a pas de différence entre eux, voici ce qu’enseigne l’islam. Nous sommes un seul corps, voilà notre heureuse croyance… Nous différons par la langue et la couleur, Mais nous avons le même esprit.
Ahwaz est le nom arabe d’une province du sud de l’Iran où les Arabes sunnites se sont longtemps plaints de persécutions. Le Pattani est une province de Thaïlande à majorité musulmane où l’insurrection malaise, qui remonte aux années 1960, s’est de plus en plus convertie à l’islamisme. L’empathie d’Al-Nasr pour les musulmans qui vivent au loin est un trait essentiel de son personnage public d’écrivain. L’une des dizaines d’élégies du « Feu de la Vérité » est dédiée à un important djihadiste tchétchène ; une autre est consacrée à un philanthrope koweïtien. Ces moments d’extase internationaliste sont légion dans la poésie djihadiste. Les auteurs se délectent à l’idée de traverser en imagination des frontières infranchissables dans la réalité. Le califat de l’EI, pour l’instant reconnu par aucun pays, est un monde imaginaire aux frontières mouvantes où tout peut arriver, y compris la reconquête de la gloire passée. En mars 2014, le royaume de Bahreïn déclara que tous ses sujets qui combattaient en Syrie avaient deux semaines pour rentrer au pays, sous peine de se voir déchus de leur citoyenneté. Turki al-Binali, idéologue de premier plan de l’EI et ancien sujet bahreïnien, répliqua par « Une dénonciation de la nationalité », court poème en forme de pied de nez à la famille royale, qui tourne en ridicule l’idée même d’Etat-nation. « Dites-leur que nous foulons aux pieds leur nationalité, comme leurs décrets royaux », écrit-il. Pour les djihadistes, ces nouvelles frontières rayonnent : « Croyez-vous vraiment que nous allions rentrer alors que nous sommes en Syrie, terre des batailles épiques et des avant-postes de la guerre ? » Les « avant-postes » (ribat en arabe) du poème d’Al-Binali font référence aux garnisons qui jalonnaient la frontière entre les États islamiques médiévaux et leurs voisins – l’Espagne catholique ou l’Empire byzantin orthodoxe. Mais il n’y a plus de ribat aujourd’hui. Ce terme est une fioriture archaïque – comme le sont la monorime et la métrique classique. La culture djihadiste est fondée sur de tels anachronismes. Les vidéos de propagande mettent en scène des militants à cheval brandissant leurs sabres, des étendards ornés de calligraphies flottant au vent rappelant ceux des premiers conquérants musulmans. La poésie s’abandonne au même genre de fantasmagorie. Mohammed al-Zuhayri, un ingénieur jordanien connu sur le Web comme « le poète d’Al-Qaïda », fait sienne cette atmosphère martiale dans un poème dédié à Abou Moussab al-Zarqaoui, le premier chef d’Al-Qaïda en Irak. Les vers sont adressés à une femme sans nom :Réveille-toi au chant des épées, Et quand la cavalcade s’ébranle, dis adieu. Le hennissement des chevaux emplit le désert, soulevant nos âmes, les éperonnant vers demain L’orgueil des chevaliers est attisé par ce son tandis que l’humiliation cingle nos ennemis.
La culture du djihad est romanesque. Elle promet l’aventure et affirme que les codes de l’héroïsme médiéval et de la chevalerie sont toujours appropriés. Ayant renoncé à leur nationalité, les militants doivent s’inventer une identité. Ils cherchent passionnément à se convaincre que celle-ci, loin d’être nouvelle, est très ancienne. Les chevaliers du djihad se posent comme les seuls vrais musulmans et, quand bien même ils se battraient contre des moulins à vent, la fiction semble fonctionner. Les recrues de l’EI n’imaginent pas qu’elles se rendent dans une région poussiéreuse au carrefour de deux États en voie de désintégration, mais qu’elles rejoignent un califat à l’histoire plus que millénaire. Quiconque lit ces textes se rend vite compte qu’ils contiennent une bonne dose de théologie. La doctrine religieuse est le ciment de cette culture, et de nombreux théologiens djihadistes ont versifié. Tout comme les poètes se voient en sauveurs d’un héritage littéraire authentique, ces théologiens pensent exhumer et ressusciter les vrais articles de leur foi. Dans une large mesure autodidactes, ils lisent les textes canoniques (tous accessibles en ligne) et refusent d’accepter les interprétations des autorités religieuses, qu’ils accusent de dissimuler la vérité par égard pour les despotes au pouvoir. Les djihadistes sont des littéralistes qui jurent de balayer des siècles de scolastique pour mettre les croyants au contact des véritables enseignements de l’islam. Les éléments de ce scénario ressemblent beaucoup à ceux de la Réforme protestante : alphabétisation massive, démocratisation de l’autorité cléricale et littéralisme méthodologique. Dans ces conditions, n’importe qui peut clouer ses thèses sur la porte d’une mosquée. (1) Le djihad lui-même fait d’ailleurs partie des principes que les militants veulent reprendre aux religieux. La lutte armée a longtemps été reconnue par la tradition islamique, mais elle fut rarement au cœur du credo musulman : dès le début du XXe siècle, nombre de juristes n’y voyaient plus guère qu’une relique. Pour les djihadistes, cette attitude relève de la traîtrise et a conduit le monde musulman au déclin. À leurs yeux, le djihad est partie intégrante de l’identité musulmane – à la fois une obligation morale et une nécessité politique. Certaines des expressions les plus puissantes de ce point de vue sont des poèmes. L’un d’eux s’intitule « L’Épître aux sermonneurs », d’Issa Saad al-Awshan. Ce texte a été publié en 2004 dans « L’Anthologie de la gloire », un recueil de poèmes écrits par des militants saoudiens qui essayaient alors d’importer le djihad international dans le royaume en attaquant des cibles occidentales et des champs pétrolifères. Le régime finit par étouffer cette offensive. (Les survivants de ce groupe s’enfuirent au Yémen, où ils refirent surface sous le nom d’Al-Qaïda dans la péninsule Arabique). Al-Awshan, propagandiste djihadiste et directeur de magazine qui figurait sur la liste des hommes les plus recherchés du pays, a été abattu à Riyad au cours d’une fusillade. Al-Awshan préface son « Épître » par une note : après la publication de la liste des hommes les plus recherchés, explique-t-il, « certains de mes frères et amis m’ont réprimandé, me reprochant d’avoir pris cette voie – la voie du djihad et de la lutte contre les mécréants – parce qu’elle est semée d’embûches. » Le sermonneur est un autre personnage classique de la poésie ancienne. Dans les textes préislamiques, quand l’orateur se dépeint sous les traits de l’amoureux, du combattant et de l’hôte à la générosité sans limites, la voix réprobatrice est celle du surmoi collectif qui vient rappeler le poète à ses devoirs tribaux. Comme l’a écrit l’historien de la littérature András Hámori, « sa fonction était d’empêcher le protagoniste de poser au héros ». (2) Dans le poème d’Issa Saad al-Awshan, les contempteurs sont de pieux musulmans qui ne sont pas convaincus de la légitimité du djihad et s’inquiètent du danger que les militants font courir à leurs communautés. Al-Awshan explique qu’il a écrit cette épître « pour clarifier la voie que j’ai choisie et les raisons de l’emprunter ». Le poème qui suit est une apologie du djihad. Il débute ainsi :Laissez-moi rendre claire chaque vérité obscure, et chasser la confusion chez celui qui s’interroge. Laissez-moi dire au monde ce qu’il y a au-delà, « Écoute : Je dis la vérité et je ne bredouille pas. L’âge est révolu de la soumission à l’incroyant, lui qui nous donne à boire des coupes amères. En ce temps de mensonge, laisse-moi dire : Je ne désire pas d’argent, ni une vie facile, Mais plutôt le pardon de Dieu et Sa grâce. Car c’est Dieu que je crains, pas une bande de criminels. Tu m’interroges sur le parcours que j’ai suivi avec zèle et promptitude, Tu demandes, inquiet pour mon sort, “Est-ce le chemin bien guidé, la bonne route ? Est-ce la voie du Prophète ?” »
La poésie djihadiste met souvent en scène des réprobateurs, qui conseillent la prudence et donnent implicitement leur bénédiction au statu quo. Ils parlent le langage des imams quiétistes et de l’autorité parentale. Dans un autre poème, un martyr s’adresse à sa mère du fond de sa tombe, l’adjurant de ne pas verser de larmes sur lui ni de contester son choix : « J’ai laissé couler mon sang derrière moi, mère, piste qui mène au paradis. » Le personnage du censeur sert plusieurs buts. Il permet au poète d’étaler sa connaissance de la tradition littéraire et de créer l’atmosphère archaïque désirée. Il fonctionne également comme un chœur face auquel le poète peut poser en héros solitaire. Et, en remettant en question la pertinence du djihad, il offre au locuteur l’occasion d’en vanter les vertus. Affirmer publiquement sa foi de la sorte est une composante essentielle de l’éthique du mouvement. Quand le monde entier est contre vous, et que vos coreligionnaires sont trop timorés pour dire la vérité, faire son coming out djihadiste – par exemple en faisant allégeance à l’émir d’Al-Qaïda ou au calife de l’État islamique – vaut attestation de courage. « L’Épître » est rempli de verbes déclaratifs. Après avoir condamné l’invasion américaine de l’Irak en 2003, Al-Awshan écrit :J’ai annoncé qu’il n’y aurait plus de repos tant que nos flèches n’auraient pas frappé l’ennemi. J’ai armé ma mitrailleuse avec la détermination du combattant et continué ma course avec un cœur plein d’ardeur. Je ne veux qu’une de ces deux choses : le martyre, ou être délivré du pouvoir despotique.
Pour le djihadiste, la poésie est une sorte de manifeste ou une façon de témoigner. La subtilité n’y est pas de mise. La tâche de l’auteur est de défendre ouvertement et lucidement sa foi contre tous les incrédules, chez lui comme à l’étranger. Il doit oser nommer les vérités que ses parents et ses aînés essaient de cacher. Un autre poème de « L’Anthologie de la Gloire » s’ouvre sur une exhortation aux accents classiques : « Silence ! Les mots sont pour les héros/ Et les mots des héros sont des actes. » Entouré de sceptiques, le poète djihadiste s’érige en chevalier du verbe, c’est-à-dire comme martyr en puissance. 4| Le califat, une nouvelle société utopique Quand Ahlam al-Nasr est arrivée à Raqqa l’an dernier, l’État islamique lui a fait faire une tournée de star. Et elle a rédigé un long récit en prose de ce qu’elle a vu, à l’intention de ses « sœurs », qui fut diffusé par les médias de l’EI. Au fil de ses déambulations dans les rues de Raqqa, Al-Nasr note que les étalages débordent de légumes frais et que les hommes s’encouragent les uns les autres à suivre l’exemple du Prophète et arrêter de fumer. Elle est autorisée à cuisiner pour les militants, ce qui lui procure une joie immense : « Tout doit être propre et magnifique. Je ne cessais de me répéter : “Cette nourriture sera mangée par les moudjahidines, ces assiettes seront utilisées par les moudjahidines.” » On l’emmène aussi dans une armurerie où la jeune femme apprend à monter et à démonter des fusils de fabrication russe – ou américaine. « Tout cela est arrivé en Syrie, mes sœurs, et sous mes yeux ! », écrit-elle. Al-Nasr voit dans le califat une utopie islamiste, pas seulement parce que c’est un endroit où les musulmans se comportent comme doivent le faire les musulmans, mais aussi parce que c’est le lieu des nouveaux commencements. Pour la plupart des observateurs, Raqqa aux mains de Daech est une société totalitaire rigide, mais pour Al-Nasr et les autres recrues du mouvement c’est une nouvelle frontière où tout est mouvant et négociable – non seulement les lignes de démarcation politiques mais aussi les identités personnelles. Al-Nasr joue un rôle public inhabituel pour une femme dans les organisations djihadistes, mais l’EI a décidé d’envoyer les femmes en première ligne sur le front de la guerre de propagande. Il a aussi créé une police féminine des bonnes mœurs, un groupe obscur baptisé les Brigades al-Khansa, qui s’assure du respect des bonnes mœurs dans les villes contrôlées par l’EI. Bien que les articles de presse consacrés aux femmes djihadistes les traitent de naïves destinées à l’esclavage sexuel, le fait est qu’aucun autre groupe islamiste militant n’a aussi bien réussi à attirer les filles. Dans le tout dernier numéro de Dabiq, le magazine de Daech en anglais, une journaliste encourage les femmes à émigrer vers « les terres de l’État islamique » même si cela signifie de voyager sans chaperon, une entorse choquante à la loi islamique traditionnelle. C’est peut-être un stratagème cynique – un leurre pour fugueuses. Mais il est cohérent avec la critique par l’EI de l’autorité parentale et l’accent mis sur l’autonomie de l’individu, qui va jusqu’à accorder aux croyantes le droit de répudier des familles qu’elles ne jugent pas authentiquement musulmanes. La nouveauté radicale de la société mise en place par Daech offre un étrange contrepoint à l’archaïsme revendiqué de sa culture – son obsession de la pureté, des vérités religieuses enfouies et des formes littéraires classiques. Les Brigades al-Khansa en sont un exemple remarquable. Al-Khansa était une poétesse de l’époque préislamique, convertie à l’islam et devenue une compagne du Prophète. Ses élégies à la mémoire des hommes de son entourage sont des pierres angulaires du genre. Le nom de ce groupe suggère donc une institution ayant de profondes racines dans le passé. Pourtant, il n’y a jamais rien eu de comparable aux Brigades dans l’histoire islamique, ni où que ce soit dans le monde arabe. Naturellement, les militants ne voient là aucune contradiction. Ils regardent leur califat comme un pur retour au passé. Dans son journal de Raqqa, Ahlam al-Nasr décrit la capitale de l’EI comme le théâtre de miracles quotidiens, une ville où les croyants peuvent se rendre pour renaître à la foi authentique. Dans le califat, écrit-elle, « il existe beaucoup de choses dont nous n’avons jamais fait l’expérience, sinon dans nos livres d’histoire ». Cet article est paru dans le New Yorker le 8 juin 2015. Il a été traduit par Bernard Loupias.
Notes
1| Référence à ce jour du 31 octobre 1517 où Martin Luther aurait cloué ses 95 thèses sur le portail d’une église de Wittenberg, marquant le début de la Réforme protestante.
2| La Littérature arabe médiévale, Sindbad/Actes Sud, 2002.