Lewis Carroll, au-delà du mythe
Publié en juin 2011. Par Nonfiction.fr.
Dans son livre, Karline Leach revisite la vie de l'auteur d’Alice au pays des merveilles et la débarrasse des clichés et des ombres qui l’ont entourée depuis plus d'un siècle. Lire cet article sur Nonfiction.fr
Lewis Carroll et son héroïne sont à la mode. S’ils ont toujours suscité une abondante littérature universitaire, le grand public les a récemment redécouverts à travers le film de Tim Burton sorti il y a deux ans ; les produits dérivés de l’univers d’Alice (celle de Tenniel, celle de Disney, celle de Burton, donc) suscitent l’engouement. Mais l’auteur et sa créature, à bien y réfléchir, se sont-ils jamais démodés ? Depuis la parution du premier volume des aventures d’Alice en 1862, ce couple mystérieux et ambigu émeut, fascine – jusqu’à ceux qui n’ont jamais ouvert un seul des Alice. Chaque époque le scrute, le réinterprète, y projette ses fantasmes, jusqu’à rendre invisibles les individus bien réels qui donnèrent naissance à cette série d’images rêvées.
C’est à ce conglomérat mythologique, à ses accidents et à ses strates successives que s’attaque ici Karoline Leach. L’ouvrage, paru une première fois en 1999 sous le titre In the Shadow of the Dreamchild ( « Dans l’ombre de l’enfant rêvée »), a immédiatement suscité une très vive controverse dans les milieux carrolliens – il faut dire que plusieurs spécialistes reconnus de Lewis Carroll, comme Morton N. Cohen, y sont assez violemment attaqués. Il a été réédité en 2009 dans une version légèrement augmentée et réorganisée, celle dont les éditions Arléa proposent aujourd’hui la traduction, comblant ainsi une lacune considérable dans le paysage des études carrolliennes disponibles en français. Controversé sur le plan des hypothèses biographiques qu’il propose, cet ouvrage a en effet l’immense mérite d’inviter d’abord à la réflexion sur la constitution et la survivance surprenante d’un mythe biographique aussi discutable d’un point de vue factuel que tenace. Il étudie son émergence, ses variantes, son élaboration progressive comme vulgate, et montre comment il a peu à peu pris le pas sur le réel au point d’empêcher tout véritable examen des sources documentaires.
Après une rapide esquisse biographique, Leach s’attelle à la reconstitution de l’histoire du mythe. Une volumineuse première partie intitulée « L’art de peindre les roses », en référence aux jardiniers de la reine qui, dans Alice au pays des merveilles, repeignent en rouge les rosiers blancs qu’ils ont plantés par erreur, retrace les différentes étapes de sa constitution. C’est bien sûr Charles Dodgson lui-même qui fut à l’origine du processus en s’inventant un alter ego, Lewis Carroll, personnage éthéré et fantasque, adorateur exclusif des enfants ; le public victorien s’est ensuite cramponné à cette image qui incarnait sa pureté perdue, la nostalgie d’un monde ancien, celui de l’innocence autrefois chantée par Blake. Le premier biographe de Carroll, son neveu Stuart Collingwood, n’a pas osé – ou pas songé – à contredire cette image publique si commode où l’Angleterre de la fin du XIXe siècle se retrouvait si bien.
« Refoulement des sources »
En bon biographe victorien, il élude les détails gênants tout en s’étendant à loisir sur les aspects de la vie de son oncle qui concordent avec la persona littéraire qu’il s’était choisie : oubliés, le refus de rentrer dans les ordres ou le péché mystérieux duquel Carroll s’accuse de manière récurrente dans son journal. En revanche, les « amies-enfants » occupent la première place – Leach en profitant pour démontrer qu’en réalité, les prétendues « enfants » avaient, pour une bonne partie d’entre elles, largement dépassé l’adolescence à l’époque de leur amitié avec l’écrivain. Or, dans les nombreux « Souvenirs » qu’elles publièrent à sa mort, elles se rajeunissent volontiers de quelques années, en partie pour préserver leur réputation, mais aussi semble-t-il parce que le mythe carrollien était déjà suffisamment vigoureux pour tenir lieu de mémoire à celles qui pourtant l’avaient parfois bien connu. C’était le début de ce que Leach nomme le « refoulement des sources », qui allait se confirmer dans les décennies suivantes, et que rendait encore plus facile le refus constant de la famille Dodgson de laisser quiconque consulter ce qui restait des papiers de l’oncle Charles. Selon Leach, seul Collingwood aurait eu en main l’intégralité du journal dont quatre tomes ont inexplicablement disparu – et l’hypothèse qu’il les aurait lui-même détruits est d’autant plus plausible que l’on sait que c’était une pratique courante à l’époque, et qu’elle ne scandalisait personne : une fois édifié le monument à la mémoire du défunt, pourquoi aurait-on conservé les sources ? La prévision d’une future interprétation n’entrait guère dans les habitudes de pensée des victoriens : la première biographie fixait une fois pour toutes une image destinée au patrimoine, à la mémoire collective. Et celle qu’avait tracée Collingwood convenait si bien à son temps, et même aux générations qui suivirent, qu’on préférera ne pas relever pas ses allusions à un ailleurs biographique, à un personnage plus tourmenté et moins vertueux qu’il esquissait aux marges du portrait principal, favorisant ainsi sans le vouloir bon nombre d’inventions futures, lesquelles n’étaient d’ailleurs que des excroissances de la figure stylisée dont il avait dessiné les grandes lignes.
Julie Aucagne