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L’hôtel des migrants


Le tribunal administratif de Lille a ordonné lundi 26 juin la mise en place de toute une série de mesures afin que les migrants en attente à Calais soient traités plus dignement. Calais est une étape obligée pour tous ceux qui rêvent de passer en Angleterre.

Au début du siècle, Marseille jouait, toutes proportions gardées, ce rôle de « hub ». Dans Marseille, porte du sud, Albert Londres décrit le sort des réfugiés coincés dans la ville en attente de l’ailleurs et d’une vie meilleure. Si la situation actuelle est bien différente, les préparatifs, la fuite, le voyage, l’espoir, le rêve, les désillusions, les sentiments restent les mêmes.

 

À la gare de Damas, un matin, j’ai réellement entendu pleurer. C’était un chœur de pleurs. Les « choristes » étaient groupés et, tous ensemble, avec une conscience remarquable, ils pleuraient en mesure.

Le train n’allait qu’à cent trente-quatre kilomètres de là, à Beyrouth.

— Chaque fois qu’un des leurs part pour Beyrouth, tous viennent-ils pleurer ainsi sur le quai ?

On me répondit que ce devait être un émigrant.

Il s’en allait avec une caisse d’oranges. Quand il aura mangé les oranges, la caisse lui servira de valise. Maintenant il n’en a pas besoin. Avant de pouvoir acheter une seconde chemise, celle que l’on a se porte sur le dos.

— Va plutôt au Brésil, c’est meilleur, lui lançait la voix déchirée de son épouse.

Il irait où il pourrait. Sa destinée se jouerait à Marseille.

De partout ils arrivent à Marseille. Le grand caravansérail des temps modernes est ici, rue Fauchier. (C’est bien le nom de cette rue.) Il s’appelle Hôtel des Émigrants. Il n’est pas en Europe bâtiment plus nostalgique. C’est le foyer des hommes sur la branche.

Venez les voir. Ils ne ressemblent pas à tout le monde. La décision qu’ils ont prise les marque. On respire, dans ces couloirs, l’atmosphère des salles de jeux. C’est leur vie qu’ils jettent sur les tapis en criant : « Banco ! » Et ils ne sont pas des aventuriers !

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Il y a donc la guerre dans leur pays qu’ils fuient ainsi ?

Oui ! La guerre de la faim.

Les uns désertent les pays trop habités, les autres les terres ingrates.

Ils s’en vont, par la grande route de l’eau, mendier une patrie.

La leur n’était plus capable de les faire manger.

Ils deviendront Argentins ou Brésiliens. Pour l’heure, ils sont encore ce qu’ils sont. Chacun reste dans son coin, même pour peler les pommes de terre.

Il y a des tranches de Polonais, des tranches d’Espagnols, des tranches de tous les autres. Cela fera bientôt un même gâteau, mais bientôt seulement ! La langue commune qui deviendra la leur rassemblera un jour tous ces morceaux. Pour l’instant, si l’on en veut goûter, il faut les manger à part, ils ne sont pas encore de même farine.

Voilà des chrétiens de Mésopotamie. Ils ont fui en famille. On allait les égorger. Je leur demande : « Qui ? » Ils me répondent : « Les autres ! » Où vont-ils ? Ils avaient choisi New-York. On vient leur apprendre que leurs papiers ne sont pas suffisants.

— On vous embarquera pour l’Argentine, leur dit-on.

— C’est bien ! font-ils.

Au premier étage, une chambre d’hommes : douze lits, douze hommes. Ils sont habillés proprement et groupés, assis sur trois lits. Ce sont des Serbes. Ils ont les mains sur leurs genoux. Ils parlent des moissons de chez eux. Ils attendent un départ pour l’Australie. Leur regard est sans éclat et leur maintien timide. Depuis dix-huit jours ils sont comme les voici : raisonnables, patients. Ils descendent manger à la cloche. Ils vont se promener sur le trottoir, rue de la République, et rentrent toujours avant neuf heures. Ce sont des chercheurs d’or.

Émigrant ne veut pas dire bohème. Un émigrant est, au contraire, un froid calculateur. Les uns calculent mieux que d’autres, alors ils reviennent millionnaires. Mais chacun calcule sa petite affaire. D’abord l’individu est économe. On ne devient pas émigrant par coup de tête. Ce n’est pas non plus une vocation. C’est une décision arrêtée depuis longtemps. Il a fallu entasser l’argent des voyages. Étrange impression ! Le plus pauvre des habitants de cet invraisemblable hôtel de pauvres a, pour le moins, deux mille francs dans sa ceinture.

Tenez, voilà ce jeune Levantin assis dans la cour. Je parie sans peur et cent sous avec vous que, mieux qu’une voyante, je vous dis ce qu’il va faire.

D’abord, il est de Smyrne, d’Alep, ou d’une île de la mer Égée.

— Non ! Je suis d’Homs…

Il est d’Homs. C’est la même chose, c’est en Syrie.

Il a quel âge ? Vingt-trois ans ?…

— Vingt-deux !

Il a économisé son passage piastre à piastre. Il était ?…

— … commis boucher d’agneaux.

C’est honorable. Mais quel bourreau ! Combien de bêlants petits agneaux n’a-t-il pas dû décapiter pour gagner de quoi être émigrant. Il vaut mieux n’y pas songer.

Il va au Brésil, je le jurerais. Des Échelles du Levant, on va toujours au Brésil. Il n’emporte rien qu’un panier. Vous pensez qu’à force de rôder dans la Méditerranée, je connais l’histoire.

— N’est-ce pas, vous emportez un panier ?

— Oui, le panier.

Le panier ! C’est lui qui mieux la chose. Il emporte le panier ! Comme s’il pouvait y avoir deux paniers !… Son hôtel et son bateau payés, quand le Valdivia le débarquera à Rio, il lui restera la valeur de cent francs… et le panier.

Alors commencera pour lui le cycle de l’émigrant du Levant. Il achètera pour vingt francs de marchandises non périssables. La marchandise dans le panier, le panier au bras, il ira dans ces foules nouvelles, faire quarante francs de ses vingt francs. Sa sobriété ne le trahira jamais. Il est donc sûr de son affaire. Du panier il passera à l’échoppe. Il arrivera au vrai magasin avec son nom peint sur la vitre de la porte. À ce moment, quelque parent laissé au pays recevra un chèque de Rio. Ce sera pour acheter un terrain. Un an après, nouveau chèque au parent. Ce sera pour le rez-de-chaussée de la maison. Trois ans plus tard, il enverra le premier étage. Encore trois ans pour le second étage. Enfin un jour un jeudi saint de préférence, à cause sans doute des cloches qui vont à Rome, lui, d’Amérique, expédiera sa toiture !

— Alors, personnage considéré, vous rentrerez au pays.

— Eh oui ! dit le commis boucher d’agneaux, souriant déjà à son beau destin.

Voilà justement un « arrivage ». Ah ! d’où viennent-ils ? De quel rivage ? Est-ce possible d’être si jeunes et de paraître si fatigués ? Ils arrivent en monôme par la rue Fauchier, courbés sous leur fortune qu’ils portent dans un sac. Des enfants suivent, à court de souffle. C’est à croire qu’ils ont fait le chemin à pied depuis le village natal. Ils sont de Géorgie.

Le guide pousse la porte de l’hôtel. Ils entrent sans regarder où ils entrent. Depuis Batoum, ils savaient qu’ils passeraient sous cette porte lointaine et inconnue. Ils la franchissent et ne la regardent même pas. Dans le lot, une belle jeune femme. Elle disputera, comme les autres, la timbale de fer-blanc attachée à la fontaine. Aucun privilège ne fleurit autour de sa beauté.

— Vingt-sept Géorgiens, fait le patron en consultant sa liste.

Et il les compte.

Elle était le numéro 18 !

— La dix-huitième ? Peut-être bien, hôtelier ! mais pas pour longtemps !

— Quel hôtel !

Les uns chantent des mélopées qui vous mettent l’âme en deuil ; c’est à croire qu’ils sont encore sur la Volga en train de haler les chalands. Ce sont les Russes ! Dans ce couloir : Ollé ! ollé ! accordéon ! Enfants de Castille et de Léon ! Au fond de la cour, de grands cris de désolation. Quoi ! Ce sont nos juifs qui, un livre à la main, et se balançant de droite à gauche, ont pris le zinc du comptoir pour le mur des Lamentations. Ils se croient à Jérusalem ! Ils poussent, liturgiquement, de longs gémissements. Dieu me damne si je mens.

Voici des habitués.

Vous allez voir combien drôles sont les habitudes de ces habitués. Ils sont Roumains. Ce n’est pas cela qui est drôle. C’est ceci : ils viennent de terminer la récolte en Roumanie, et ils vont la faire en Amérique du Sud. Après, ils reviendront couper le blé sur le Danube, puis six mois plus tard, ils repartiront le faucher en Uruguay. Je vous parle des mêmes personnes. L’hôtelier les connaît bien. Depuis quatre ans, elles font le manège.

— Cela les enrichit ?

— Non !

— Alors, messieurs, leur dis-je, pourquoi aller couper du blé si loin ?

— Nous allons vous dire, qu’ils disent. C’est l’habitude dans notre province !

Un départ s’organise. Les voyageurs pour Rio, Santos, Montevideo, Buenos-Aires, en voiture !

Dans le couloir-véranda du premier étage, tout un groupe se lève.

Ceux-là sont pour Haïti. Ils attendent depuis vingt-sept jours. À chaque annonce de départ, ils se lèvent et se mettent en marche.

— Pas vous ! leur crie une fois de plus l’agent de la Compagnie.

Et ils se rassoient comme des chiens vont se coucher.

Un par un, les « bons » défilent par le bureau. Dans le tas, qui dira le futur millionnaire ? Ils partent pour le nouveau monde. Une femme a deux plats en émail sous le bras ; une femme a l’œil poché. Le reste n’a rien…

Ce soir un personnage est rentré dans l’hôtel. Une jeune fille le suivait. Il regardait les murs, le ciment du sol, la rampe de l’escalier. Il disait à la jeune fille :

— Tu te rappelles, Anna ?

Il était très bien habillé.

On voyait qu’il ne venait pas chercher un abri.

— Des souvenirs, alors ? lui demandai-je.

En effet. Il était parti d’ici. Il ne savait alors ni lire, ni écrire. Il avait deux cent vingt-sept francs et une petite fille de sept ans.

— Tu te rappelles, Anna ?

Il était français.

Aujourd’hui, il est argentin. Il a quinze mille têtes de mouton et mille têtes de vaches là-bas !

Il a aussi plus d’un million de pesos.

Il alla à la caisse de l’hôtel et remit deux mille francs au gérant :

— Pour les plus malheureux !

— Voulez-vous donner votre nom ? demanda l’hôtelier.

— Auguste Bardec, dit-il, vous pouvez même l’écrire sur le mur, comme un exemple et un encouragement.

Ils sortirent. Anna avait maintenant dix-sept ans et, lui, son automobile à la porte.

La nuit est venue.

Abdallah apparaît.

Abdallah possède l’art de canaliser le flot des émigrants. Il vient les attendre à la sortie de l’hôtel. Il sait les faire patienter. Ce soir, il a organisé, en leur honneur, une séance de cinéma. Il fait chaud ; justement c’est en plein air. Vingt centimes par personne. On paie d’avance.

Abdallah en tête, les amateurs descendent la rue de la République. Ils prennent la rue Colbert. Les voici cours Belsunce. Ils sont arrivés.

Une société marseillaise de publicité fait de la réclame de rue sur le trottoir de droite. Abdallah place son monde sur le trottoir de gauche.

Sagement, les émigrants suivent les péripéties de l’écran. Ils voient défiler des flacons pharmaceutiques, de beaux paysages de la Côte d’Azur, des pneus increvables, l’adresse du meilleur pédicure.

— Circulez ! fait un agent, inquiet d’un tel rassemblement.

Les malheureux répondent :

— Mais nous avons payé !

LE LIVRE
LE LIVRE

Marseille, porte du Sud de Albert Londres, Les Editions du Rocher, 2000

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