Le mystère de la bêtise humaine
Publié en janvier 2016. Par Olivier Postel-Vinay.
L’ethnologue Germaine Tillion se plaisait à dire que la proportion de gens intelligents et d’idiots est la même quel que soit le milieu social. Vous prenez une population de polytechniciens et une population de chauffeurs de taxi, vous branchez le bêtisomètre et vous arrivez au même résultat. C’est une autre façon de dire que le bon sens est la chose la mieux partagée. Mais s’il y a des tonnes de littérature savante sur l’intelligence, la bêtise est un trou noir des sciences sociales : aucun universitaire au presque ne s’y risque. Quand l’un d’eux le fait, c’est sur un mode détourné, à la manière de l’économiste italien Cipolla dans son court essai Les lois fondamentales de la stupidité humaine . Le sujet n’est abordé sérieusement que dans la grande littérature : en France Flaubert, Proust, Houellebecq.
Comme le faisait remarquer Robert Musil dans une conférence qu’il prononça au zénith de la bêtise nazie, « La crainte de paraître bête comme de heurter les convenances font que nombre d'hommes qui se jugent intelligents se gardent bien de le dire. ». Il fallait être Valéry pour oser le faire (« la bêtise n’est pas mon fort », dit Monsieur Teste, le bien nommé).
La sottise et l’intelligence résistent aux sirènes du réductionnisme. Le QI est à l’intelligence ce qu’une moyenne de températures est au climat : un indicateur fragile. Louis Thurstone, pourtant l’un des pionniers des tests de QI, s’opposait vigoureusement à l’idée que l’on puisse identifier et mesurer une grandeur reflétant les différents compartiments de l’intelligence (donc de la bêtise). Il en définissait sept, pouvant varier indépendamment les uns des autres. Plus près de nous, Howard Gardner, à Harvard, a développé une théorie des « intelligences multiples » : « Connaître la force ou la faiblesse d’une forme d’intelligence chez un individu ne nous dit rien de la force ou de la faiblesse de ses autres formes d’intelligence ».
Les tests de QI n’en continuent pas moins d’être exploités en milieu scolaire. Un peu comme le niveau de ressources donne droit à certaines allocations, le niveau de QI, trop souvent pris comme indicateur central, rend éligible à telle ou elle forme d’enseignement personnalisé.
Plus curieusement, des chercheurs en psychologie publient régulièrement des mesures de l’évolution du QI d’un pays ou d’un groupe de pays, voire du QI mondial. Trois universitaires officiant respectivement en Suède, aux Pays-Bas et en Irlande ont ainsi publié un article dans une revue scientifique concluant à une baisse du QI depuis l’époque de Darwin. Ils se fondent sur un unique instrument de mesure, le temps de réaction à un stimulus visuel, jugé étroitement corrélé à l’ « intelligence générale » (facteur g). Ils pensent même en avoir identifié la raison : le caractère « dysgénique » de la fertilité, autrement dit le faut qu’en moyenne les gens au QI élevé, qui sont « plus productifs et plus créatifs », ont eu en moyenne moins d’enfants que les autres.
Cette étude est contredite par une autre publiée par des chercheurs du King’s College à Londres. Ils ont repris les analyses de QI publiées dans 48 pays depuis 1950 et concluent à une élévation régulière pour toutes les tranches d’âge, avec une hausse plus forte dans les pays en développement. Pour minimiser les biais dus au contenu culturel d’une partie des tests de QI, ils se sont concentrés sur des épreuves qui sont censées éliminer l’impact des biais culturels (mais est-ce vraiment possible ?). Cette méta-analyse confirme « l’effet Flynn », du nom du chercheur James Flynn, de l’université Otago en Nouvelle-Zélande. Celui-ci avait établi ou pensé avoir établi en 1982 que le QI avait augmenté de 3 ou 4 points par décennie depuis 1930. L’analyse du King’s College confirme aussi plusieurs études suggérant que le QI d’un individu peut s’élever ou baisser en fonction de la durée et de la qualité de la fréquentation scolaire ou universitaire. Ainsi une enquête menée sur 500 000 jeunes Danois testés entre 1959 et 2004 indique un pic de QI à la fin des années 1990 et une baisse depuis lors. Cette baisse est corrélée à une diminution du nombre de bacheliers poursuivant des études dans des universités sélectives.
Mais que le QI augmente ou baisse ne nous dit rien sur l’évolution concrète des différentes formes de l’intelligence ou de la bêtise. Ni sur la pertinence de l’observation de Germaine Tillion.
Olivier Postel-Vinay
Cet article est paru dans Libération le 27 octobre 2015.