« Mon métier, c’est la critique »

Juif polonais rescapé du ghetto de Varsovie, Marcel Reich-Ranicki est devenu le plus célèbre critique littéraire d’Allemagne. Un critique comme on n’en fait plus : avocat des jeunes auteurs, volontiers féroce à l’égard des plus grands. Fidèle à la presse écrite, il avait aussi lancé une émission de télévision qui attirait des centaines de milliers de spectateurs.


À Günter Grass, qui lui demandait sa nationalité, Marcel Reich-Ranicki répondit malicieusement : « Je suis à moitié polonais, à moitié allemand et complètement juif. »

«Danke ». Trois jours après la mort de Marcel Reich-Ranicki, le 18 septembre 2013, à l’âge de 93 ans, le quotidien allemand Frankfurter Allgemeine Zeitung publiait en couverture de son supplément du week-end la photo du vieil homme accompagnée de ce seul mot, « merci », en caractères de 2 centimètres. Son portrait figurait aussi à la une du magazine Der Spiegel, qui lui consacrait un dossier de neuf pages. C’était la quatrième fois qu’il lui faisait cet honneur. La plus fameuse des couvertures précédentes était un photomontage le représentant en train de déchirer d’un geste rageur le roman de Günter Grass Toute une histoire. Admiré pour l’étendue de sa culture, loué pour la clarté de son style, redouté pour ses jugements souvent impitoyables et toujours imprévisibles, Marcel Reich-Ranicki fut le plus célèbre critique littéraire de l’Allemagne de la seconde moitié du XXe siècle. Huit ans après sa disparition, il est encore très présent dans ce pays grâce à ses livres et à de nombreux enregistrements. Sous son nom ou derrière des personnages fictifs clairement inspirés par sa personne, il figure dans des dizaines de Mémoires, de romans, de pièces de théâtre ou de textes satiriques. En 2020, à l’occasion du centenaire de sa naissance, deux biographies, l’une écrite par Thomas Anz et l’autre par Uwe Wittstock, ont été republiées en format de poche. En dehors de l’Allemagne, il est essentiellement connu pour son autobiographie 1, le seul de ses livres qui ait été largement traduit. Il y raconte une vie extraordinaire à bien des égards. L’ironie de l’Histoire veut que l’homme qui, plusieurs décennies durant, a incarné la littérature allemande aux yeux de millions de lecteurs et de téléspectateurs était un juif à moitié polonais rescapé du ghetto de Varsovie.

Le père de Marcel Reich, ainsi que celui-ci s’appelait à sa naissance, était un commerçant juif polonais peu doué pour les affaires. Sa mère, descendante d’une famille de rabbins mais très éloignée du judaïsme, était originaire de Prusse. Aussi décida-t-elle que son fils serait instruit dans la langue allemande, qu’elle parlait bien mieux que le polonais. Lorsque le petit garçon avait 9 ans, sa famille déménagea à Berlin pour des raisons économiques. Il y vécut chez son oncle, qui était avocat, et put y faire de brillantes études. Dans son autobiographie, il décrit sa découverte émerveillée de la littérature allemande et du théâtre, ainsi que la montée progressive de l’antisémitisme avec l’arrivée au pouvoir des nazis. En 1938, expulsé d’Allemagne parce que juif, il rejoignit son père et sa mère à Varsovie, où ceux-ci étaient retournés. Quelques mois plus tard, la Wehrmacht entrait dans la ville et le drame commençait : les contrôles, les rafles, les sévices et les humiliations, la création du ghetto. Reich-Ranicki souligne à quel point la musique a été importante pour la survie des habitants du ghetto de Varsovie. L’interdiction des concerts, au printemps de 1942, marqua un tournant décisif : les mesures d’extermination de la population juive (la « solution finale ») étaient enclenchées. Peu auparavant, Marcel avait fait la connaissance d’une jeune fille, Tosia, dont le père venait de se suicider. Grâce à sa maîtrise de l’allemand, il avait d’autre part été embauché comme traducteur et rédacteur au sein du Conseil juif local. Lorsqu’il découvrit, en dactylographiant un procès-verbal, que seuls les employés du Conseil juif et leurs conjoints échapperaient (provisoirement, devint-il clair plus tard) à la déportation, il épousa immédiatement Tosia. Scellée dans des circonstances tragiques, fortifiée par le souvenir des terribles moments traversés ensemble, leur union, en dépit de quelques incartades sentimentales, durera près de soixante-dix ans. Quelques mois après leur mariage, après avoir assisté, impuissants, à l’embarquement des parents de Marcel pour le camp de Treblinka, ils s’échappaient du ghetto. Jusqu’à la fin de la guerre, ils vécurent cachés chez un couple de Polonais, fabriquant des cigarettes de contrebande pour assurer leur subsistance. Pour remercier ses héroïques protecteurs, Marcel Reich leur racontait des histoires tirées des romans de Goethe, des pièces de Shakespeare et des opéras de Verdi. Le récit qu’il fait de ces événements sinistres dans son autobiographie frappe par la finesse psychologique de ses observations, mais aussi par l’absence totale de sentimentalisme et d’auto-apitoiement.

Juste après la guerre, il entra au Parti communiste polonais et travailla dans les bureaux de la censure, puis pour les services secrets polonais – d’abord à Berlin et ensuite comme vice-consul et consul à Londres. C’est à cette époque qu’il prit, pour des raisons professionnelles, le nom de Ranicki, qu’il finira par adjoindre à son patronyme. De retour en Pologne, exclu du Parti communiste pour d’assez mystérieuses raisons (« éloignement idéologique »), il travailla quelque temps pour la radio polonaise et, dans ce cadre, s’entretint avec de nombreux écrivains, surtout de RDA. L’occasion lui fut ensuite donnée de publier des articles sur la littérature allemande dans différents titres de presse. En 1958, il profita d’un voyage d’étude pour passer définitivement à l’Ouest en compagnie de sa femme et de son jeune fils, né en 1948. Il abandonnait tout, y compris sa bibliothèque, n’emportant qu’une valise remplie de papiers et de quelques effets personnels. Sa carrière journalistique en Allemagne se fit en trois étapes, entre Francfort et Hambourg. Dans un premier temps, des collaborations ponctuelles avec le Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ) et Die Welt – deux quotidiens conservateurs. Ensuite, un poste permanent à la rédaction de Die Zeit (libéral), dont il n’eut cependant jamais l’impression de faire vraiment partie. Durant toutes ces années, il participa activement aux réunions du Groupe 47, une constellation d’écrivains rassemblant un grand nombre d’auteurs connus des deux Allemagnes et d’Autriche. En 1973, on lui confia la direction des pages littéraires de la FAZ, un poste qu’il occupa durant quinze ans. Devenu entre-temps professeur extraordinaire dans plusieurs universités, il accéda à la notoriété avec le lancement, en 1988, sur la chaîne de télévision ZDF, du Literarische Quartett, une émission littéraire qu’il anima pendant treize ans. Il y débattait des parutions récentes avec trois autres journalistes. Des centaines de milliers de téléspectateurs se familiarisèrent avec le spectacle de ce petit homme chauve et corpu­lent toujours impeccablement vêtu, les yeux brillants de gaieté, de malice ou de colère derrière d’épaisses lunettes, qui distribuait l’éloge et le blâme en termes hyperboliques d’une voix forte, en roulant les « r » et en gesticulant de façon singulière et démonstrative, brandissant l’index d’un air menaçant, rejetant brusquement la tête en arrière.

« Mon métier, c’est la critique. Je n’en ai pas d’autre. » Contrairement à certains de ses confrères, Marcel Reich-Ranicki ne se considérait pas comme un écrivain. Les critiques, soutenait-il, sont au service de la littérature. Leur rôle est comparable à celui des laquais aux portes des salles de bal, chargés de faire en sorte que « les charlatans et les incapables soient retenus à l’entrée, pour que les bons danseurs aient toujours assez de place ». L’existence d’un corps de métier spécialisé dans cette tâche lui semblait indispensable, les écrivains étant trop remplis d’eux-mêmes pour pouvoir juger objectivement la qualité des œuvres des autres, voire pour comprendre les ressorts de leur propre travail. « Les écrivains ne s’y connaissent pas plus en littérature que les oiseaux en ornithologie », a-t-il été jusqu’à déclarer. Une proposition dont les exemples de Marcel Proust ou T. S. Eliot démontrent l’absurdité, proteste à juste titre Mario Vargas Llosa, lui-même éclatant exemple du contraire. Cela n’a d’ailleurs pas empêché Reich-Ranicki de faire souvent appel, pour rédiger les recensions publiées dans les pages littéraires de la FAZ, à des écrivains plutôt qu’à des journalistes.

Reich-Ranicki a rassemblé dans l’un de ses livres une vingtaine d’essais sur les grands critiques de langue allemande 2. Il s’y présente comme l’héritier du « père de la critique allemande », Gotthold Ephraim Lessing, qui « a servi le savoir avec le tempérament du journaliste et le journalisme avec le sérieux du savoir », ainsi que des critiques satiristes juifs du début du XXe siècle, Alfred Kerr, Kurt Tucholsky et Alfred Polgar. Détestant la théorie, ce qui lui valut d’être accusé de verser parfois dans l’« anti­modernisme populiste », il pensait que la première qualité d’une recension devait être la clarté. La critique, disait-il, a pour fonction de faire l’éducation, non des écrivains, qui ne sont pas éducables, mais des lecteurs. Le critique n’est pas un juge (le juge, c’est le public). Son rôle est plutôt celui d’un avocat ou d’un procureur. Si le livre est mauvais, il ne doit pas hésiter à le proclamer. Inutile d’en vouloir au critique, « [qu’il] ne faut pas traiter […] d’assassin parce qu’il signe un certificat de décès ».

Sa réputation de spécialiste de la critique destructive était bien établie. Il contribua à l’entretenir en publiant sous le titre Lauter Verrisse (« Rien que des éreintements ») 3 un florilège de critiques féroces. Quelques années plus tard paraissait toutefois Lauter Lobreden (« Rien que des éloges ») 4, une anthologie de critiques louangeuses. On l’oublie souvent, mais celui qu’on appelait « le pape de la littérature allemande » a régulièrement applaudi, encouragé et soutenu de jeunes auteurs. Tout en stigmatisant le conformisme idéologique de certains d’entre eux, il a fait connaître des écrivains de la RDA en Allemagne de l’Ouest. Sur le plateau du Literarische Quartett, où l’on évoquait des figures consacrées de la littérature étrangère comme Philip Roth, John Updike ou Gabriel García Márquez, il a attiré l’attention sur Javier Marías, alors peu connu en Allemagne.

« Avez-vous des ennemis ? » lui demanda-t-on un jour. « Beaucoup. Cela fait partie de mon métier. » Reich-Ranicki, qui trouvait les écrivains prétentieux et égoïstes, ne se faisait guère d’illusions au sujet de leurs possibles relations avec les critiques : « Il ne peut y avoir de paix, sans parler d’amitié, entre un auteur et un critique qu’à condition que le critique ne parle jamais des livres de l’auteur en question, et que ce dernier s’en accommode une fois pour toutes. » À quelques exceptions près, lui-même ne s’est jamais gêné pour dire sans ambages ce qu’il pensait des livres qui lui passaient entre les mains. Sa vie a donc été marquée par une série de disputes, parfois suivies de réconciliations, avec les écrivains qu’il fréquentait. Le plus souvent, une ou plusieurs critiques dévastatrices étaient à l’origine de la querelle. Ce fut le cas avec Heinrich Böll et le romancier suisse Max Frisch. L’exemple le plus connu est celui de Günter Grass, avec lequel, a-t-on dit, il entretenait une relation d’amour-haine. Reich-Ranicki n’avait guère été enthousiasmé par Le Tambour (dans un second temps, il se ravisa et fit un éloge appuyé du roman). Les livres suivants de Grass ne bénéficièrent pas d’une meilleure critique de sa part. Quand parut Toute une histoire, il se déchaîna. Sur le fond, soutenait-il, Grass accuse de façon injuste la RFA d’avoir purement et simplement annexé la RDA à la faveur de l’unification allemande. Pour ce qui est de la forme, l’ouvrage est écrit dans une prose « sans valeur, ennuyeuse, illisible ». Des années plus tard, Reich-Ranicki saluera avec la parution d’En crabe, un roman basé sur la tragique histoire du torpillage d’un navire de réfugiés allemands durant la Seconde Guerre mondiale, la renaissance d’un écrivain qu’il ne cessa paradoxalement jamais de considérer comme extraordinairement doué. Entre-temps, il s’était brouillé avec Peter Rühmkorf, qui avait pris le parti de Grass, ainsi qu’avec son plus grand ami Walter Jens, pour différentes raisons parmi lesquelles des accusations formulées par le fils de ce dernier, Tilman Jens, au sujet de ses activités dans les services secrets. Une controverse sur le rôle des écrivains sous le nazisme l’opposa à Fritz J. Raddatz. L’important n’est pas de savoir s’ils ont continué à publier, affirmait Reich-Ranicki, mais ce qu’ils ont publié. Durant de longues années, il cessa d’adresser la parole au rédacteur en chef de la FAZ, Joachim Fest. Dans la fameuse « querelle des historiens », celui-ci s’était en effet rangé du côté d’Ernst Nolte, qui présentait l’Holocauste comme une sorte de réaction au danger communiste. Deux écrivains dont Reich-Ranicki n’appréciait pas du tout les œuvres l’ont même attaqué avec véhémence : Peter Handke et Martin Walser. Dans son roman Mort d’un critique, qu’on a accusé d’être truffé de clichés antisémites, Walser imagine l’assassinat d’un personnage qui fait irrésistiblement penser à lui.

Reich-Ranicki était attaché à la grande tradition du roman réaliste et psychologique, illustrée en Russie par Tolstoï et Dostoïevski, en France par Balzac, Stendhal et Flaubert, en Allemagne par Thomas Mann et Theodor Fontane. Parmi les modernes, sa préférence allait à Proust et à Kafka. Ulysse, de James Joyce, était à ses yeux un livre pour écrivains, non pour les lecteurs ordinaires. De Robert Musil, il portait aux nues Les Désarrois de l’élève Törless mais voyait dans L’Homme sans qualités une œuvre chaotique, ratée et sans charme, produit de « la ruine d’un artiste extraordinaire […] qui avait été un grand conteur dans le passé mais n’était plus à la hauteur de son talent ». Parmi les contemporains, l’un des créateurs les plus originaux et puissants était pour lui l’Autrichien Thomas Bernhard, dont les romans sont pourtant très éloignés du modèle classique.

Deux de ses meilleurs ouvrages sont des compilations de longs articles à cheval entre la critique et l’histoire littéraire, qui sont autant de portraits d’écrivains de langue allemande des XIXe et XXe siècles 5. Tous ne sont pas également flatteurs. Trop éthérée à son goût, la poésie de Hölderlin ne l’émouvait guère. Les romans d’Hermann Hesse, dont Narcisse et Goldmund, qui l’avait pourtant bouleversé adolescent, lui paraissaient avec le recul n’être que de banales contributions au « sentimentalisme allemand ». Tous ces articles sont écrits dans une langue élégante. Les images frappantes ne manquent pas –ainsi lorsqu’il décrit Joseph Roth comme « un vagabond aux manières de gentleman ». Et Reich-Ranicki sait mettre au service de ses démonstrations toutes les ressources de la rhétorique : « À la différence de ses disciples [qui] voulaient un théâtre qui rende possible la société communiste, [Brecht] voulait une société communiste qui rende possible son théâtre. » Les textes qu’il a consacrés à Thomas Mann et sa famille 6 contiennent des analyses psychologiques d’une grande profondeur. Il y étudie la personnalité complexe et torturée du géant des lettres allemandes (« aussi égocentrique qu’un enfant, aussi susceptible qu’une prima donna, aussi vaniteux qu’un ténor ») et la manière dont elle a déterminé, pour le meilleur et pour le pire, le destin de ses enfants, notamment celui d’Erika, de Klaus et de Golo [lire « La famille Mann, interdite de bonheur », Books n° 74, mars 2016].

Durant les dernières années de sa vie, Marcel Reich-Ranicki s’attela à la composition d’une anthologie en plusieurs volumes des meilleurs romans, essais, nouvelles, pièces de théâtre et poèmes de la littérature de langue allemande, publiée sous le titre « Le canon ». Pratiquement jusqu’à sa mort, il rédigea une chronique hebdomadaire pour la FAZ. En 2008, il refusa spectaculairement un prix décerné par l’ensemble des chaînes de télévision allemandes, dénonçant la qualité désastreuse de leurs programmes. Après la mort de Tosia, en 2011, observe Thomas Anz, il devint « plus calme, plus conciliant, plus solitaire et plus doux ». Un an plus tard, au Bundestag, en présence du gouvernement d’Angela Merkel réuni à l’occasion de la commémoration de la libération d’Auschwitz, dans un silence religieux, d’une voix affaiblie, il fit longuement le récit de ce qu’il avait vu dans le ghetto de Varsovie. Ce fut sa dernière apparition publique.

Lorsqu’il avait fait la connaissance de Günter Grass, en 1958, celui-ci lui avait demandé de quelle nationalité il était, au juste. « À moitié polonais, à moitié allemand et complètement juif », avait-il répondu au ravissement de son interlocuteur, qui trouvait le mot excellent. Dans son autobiographie, il revient sur cette formule qu’il juge, à la réflexion, jolie et amusante, mais aussi mensongère, aucun des trois termes n’étant tout à fait exact. Il ne se considérait pas comme apatride pour autant. « Ma patrie, aimait-il dire, c’est la littérature allemande » – une référence claire à l’expression utilisée par Heinrich Heine pour caractériser ce qu’était la Bible pour les juifs, « une patrie portative ». Poète romantique mais aussi essayiste, critique et satiriste, Heine est, avec Thomas Mann, l’un des auteurs sur lesquels Marcel Reich-Ranicki a le plus régulièrement écrit. Il était aussi celui auquel il s’identifiait le plus. « Ma relation à Heine, écrit-il, mon penchant pour lui, […] le juif allemand, le juif européen, l’Européen citoyen du monde, avait plusieurs raisons […] : personnelles et générales, émotionnelles comme rationnelles – et certaines, bien sûr, avaient à voir avec mon origine, mon tempérament, avec ma biographie et la mentalité qui est la mienne. » On a souvent dit que Reich-Ranicki avait tendance à se projeter dans les écrivains dont il parlait. Ce n’est jamais aussi vrai que dans le cas de Heine, qui jouait pour lui, observe Bénédicte Terrisse, maîtresse de conférences en littérature germanique, un rôle de miroir : « Les commentaires sur le goût de Heine pour la provocation, pour les jugements extrêmes et contestables, pour la tentation de la formule acérée ou bien sur sa capacité à exprimer des pensées d’une manière qui captive le plus grand nombre décrivent parfaitement le tempérament [et] le style de Reich-Ranicki lui-même. » 7

Heine voulait atteindre, au-delà des érudits et des gens de lettres, le vaste cercle des lecteurs cultivés. Cette ambition n’a cessé d’animer Reich-Ranicki, qui se voyait, pour reprendre l’expression de l’historien Neal Ascherson, comme « l’opposé de ces mandarins allemands traditionnels qui étaient révérés par tous et compris par personne » 8. On l’a accusé d’aimer colporter des ragots et de transformer la critique littéraire en spectacle. Reconnaissant volontiers le caractère limité et superficiel des analyses présentées sur le plateau du Literarische Quartett, il affirmait œuvrer pour la bonne cause : « Ce que j’avais à dire […] sur la littérature se trouve […] dans mes articles […] et dans mes livres. Mais ce que j’ai recherché tout au long de ma carrière de critique – […] agir sur le public le plus large – c’est la télévision qui me l’a permis. » Ce qu’il a accompli n’est assurément pas du même ordre ni de la même importance que l’œuvre de Heine. Mais il est difficile de ne pas être d’accord avec Thomas Anz : « Sans lui, la vie littéraire en Allemagne au cours des soixante dernières années aurait été beaucoup plus pauvre – et considérablement plus ennuyeuse. » 

Michel André, philosophe de formation, a travaillé sur la politique de recherche et de culture scientifique au niveau international. Né et vivant en Belgique, il a publié Le Cinquantième Parallèle. Petits essais sur les choses de l’esprit (L’Harmattan, 2008). — Cet article a été écrit pour Books.

Notes

1. Ma vie, traduit de l’allemand par Jeanne Étoré et Bernard Lortholary (Grasset, 2001).

2. Die Anwälte der Literatur (DVA, 1994).
3. Piper, 1970.
4. DVA, 1985.
5. Sieben Wegbereiter (DVA, 2002) ; Mein Geschichte der Deutschen Literatur (DVA, 2014).
6. Thomas Mann und die Seinen (DVA, 1987).
7. Germanica, 2019/2 (n° 65).
8. The New York Review of Books, 11 avril 2002.
LE LIVRE
LE LIVRE

Marcel Reich-Ranicki: Sein Leben de Marcel Reich-Ranicki, Insel Verlag, 2020

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