Classiques
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Montesquieu ménage l’effet de surprise

A Hollywood, toute une salle prête à plonger dans le nouveau Star Wars a découvert la scène clé bien avant le moment fatidique, à cause d’un problème technique. Une situation qui n’aurait pas manqué de faire réagir Montesquieu. Dans son Essai sur le goût, il se pose en défenseur du plaisir de la surprise.

 

Cette disposition de l’âme, qui la porte toujours vers différents objets, fait qu’elle goûte tous les plaisirs qui viennent de la surprise : sentiment qui plaît à l’âme par le spectacle et par la promptitude de l’action ; car elle aperçoit ou sent une chose qu’elle n’attend pas, ou d’une manière qu’elle n’attendait pas.

Une chose peut nous surprendre comme merveilleuse, mais aussi comme nouvelle, et encore comme inattendue ; et, dans ces derniers cas, le sentiment principal se lie à un sentiment accessoire, fondé sur ce que la chose est nouvelle ou inattendue.

C’est par là que les jeux de hasard nous piquent ; ils nous font voir une suite continuelle d’événements non attendus ; c’est par là que les jeux de société nous plaisent ; ils sont encore une suite d’événements imprévus, qui ont pour cause l’adresse jointe au hasard.

C’est encore par là que les pièces de théâtre nous plaisent : elles se développent par degrés, cachent les événements jusqu’à ce qu’ils arrivent, nous préparent toujours de nouveaux sujets de surprise, et souvent nous piquent en nous les montrant tels que nous aurions dû les prévoir.

Enfin les ouvrages d’esprit ne sont ordinairement lus que parce qu’ils nous ménagent des surprises agréables, et suppléent à l’insipidité des conversations, presque toujours languissantes, et qui ne font point cet effet.

La surprise peut être produite par la chose, ou par la manière de l’apercevoir : car nous voyons une chose plus grande ou plus petite qu’elle n’est en effet, ou différente de ce qu’elle est ; ou bien nous voyons la chose même, mais avec une idée accessoire qui nous surprend. Telle est dans une chose l’idée accessoire de la difficulté de l’avoir faite, ou de la personne qui l’a faite, ou du temps où elle a été faite, ou de la manière dont elle a été faite, ou de quelque autre circonstance qui s’y joint.

Suétone nous décrit les crimes de Néron avec un sang-froid qui nous surprend, en nous faisant presque croire qu’il ne sent point l’horreur de ce qu’il décrit. Il change de ton tout à coup, et dit : « L’univers ayant souffert ce monstre pendant quatorze ans, enfin il l’abandonna : Tale monstrum per quatuordecim annos perpessus terrarum orbis, tandem destituit . » Ceci produit dans l’esprit différentes sortes de surprises ; nous sommes surpris du changement de style de l’auteur, de la découverte de sa différente manière de penser, de sa façon de rendre en aussi peu de mots une des grandes révolutions qui soit arrivée : ainsi l’âme trouve un très grand nombre de sentiments différents qui concourent à l’ébranler et à lui composer un plaisir.

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Ce qui fait les grandes beautés, c’est lorsqu’une chose est telle que la surprise est d’abord médiocre, qu’elle se soutient, augmente, et nous mène ensuite à l’admiration. Les ouvrages de Raphaël frappent peu au premier coup d’œil : il imite si bien la nature, que l’on n’en est d’abord pas plus étonné que si l’on voyait l’objet même, lequel ne causerait point de surprise. Mais une expression extraordinaire, un coloris plus fort, une attitude bizarre d’un peintre moins bon nous saisit du premier coup d’œil, parce qu’on n’a pas coutume de la voir ailleurs. On peut comparer Raphaël à Virgile, et les peintres de Venise, avec leurs attitudes forcées, à Lucain : Virgile, plus naturel, frappe d’abord moins, pour frapper ensuite plus ; Lucain frappe d’abord plus, pour frapper ensuite moins.

L’exacte proportion de la fameuse église de Saint-Pierre fait qu’elle ne paraît pas d’abord aussi grande qu’elle l’est. Car nous ne savons d’abord où nous prendre pour juger de sa grandeur. Si elle était moins large, nous serions frappés de sa longueur ; si elle était moins longue, nous le serions de sa largeur. Mais à mesure que l’on examine, l’œil la voit s’agrandir, l’étonnement augmente. On peut la comparer aux Pyrénées, où l’œil, qui croyait d’abord les mesurer, découvre des montagnes derrière les montagnes, et se perd toujours davantage.

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Il arrive souvent que notre âme sent du plaisir lorsqu’elle a un sentiment qu’elle ne peut pas démêler elle-même, et qu’elle voit une chose absolument différente de ce qu’elle sait être : ce qui lui donne un sentiment de surprise dont elle ne peut pas sortir. En voici un exemple. Le dôme de Saint-Pierre est immense. On sait que MichelAnge voyant le Panthéon, qui était le plus grand temple de Rome, dit qu’il en voulait faire un pareil, mais qu’il voulait le mettre en l’air. Il fit donc sur ce modèle le dôme de Saint-Pierre ; mais il fit les piliers si massifs, que ce dôme, qui est comme une montagne que l’on a sur la tête, parait léger à l’œil qui le considère. L’âme reste donc incertaine entre ce qu’elle voit et ce qu’elle sait, et elle reste surprise de voir une masse en même temps si énorme et si légère.

LE LIVRE
LE LIVRE

Essai sur le goût de Montesquieu, Gallimard, 2010

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