Tout bien réfléchi
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Où va l’Indonésie ?


Crédit : Provincial Government of Jakarta

Cinquante ans après le mouvement de rébellion du 30 Septembre 1965 et la répression sanglante qui l’a suivi, l’Indonésie n’en a pas fini de se définir. Cette nation parmi les plus artificielles qui soient, avec ses 700 langues et 360 ethnies, est soumise à rude épreuve par la mondialisation et la montée de l’islam radical. En racontant la bataille qui s’y déroule pour l’invention d’un nouveau projet collectif, Pankaj Mishra raconte, étonnamment, un peu la nôtre. Un article du New Yorker, traduit par Books en avril 2015.

 

L’Indonésie fut, après l’Inde et la Chine, le troisième plus grand État-nation à naître au milieu du XXe siècle. Composé de milliers d’îles petites et grandes, le pays s’étend sur un espace maritime vaste comme les États-Unis et abrite la plus importante population musulmane de la planète. Pourtant, sur notre carte mentale du monde, l’Indonésie n’est guère plus qu’un théâtre lointain pour tremblements de terre, tsunamis et éruptions volcaniques. Les traumatismes politiques de l’Égypte postcoloniale, à commencer par la crise de Suez, sont bien plus connus que le massacre de plus d’un demi-million d’Indonésiens soupçonnés d’appartenir à la mouvance communiste, à partir de 1965, ou que la rébellion sécessionniste qui a duré trente ans dans la province d’Aceh. Les éditorialistes de politique étrangère, qui ont prématurément salué de nombreuses révolutions à la fin de la Guerre froide (rose en Géorgie, orange en Ukraine, verte en Iran ou safran en Birmanie), n’ont pas su donner un code couleur au renversement spectaculaire, en 1998, de Suharto, dictateur de longue date de l’Indonésie. Ils ont à peine remarqué les passations de pouvoir qui ont suivi, au terme d’élections pluralistes (la dernière en date remonte à juillet 2014). Découvrir que Barack Obama avait vécu de 1967 à 1971 à Jakarta avec sa mère, brillante anthropologue, ne semble pas avoir davantage éveillé leur intérêt pour l’histoire et la culture de l’archipel – contrairement à l’hypothèse selon laquelle le président des États-Unis aurait pu être élevé en musulman.

L’Indonésie est un pays d’une impressionnante diversité : quelque 13 500 îles, 250 millions d’habitants, 360 groupes ethniques environ, et plus de 700 langues. Difficile, dans cette mosaïque ahurissante, de trouver les moindres conceptions morales, tempéraments politiques, coutumes ou traditions artistiques communes qui ne laissent apparaître un supplément de complexité et de division interne. À elle seule, Java – l’île la plus peuplée, qui abrite près de 60 % des habitants – est faite des sédiments de nombreuses civilisations (chinoise, indienne, moyen-orientale, européenne) et offre un prodigieux spectacle d’identités culturelles superposées. Les Chinois qui se sont installés dans les ports de l’archipel au XVe siècle rappellent l’intense réseau maritime qui, bien avant l’arrivée des colons, reliait l’Asie du Sud-Est à une région aussi éloignée que la Méditerranée. La pratique de l’islam indonésien est bigarrée, teintée des croyances préislamiques de l’hindouisme, du bouddhisme et même de l’animisme. Les groupes ethniques ou quasi ethniques qui peuplent les îles (Javanais, Bataks, Bugis, Acehnais, Balinais, Papous, Bimanais, Dayaks et Ambonais) donnent au pays un air de plus grand musée d’histoire naturelle à ciel ouvert de la planète.

Comme l’écrit Elizabeth Pisani dans son récit de voyage touffu et pénétrant, Indonesia, etc., cette diversité « n’est pas simplement géographique et culturelle ; différents groupes vivent fondamentalement, en parallèle, à différents moments de l’histoire humaine ». Ces dernières années, les hommes d’affaires étrangers, mécontents des coûts croissants et des profits décroissants qu’offrent l’Inde et la Chine, se sont tournés vers l’Indonésie. La moitié environ de la population a moins de 30 ans, ce qui nourrit les conjectures enthousiastes de la presse économique mondiale sur le « dividende démographique » du pays. Et c’est vrai : dans le Kalimantan, la partie indonésienne de Bornéo, autrefois célèbre pour ses féroces chasseurs de têtes, on trouve à présent des « résidences fermées » et des amateurs de sacs Vuitton. Mais les symboles de la modernité consumériste peuvent être trompeurs. Certes, on tweete davantage à Jakarta que dans n’importe quelle autre ville du monde, et 69 millions d’Indonésiens – plus que toute la population du Royaume-Uni – utilisent Facebook. Mais il existe encore, dans les forêts tropicales menacées de Sumatra, une tribu de chasseurs-cueilleurs friande de chair d’ours ; et prendre le thé avec le cadavre fait partie des rites préfunéraires pratiqués sur l’île prétendument chrétienne de Sumba.

Un pays bricolé

Cette coexistence de l’archaïque et du contemporain n’est que l’une des nombreuses singularités de l’Indonésie, le plus improbable des États-nations ayant surgi inopinément des ruines des empires européens après la Seconde Guerre mondiale. Les négociants néerlandais qui ont assis impitoyablement leur pouvoir dans la région à partir du XVIIe siècle avaient donné à l’archipel un semblant d’unité, faisant de Java son centre administratif. Les nationalistes indonésiens, pour la plupart javanais, qui chassèrent les Hollandais en 1949  (après quatre années de combat) eurent à cœur de préserver leur héritage, et copièrent le régime de coercition, de tromperie et de corruption établi par le colonisateur. Mais le caractère bricolé du pays a toujours été apparent, comme en témoignait d’emblée la deuxième phrase, dangereusement floue, de la proclamation d’indépendance : « Les questions relatives au transfert du pouvoir, etc., seront traitées avec soin et dès que possible. »

L’archipel, écrit Pisani, « n’a cessé, depuis, de travailler sur cet “etc.” ». Pour être juste, les Indonésiens ont eu beaucoup de sujets sur lesquels travailler. Bâtir des institutions politiques et économiques ne pouvait être une mince affaire dans un pays géographiquement éclaté, à l’héritage colonial invalidant : piètre alphabétisation, chômage élevé et inflation. Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’occupation japonaise avait miné les deux avantages induits de la longue domination européenne : une armée et une administration professionnelles. Au milieu des années 1950, le romancier américain Richard Wright en tirait cette conclusion : « L’Indonésie a repris le pouvoir aux Néerlandais, mais elle ne sait pas comment l’utiliser ». (1) Wright plaça alors ses espoirs d’une consolidation nationale rapide dans « l’ingénieur capable de fonder un projet sur 80 millions de vies humaines, un projet qui puisse les nourrir, tout en s’assurant leur allégeance volontaire ». L’Indonésie disposait d’un tel individu en Sukarno, un ingénieur et architecte diplômé, devenu un opposant de premier plan au pouvoir hollandais. Pendant une brève période, il forma avec l’Indien Jawaharlal Nehru et l’Égyptien Gamal Abdel Nasser une sorte de Sainte Trinité du monde postcolonial. Mais Sukarno peina à obtenir l’allégeance des peuples disparates du pays. Au nom de son projet de construction nationale, il déploya une rhétorique anti-impérialiste, nationalisa les entreprises et lança l’armée contre les insulaires aux velléités sécessionnistes. Il élabora l’idéologie du Nasakom (un savant mélange de nationalisme, d’islam et de communisme), avant d’opter pour un amalgame plus autocratique qu’il baptisa « Démocratie dirigée ». (2)

Au début des années 1960, Sukarno s’inquiéta de la puissance de l’armée, qui avait développé d’étroites relations avec le Pentagone, et chercha à lui faire contrepoids en renforçant le Partai Komunis Indonesia, alors le plus important Parti communiste après ceux d’Union soviétique et de Chine. Mais une série d’événements encore non élucidés survenus dans la nuit du 30 septembre 1965 conduisirent à sa chute : l’assassinat de plusieurs membres du haut commandement militaire provoqua un contre-coup d’État, conduit par un certain général Suharto. (3) Les nouveaux dirigeants, écrit Pisani, déclenchèrent un « tsunami de propagande anti-PKI, suivi de massacres en représailles ». L’armée participa avec zèle à l’extermination de la « vermine gauchiste » et, comme le souligne l’auteure, « de nombreux Indonésiens ordinaires se joignirent au mouvement avec plaisir ». Différents groupes – les grands propriétaires terriens de Bali menacés par les paysans sans terre, les tribus dayaks pleines de ressentiment envers la population d’origine chinoise – « utilisèrent cette grande orgie de violence pour marquer un certain nombre de points ». À Sumatra, des « organisations criminelles liés à certains milieux d’affaires créèrent une branche spécialisée dans l’étranglement des communistes qui avaient essayé d’organiser les travailleurs des plantations. » Le massacre de 1965-1966 reste l’un des grands crimes impunis du XXe siècle. Dans le récent documentaire L’Acte de tuer, des Indonésiens vieillissants se vantent avec empressement de leur rôle dans les massacres. (4)

À l’origine du modèle chinois

Ce bain de sang inaugura l’Ordre nouveau de Suharto – un euphémisme encore plus transparent pour exprimer le despotisme que ne l’avait été la « Démocratie dirigée » de Sukarno. Le président offrit à la population une croissance économique rapide grâce à l’investissement privé et au commerce international, sans aucune garantie des droits démocratiques. Se faisant appeler « bapak (“père”) de tous les Indonésiens », il réussit mieux que d’autres autocrates paternalistes comme le chah d’Iran et le Philippin Ferdinand Marcos. L’un de ses conseillers avait lu attentivement le livre de Samuel Huntington paru en 1968, Political Order in Changing Societies. La thèse de l’ouvrage – le fait de mener simultanément les modernisations politique et économique peut conduire au chaos – fut souvent interprétée dans les pays en développement comme une mise en garde contre la démocratie non dirigée. Suharto, par conséquent, conjugua domination politique impitoyable et réseau de clientélisme économique en perpétuelle expansion. Il fut, de fait, l’un des premiers représentants du modèle que les dirigeants chinois incarnent aujourd’hui, associant capitalisme de copains et autoritarisme. Les massacres, pour son plus grand profit, ne l’avaient pas seulement débarrassé d’une opposition politique forte ; les contestataires potentiels dans les milieux paysans et ouvriers avaient désormais peur.

Selon Huntington, le rôle historique des militaires dans les sociétés en développement « est d’ouvrir la porte à la classe moyenne et de la fermer à la classe ouvrière ». Suharto, avec ses parents et alliés dans l’armée et les grandes entreprises, a mené à bien cette double manœuvre délicate pendant plus de trente ans, aidé en cela par la richesse du pays en ressources naturelles d’exportation (étain, bois, pétrole, charbon, caoutchouc et bauxite).

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Les années 1970 et 1980 ont été celles de la métamorphose de Jakarta : la ville d’immeubles bas qu’avait connue Obama enfant est devenue une mégalopole de verre et d’acier perpétuellement embouteillée. Mais la croissance économique a charrié avec elle une révolution des aspirations et la politisation de l’opinion. En 1998, après que la crise financière asiatique eut révélé la fragilité du miracle économique indonésien, l’autocratie de Suharto s’est enfin effondrée. Ses successeurs ont prudemment instauré le pluralisme électoral et la liberté de la presse, mais peiné à trouver la formule susceptible d’attirer des investisseurs en quête de hauts rendements trimestriels sans s’aliéner les salariés modestes ou les chômeurs. Les fidèles du régime Suharto – anciens généraux et industriels monopolistes – se sont découvert des talents de manipulateurs de scrutin, et la désillusion envers la démocratie est allée s’exacerbant.

Les forces centrifuges inhérentes au pays ont été renforcées par la décision soudaine, prise en 1999, de déléguer le pouvoir politique de Java aux provinces. Comme l’écrit Pisani, « en l’espace de dix-huit mois seulement, le quatrième pays le plus peuplé du monde et l’un des plus centralisés a éclaté pour devenir l’un des plus décentralisés. Le gouvernement central continue de s’occuper de la défense, de la fiscalité, des relations extérieures, des affaires religieuses, de la justice et de la planification. Mais tout le reste – à savoir la santé, l’éducation, la politique d’investissement, la pêche et bien d’autres choses encore – a été délégué à près de 300 “gouvernements” de district ».

Une bonne partie des nouveaux administrateurs de province – plus connus sous le nom de « mini-Suhartos » – sont passés maîtres dans l’art de détourner les fonds et les ressources à leur disposition. Les vieux problèmes du pays tels que la pauvreté, les inégalités et la destruction de l’environnement sont devenus plus désespérants au milieu de l’euphorie engendrée par la croissance rapide et l’enrichissement d’une petite minorité. Les élections de juillet 2014 ont révélé une confusion de plus en plus profonde sur le genre de pays que doit être l’Indonésie. L’un des deux principaux candidats à la présidence était l’ancien gendre de Suharto, Prabowo Subianto, un ex-général accusé de nombreuses violations des droits de l’homme dans les années 1990, et soutenu par la majorité de l’élite politique et des milieux d’affaires. Même s’il est à présent devenu un magnat du pétrole, Prabowo a essayé de diriger la colère et la frustration des masses contre les étrangers qui « pillent » l’Indonésie. Son adversaire finalement victorieux, Joko Widodo (alias « Jokowi »), a connu une ascension fulgurante depuis qu’il est passé, en 2002, du statut de maire de Surakarta, sa ville natale, à celui de gouverneur de Jakarta. Jokowi était le premier candidat à la présidence depuis Suharto à n’avoir aucun lien avec l’ancien dictateur. Fils de charpentier, il est connu pour son soutien aux petites entreprises et aux citadins pauvres. Les résultats de l’élection montrent l’énorme attrait de son appel à une « révolution mentale » et à une gouvernance « de bas en haut » parmi les jeunes Indonésiens mécontents des modernisateurs de haut en bas.

Elizabeth Pisani est une observatrice particulièrement subtile de l’affrontement en cours pour la définition de l’Indonésie. C’est sac au dos qu’elle a visité pour la première fois le pays voici plus de trente ans ; elle y est retournée comme journaliste en 1988, juste au moment où le mécontentement de l’opinion envers Suharto commençait à déborder. En 2001, trois ans après le départ forcé du dictateur, elle était à pied d’œuvre pour observer l’hésitante tentative de réforme politique (reformasi) entreprise par le pays, et elle est restée pour assister à la première élection présidentielle directe, en 2004. Son livre, fruit de longs séjours plus récents, bénéficie de ce recul, et de sa maîtrise du Bahasa Indonesia, la seule langue dans laquelle la plupart des Indonésiens peuvent communiquer.

Un pays qui « fait mal aux fesses»

À l’affût de l’original et de l’inexploré, Pisani semble avoir délibérément ignoré Bali, dont les rizières en terrasses, les orchestres gamelans et les opportunités matrimoniales ont été célébrées dernièrement dans l’ouvrage à succès d’Elizabeth Gilbert Mange, prie, aime. (5) S’infligeant des trajets en moto et en bus minables sur de mauvaises routes, des traversées sur des bateaux de pêche qui prennent l’eau et autres ferries peu sûrs, l’auteure suit un long parcours sinueux à travers les îles de la périphérie – Sumba, les Moluques, Sulawesi, Kalimantan et Sumatra – avant d’arriver dans le vieux cœur de Java. Elle exploite avec beaucoup de créativité la forme discursive du récit de voyage, son penchant intrinsèque à l’aléatoire. Son voyage est structuré par la curiosité et nourri par un sens aigu de l’émerveillement et de la découverte. Informée qu’un chamane a été appelé pour capturer un crocodile mangeur de femme sur une île au large de Sumatra, elle a aussitôt cette réaction typique : « J’ai décidé d’aller à Haloban pour parler à l’homme qui murmurait à l’oreille des crocodiles. »

Ce goût de l’inconnu peut flirter avec le masochisme dans un pays qui, comme le souligne l’un des amis de Pisani, « fait mal aux fesses ». Mais l’auteure est toujours partante pour une nouvelle expérience, qu’il s’agisse d’observer des achats de votes lors d’une élection locale dans la province d’Aceh ou de rechercher la distance optimale entre un bar à karaoké ouvert 24 heures sur 24 et les toilettes odorantes du ferry qui l’emmène aux Moluques – une traversée de cinq jours.

Plus remarquable encore, elle ne manque jamais de resituer ses descriptions souvent méticuleusement ethnographiques des différents peuples et cultures dans le cadre de ce pays en pleine mutation – où les responsables de district et leurs partisans locaux sont liés entre eux, et à Java, par un même système clientéliste. Un pays où l’économie capitaliste moderne est partout, qui enrichit et détruit tout à la fois les îles les plus reculées. Les Indonésiens, découvre Pisani, participent tous d’une vie collective à différents niveaux – la famille, le village, le voisinage, la région et le pays –, quelles que soient les diverses manières dont ils adorent leurs dieux ou font et défont les mariages. Certes, la campagne javanaise ressemble toujours pour l’essentiel à l’île visitée dans les années 1950 par Clifford Geertz, le plus fin observateur américain de l’Indonésie. (6) Mais les vieux liens s’effilochent. Pisani écrit : « Cet esprit de solidarité pourrait ne pas survivre aux pressions de l’économie moderne, et encore moins à la marche en masse vers cet autre Java, le Java de McDonald’s, des supérettes, des routes à péage, des résidences fermées, qui est en train d’engloutir l’île, bouchée après bouchée. »

Les hypothèses survoltées de McKinsey

Un rapport souvent cité du McKinsey Global Institute affirme qu’« environ 50 % des Indonésiens pourraient faire partie de la classe des consommateurs d’ici 2030, contre 20 % aujourd’hui ». Il est tentant de voir le pays comme une société « traditionnelle » typique, dans laquelle une classe moyenne de plus en plus individualiste donnera naissance à un État démocratique et laïc. Mais la connaissance qu’a Pisani des recoins les plus intimes de l’archipel l’incite à contester les hypothèses survoltées d’« analystes en costume à fines rayures des banques de Hongkong, de think tanks distingués ou de journalistes étrangers ». Elle infirme les projections de McKinsey en égrenant quelques faits simples : « Un tiers des jeunes Indonésiens ne produisent rien du tout, quatre adultes sur cinq n’ont pas de compte bancaire et les établissements prêtent à leurs clients pour acheter des produits, pas pour monter de nouvelles entreprises. » Pendant ce temps, les conflits d’intérêts des élites politiques et économiques du pays – « qui engrangent l’argent des matières premières, ont la vie facile et dépensent sans compter » – stimulent assez peu la croissance économique réelle.

L’auteure rejette tout autant les idéologues qui prétendent que l’Indonésie appartient à l’empire du mal en perpétuelle expansion de l’extrémisme islamique. Dans la majeure partie du pays, les pratiques religieuses restent syncrétiques. Sur l’île chrétienne de Sumba, elle découvre que les habitants adhèrent à l’ancienne religion marapu, « guidés davantage par la lecture des entrailles d’un poulet que par celle de la Bible ». Les musulmans ne semblent pas vouloir désavouer le wayang, le théâtre d’ombres fondé sur les épopées hindoues du Ramayana et du Mahabharata. Même s’il est vrai que l’islam orthodoxe semble attirer de plus en plus les citadins indonésiens, c’est en grande partie parce que la religion « est un signe d’identité visible qui répond au besoin de se regrouper, si prononcé dans l’Indonésie clanique. » Quelques fanatiques attaquant des minorités chrétiennes et musulmanes, affirme-t-elle, ne représentent pas la majorité, qui semble indifférente aux croyances des autres. Les partis politiques religieux, confrontés au déclin de leur poids électoral, se sont recentrés, avec pragmatisme.

Une analyse plus réaliste montrerait cependant que l’intolérance s’est développée depuis la chute de Suharto et l’avènement de la démocratie. Comme Pisani l’admet, « le fanatisme rapporte bel et bien des voix ». Pour obtenir la majorité, les hommes politiques se sont livrés à toutes sortes d’acrobaties – depuis les promesses inconsidérées d’autonomie régionale jusqu’à la législation obligeant les femmes à monter à moto en amazone en passant par les manifestations anti-Lady Gaga. (7)

Le développement politique de l’Indonésie a eu d’autres résultats inattendus. Alors que seule une petite élite profitait autrefois de la corruption, de nombreuses personnes touchent à présent des pots-de-vin. Pisani affirme qu’il est possible de voir cette concussion généralisée comme une sorte d’« égalisateur social ». Dans le très ancien système de clientélisme clanique, les individus prennent soin des membres de leur famille élargie ou de leur village, leur accordant argent, contrats ou emplois. La décentralisation a donné à bien plus de gens qu’autrefois le pouvoir de distribuer les faveurs, ce qui les incite en retour à s’investir davantage dans le maintien du statu quo politique. La corruption, écrit Pisani, joue ainsi un rôle crucial « en soudant la mosaïque d’îles et les peuples disparates de l’archipel pour en faire une nation. Le clientélisme est le prix de l’unité ».

Dans la bouche de l’un des mini-Suhartos du pays, la remarque aurait les accents d’une rationalisation cynique. Mais Elizabeth Pisani reconnaît, comme Richard Wright avant elle, qu’un projet collectif soutenu par une allégeance volontaire est essentiel à un État-nation aussi artificiel que l’Indonésie, en particulier quand le fossé s’élargit entre riches et misérables et que l’idéologie nationale est faible. Ces temps-ci, en Indonésie et dans bien des pays postcoloniaux, le bien-être est rarement conçu comme un projet collectif. Nous sommes à mille lieues de l’époque idéaliste de Sukarno, Nehru et Nasser ; c’est désormais chacun pour soi. Pisani craint que cette nouvelle culture du capitalisme global ne vide rapidement de leur substance les croyances et les institutions qui donnaient autrefois un sens et un horizon à des millions d’existences, et ne les remplace par une simple invitation à l’assouvissement personnel. Il se peut qu’une croissance économique soutenue pendant plusieurs années finisse par inciter les Indonésiens à devenir des individus libres et doués d’esprit d’initiative dans le monde moderne. Pour le reste, écrit Pisani, « les populations rurales profondément enracinées de l’archipel ont toujours vécu très près du minimum vital, et des millions de personnes restent satisfaites de cette vie ».

L’auteure est inflexible sur le fait que tous les Indonésiens ne peuvent pas ou ne doivent pas se vouer à cette entreprise moderne qu’est l’accomplissement de la liberté individuelle par le succès matériel dans la grande ville. Son séjour parmi les communautés prémodernes de l’archipel lui a fait prendre conscience des sacrifices douloureux et souvent vains que consentent leurs membres au nom d’une vie meilleure fantasmée, quand « la sécurité globale d’une culture commune est bradée en échange de l’épanouissement individuel ».

Un conservatisme pragmatique explique aussi l’absence de diaspora indonésienne importante en Occident. L’émigration paraît trop ardue quand, « en bourlinguant jusqu’à une autre île, vous pouvez vous libérer des pesanteurs du lieu et du clan, apprendre de nouvelles danses et goûter de nouveaux mets ». La vision de Pisani est semblable à celle d’Ann Dunham, la mère d’Obama, que son travail de terrain parmi les villageois javanais a conduite à plaider pour la viabilité économique des traditions artisanales des petits paysans et contre l’apologie de l’urbanisation propre à toutes les idéologies modernisatrices.

Pisani espère, non sans mélancolie, que le prochain « etc. » de l’Indonésie puisse être une « culture collectiviste sans le féodalisme ». Voilà qui semble encore plus vague que la proclamation d’indépendance initiale du pays, en 1945. L’Indonésie ne peut échapper à ses défis actuels et à venir en tentant de se réfugier dans le passé. De toutes les forces historiques qui ont pesé sur ses différents peuples au cours du siècle passé – le commerce maritime, l’impérialisme, le développement et le despotisme , l’économie et la mondialisation pourraient se révéler celles dont les effets sont les plus ambivalents. À la moitié de son périple, Pisani commence à s’inquiéter de ce qu’elle essaie d’« écrire un livre sur un pays qui a cessé d’exister ».

Ce type d’incertitude semble le lot de nombreux autres États postcoloniaux. Les idéologies nationalistes, forgées pour faire naître un consensus dans de nouvelles sociétés hétérogènes, sont depuis longtemps en déclin. La démocratie électorale a perdu son prestige moral. Les dictateurs militaires à l’ancienne sont de retour au pouvoir en Thaïlande et en Égypte. Aussi brutaux soient-ils, ils semblent manquer de conviction et de ressources pour construire un nouveau projet national. L’autoritarisme lui-même a cessé d’être un rempart contre le désordre dans bien des endroits, les exemples les plus dramatiques étant la Syrie et l’Irak.

Qu’est-ce qu’un pays ?

L’Indonésie n’est pas immunisée du tout contre les ruptures catastrophiques, comme l’a montré le pogrom anticommuniste de 1965-1966. Mais, à l’image de l’Inde, elle a eu la chance relative de développer un mode de vie politique capable d’intégrer de nombreuses disparités – de classes, de régions, d’ethnies et de religions. L’archipel indonésien ne sombrera probablement pas dans l’anarchie sécessionniste violente que connaissent le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord. Mais il a encore besoin, comme l’affirmait autrefois Clifford Geertz, d’une « structure au sein de laquelle les tensions culturelles, qui ne sont pas près de disparaître ni même de s’atténuer, peuvent être placées et négociées – contenues en un pays ». Bâtir ce type de consensus national renouvelé, ou imaginer le moyen de s’en passer, semble tout aussi indispensable à l’intégration des immigrés hispaniques aux États-Unis, des musulmans en France, des Palestiniens en Israël, des Tamouls au Sri Lanka, des Kurdes en Turquie, des Tibétains en Chine. La vieille question – qu’est-ce qu’un pays et quel est son fondement ? – apparaît redoutablement d’actualité, bien après avoir été réglée en apparence. En ce sens, et aussi difficile que ce soit de l’admettre, nous sommes peut-être tous indonésiens à présent, face aux complexités d’un vieil ordre en train de voler en éclats.

New Yorker, 4 août 2014. Traduction : Sandrine Tolotti

Notes

1| Surtout connu pour Un enfant du pays, le romancier noir américain Richard Wright a construit son œuvre autour de la question raciale. Un temps sympathisant communiste, il a vécu à Paris de 1946 à sa mort, en 1960, fréquentant notamment les existentialistes. Passionné par le mouvement tiers-mondiste, il s’est rendu en Indonésie en 1955 pour la conférence des non-alignés de Bandung et a publié ses observations dans The Color Curtain: A Report on the Bandung Conference.

2| Dans les années 1960, le président Sukarno avait imposé l’alliance, sous son égide, aux nationalistes (Nasionalis), aux partis religieux (Agama) et aux communistes (Komunis). Ces trois grandes tendances étaient représentées au sein d’un cabinet très nombreux, et le président ne perdait pas une occasion de souligner que le destin et le progrès de l’Indonésie reposaient sur leur unité et leur coopération confiantes.

3| Suharto prend la tête de la répression depuis sa position clé à la tête des forces de réserve stratégique de l’armée de terre. En mars 1966, il obtient de Sukarno un mandat pour exercer temporairement le pouvoir en son nom. Le parti communiste est interdit, ainsi que les journaux de gauche. Suharto deviendra officiellement président en 1968.

4| L’Acte de tuer, sorti en 2013, est un documentaire de Joshua Oppenheimer, qui a retrouvé certains acteurs des massacres de 1965. Ils lui racontent leurs actes et rejouent, devant la caméra, les scènes de tortures et d’assassinats auxquelles ils ont participé, dans leurs genres favoris (comédie musicale, film de gangster, western). Sans manifester le moindre remords. Le second volet, The Look of Silence, centré sur le frère d’une victime qui part à la rencontre des bourreaux, sort en salles en avril en France.

5| Calmann-Lévy, 2008.

6| Le texte fait ici référence au livre fondateur de l’anthropologue, The Religion of Java, paru en 1961.

7| En 2012, la star provocatrice de la pop a annulé un concert prévu à Jakarta à la suite de menaces. Le Front des défenseurs de l’islam (FPI), connu pour ses raids souvent violents contre les bars et les salons de massage, avait promis « le chaos » si la chanteuse se produisait.

 

LE LIVRE
LE LIVRE

Indonésie, etc. de Elizabeth Pisani, Granta Books, 2014

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