Pour la pensée unique

Être contre la pensée unique ? Dénoncer la dictature du conformisme intellectuel ? Ah ! la belle cause que voilà. Je m’y verrais bien : pourfendre la médiocrité ambiante ; s’attaquer au « politiquement correct » rampant ; nager à contre-courant du consensus : se dresser seul contre tous comme défenseur de l’autonomie de la pensée…

Hélas, deux obstacles au moins barrent l’accès à cette carrière :

- La multitude de concurrents. La place est déjà prise. D’abord par de vrais écrivains. On ne réécrit pas le Dictionnaire des idées reçues, ou l’Exégèse des lieux communs. Certes, il reste à établir des catalogues de poncifs, des répertoires de clichés ou des atlas de stéréotypes, à publier et à mettre à jour chaque année ; hélas, les étagères des éditeurs croulent déjà sous les piles de projets. Sans parler des textes dans lesquels des essayistes, des romanciers écrivent des énormités au nom de la lutte contre la pensée unique. Ils sont pléthore, ils sont partout : dans les livres et dans la presse ; à la télé et dans les journaux ; dans les dîners en ville et dans les prétoires ; sur le front du changement climatique et sur celui de la défense de la langue française ; dans les écoles et dans les forums internet ; en matière de sexe, de littérature, de culture des betteraves, d’économie politique et j’en passe. Bref, il n’y a pas un champ de l’activité ou de la pensée qui n’ait déjà son Richard Millet ou son Éric Zemmour, son chevalier noir ou son procureur blanc se lançant à l’assaut de la forteresse « pensée unique » avec l’énergie d’un Don Quichotte et l’assurance d’un inquisiteur. Enfin, d’un Don Quichotte qui serait devenu un peu cabotin ; d’un inquisiteur bien conscient de sa faiblesse, et bien décidé à vivre en martyr de la liberté de penser tout seul contre son époque…

- Le silence des ennemis. La guerre contre la pensée unique est une guerre sans bataille. Elle compte beaucoup de victimes combattantes mais pas d’ennemis. Ils ne se déclarent pas. Ils se cachent, se terrent, se volatilisent. Impossible de trouver quelqu’un qui se proclame d’emblée « je suis pour la pensée unique ». À la télévision, à la radio, dans les entretiens avec des intellectuels, personne ne représente la triomphante pensée unique. On pourrait voir dans ce silence la malignité du diable qui parvient à vous persuader qu’il n’existe pas. Certes, des provocateurs osent parfois justifier les énormités qu’ils prononcent ou écrivent en arguant « briser un tabou » ou « dire tout haut ce que les autres pensent tout bas » : ils admettent donc un substrat commun de pensée, un consensus caché. Mais ce sont en général les mêmes qui un peu plus tard se déclareront victimes de la pensée unique, du « politiquement correct ». Pas la moindre trace d’un défenseur de la pensée unique. À quoi bon la combattre ? À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire, etc.

En rédigeant laborieusement ce mot, je bute sans cesse sur des phrases toute faites (comme la dernière, et celle sur la ruse du diable un peu plus haut). Comme si le fait de parler de « pensée unique » rendait pâteuse l’écriture et la pensée. Il ne me vient que des poncifs, des lieux communs. C’est peut-être la seule réalité tangible de la « pensée unique ». Je lui cherche un contenu, je n’en trouve pas. En revanche, j’observe son pouvoir d’inhiber le discours, de pétrifier le débat (et accessoirement, de paralyser mon écriture). D’autres mots inhibiteurs ont cette capacité de figer les discussions : des adjectifs comme raciste, réac, facho, homophobe, féministe, catho, libéral, communiste, et j’en passe et leur contraire ; des concepts comme multiculturalisme, communautarisme, et… « pensée unique » ! Le pouvoir de ces mots ne tient pas tellement dans l’invective (qui ne gêne en général pas la rhétorique) mais dans l’éviction par déni de l’interlocuteur. La « pensée unique » n’a pas de contenu, n’a pas de représentant… Mais son invocation donne magiquement au débat la consistance d’un sable mouvant où s’enlise la discussion ; elle a l’opacité d’un écran qui protège les idées de celui qui l’invoque tout en le faisant paraître victime. Elle a le pouvoir de l’eau sur le feu de la controverse, qu’elle éteint tout en illuminant d’un halo de gloire celui-là même qui l’a allumée… La « pensée unique » est une arme de destruction oratoire. Le tout est d’être le premier à s’en saisir.

Thèrèse Sepulchre

Ce texte est repris du blog que tient Thérèse Sepulchre.

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