Pourquoi le chamanisme est insubmersible

Le chamanisme est incontournable. Ses adeptes sont de partout et de tout temps, du paléolithique jusqu’à aujourd’hui, du Grand Nord jusqu’à Lascaux, de la Terre de Feu jusqu’aux campus californiens ou Barbès. C’est en effet, explique l’anthropologue Manvir Singh dans son exhaustive analyse, un phénomène « quasi inévitable dans les sociétés humaines », et pas seulement celles du lointain passé ou celles qu’on qualifie aujourd’hui de primitives. Ce n’est pas non plus « une simple étape dans l’évolution humaine », et les chamans ne sont pas des charlatans comme les présentait Diderot, mais des professionnels qui « parviennent, en se mettant dans des états particuliers, à se connecter au monde invisible pour rendre des services comme soigner ou prédire l’avenir ». Sont-ils efficaces ? Sur le plan purement thérapeutique, à voir… Mais leur vraie contribution est autre : c’est d’induire chez les patients un état à mi-chemin entre conscient et inconscient qui autorise beaucoup de choses – à commencer, condition nécessaire et quasi suffisante, par la croyance dans les pouvoirs du chaman lui-même. Mais en manipulant la psyché pour qu’elle soigne le corps, les chamans soulagent le tout, ne serait-ce que « parce qu’ils aident les gens à gérer les incertitudes » – y compris climatiques !  


Les pouvoirs des chamans procèdent d’abord d’un contexte culturel ou religieux qui les légitime, mais aussi de rituels, en tête desquels la transe. Celle-ci, postule l’historien des religions Mircea Eliade – qui a introduit dans nos langues le mot chaman, d’origine sibérienne –, « fait sortir l’âme du corps pour monter vers les cieux ou descendre vers les enfers » et produit toutes sortes d’effets, de l’extase jusqu’à la communication avec l’invisible, souvent via l’incorporation d’esprits animaux ou de divinités. Car le chamanisme, sans être une religion (ni même vraiment justifier un mot en -isme), a partie liée avec beaucoup d’entre elles, notamment le judéo-christianisme : les prophètes bibliques et leurs visions ont tout du chaman, et Jésus-Christ lui-même était – au minimum – un prophète… Mais les pratiques chamaniques sont si diverses et variées que les spécialistes les classent en fonction de… 260 variables, dont la danse, les tambours, le jeûne, le rêve, les objets sacrés, les sacrifices et meurtrissures auto-infligées, etc. Sans oublier les breuvages ou fumigations hallucinogènes, qui, à vrai dire, ne figurent que dans 5 % des rituels recensés à travers l’Histoire et le monde. Ce sont les Occidentaux qui s’abritent derrière un chamanisme réinventé pour s’autoriser l’usage de substances botaniques ou synthétisées, ayahuasca ou LSD. Peut-être même à juste titre. La psychiatrie paraît en effet redécouvrir la capacité des drogues psychédéliques à opérer un bénéfique « reset » mental après avoir déclenché « une violente désagrégation du moi » pour ensuite qu’il puisse se reconstituer, plus fort et « pourvu d’étranges capacités nouvelles », écrit James Parker dans The Atlantic. Et lorsque l’on a fait consommer de la psilocybine pour la première fois à des religieux des quatre principales religions, 96 % d’entre eux ont dit avoir ressenti la plus forte expérience mystique de leur vie, rapporte le Journal of Psychedelic Medicine. Si le chamanisme resserre les communautés, soulage les psychés en souffrance et stimule le sentiment religieux, comment s’étonner qu’il soit insubmersible ?

LE LIVRE
LE LIVRE

Shamanism: The Timeless Religion de Manvir Singh, Knopf, 2025

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