Qu’apprend-on vraiment à l’université ?
Publié le 10 mars 2016. Par La rédaction de Books.
Près d’un quart des meilleures universités d’Europe sont britanniques, selon le dernier classement publié ce jeudi dans le Times Higher Education. Les très sélects Oxford et Cambridge sont évidemment en tête. Mais qu’a donc de si spécial l’enseignement à l’anglo-saxonne ? Louis Menand décrit très précisément le cas américain dans cet article du New Yorker traduit par Books en mai 2012. Et si Yale ou Harvard sont toujours aussi prisées et cotées, le professeur s’interroge : la majorité des étudiants apprennent-ils vraiment quoi que ce soit à l’université ?
J’ai occupé mon premier poste de professeur dans une université de l’Ivy League (1). Les étudiants étaient heureux d’apprendre et nous, les enseignants, étions heureux de leur transmettre un savoir. Quels que soient le temps et l’énergie qu’ils consacraient à leurs loisirs – peut-être énormément, mais je n’en savais rien –, ils semblaient s’investir sérieusement et sans arrière-pensées dans leurs études. J’étais peut-être naïf, mais ils avaient la bonté de ne pas me détromper. Aucun d’entre nous n’avait le moindre doute sur l’importance de ce que nous faisions.
Un beau jour, cet établissement a décidé de poursuivre sa mission sans moi, et nous nous sommes séparés. On m’assura qu’il n’y avait pas de rancune à mon égard. Et j’ai eu la chance d’obtenir un poste dans le public, un college avec un corps enseignant surmené, une armée d’assistants et seize mille étudiants (2). Bon nombre d’entre eux étaient les premiers de leur famille à fréquenter l’université, et ils n’avaient guère le loisir de s’amuser. Beaucoup travaillaient en parallèle et certains avaient des responsabilités familiales compliquées.
Je pensais que cela ne me regardait pas davantage que les sorties de mes étudiants Ivy League. Je leur donnais à lire les mêmes livres. J’avais conscience que mes nouveaux élèves n’étaient pas aussi bien préparés que les précédents ; mais, par orgueil ou par conviction, je pensais pouvoir leur apporter ce dont ils avaient besoin pour accéder aux textes. Or, peu après avoir fait mes débuts dans ce poste, un étudiant a levé la main pour demander, à propos d’un ouvrage que j’avais inscrit au programme : « Pourquoi nous avez-vous demandé d’acheter ce livre ? »
Un test d’intelligence de quatre ans
On ne m’a posé la question sous cette forme qu’une seule fois, mais je l’ai souvent entendue dans sa version non monétaire : « Pourquoi nous avez-vous demandé de lire ce livre ? » Cette interpellation était non seulement parfaitement légitime mais aussi du plus grand intérêt. Les étudiants me demandaient à vrai dire de justifier leur investissement dans des études universitaires (3). Simplement, on ne m’avait jamais proposé d’y réfléchir. Cela ne faisait pas partie de ma formation. L’importance de notre tâche allait parfaitement de soi.
J’aurais pu répondre : « Vous lisez ces livres car vous êtes à l’université, et que c’est le genre de livres que l’on étudie à l’université. » Si vous adhérez à une certaine théorie de l’éducation, cet argument n’est pas aussi tautologique qu’il y paraît. Voici ce que dit cette théorie : dans tout groupe humain, il est facile de désigner le plus rapide, le plus fort, voire le plus beau. Mais il est difficile de distinguer le plus intelligent, tant l’intelligence comporte des dimensions multiples, impossibles à évaluer d’un seul coup, comme avec un test de QI. Il n’existe pas d’équivalent intellectuel du 100 mètres. Une personne intelligente est ouverte d’esprit, pense de manière originale, communique bien ; elle est réfléchie, capable d’autocritique, cohérente, etc. Ce ne sont pas des qualités faciles à mesurer. Or la société a besoin d’un système pour distinguer ses membres les plus intelligents de ceux qui le sont moins, tout comme une équipe d’athlétisme a besoin d’un outil (le chronomètre) pour discerner les coureurs les plus rapides. La société veut pouvoir déceler en amont les individus intelligents pour les orienter vers des carrières propres à maximiser leurs talents. Elle veut tirer le meilleur profit de ses ressources humaines. Le premier cycle est un système suffisamment complet et subtil pour ce faire.
De ce point de vue, le college est, au fond, un test d’intelligence qui dure quatre ans. Au fil du temps, les étudiants doivent faire la preuve de leurs capacités intellectuelles sur un éventail de sujets. Quel que soit leur QI, s’ils sont peu rigoureux, rigides, odieux, ces défauts se refléteront dans leurs notes. Qui plus est, l’université trie aussi les individus en fonction de leurs dons, et sépare les matheux des littéraires. Au terme du processus, les diplômés reçoivent une note globale, le grade point average (GPA), qu’écoles supérieures spécialisées ou employeurs peuvent considérer comme une mesure fiable de leur intelligence et de leur potentiel productif. Il est donc important que tout le monde subisse à peu près le même test.
J’aurais pu répondre à la question de l’étudiant d’une tout autre manière, en expliquant : « Vous lisez ces ouvrages parce qu’ils vous enseignent des choses sur le monde et sur vous-mêmes que vous n’aurez guère l’occasion d’apprendre en dehors de l’université. » Ceci reflète une théorie différente du college : dans une société qui encourage ses membres à suivre les parcours professionnels offrant les plus grandes satisfactions personnelles ou financières, les individus, si on leur en laisse le choix, apprendront uniquement ce dont ils ont besoin pour réussir. Ils ne seront pas motivés par l’acquisition de connaissances et de compétences importantes pour vivre en citoyen averti, en être humain réfléchi et cultivé. Le college, lui, met les futurs citoyens au contact de textes qui les éclairent et les émancipent, quelles que soient les carrières qu’ils choisiront.
En remplissant cette fonction, le college joue aussi un rôle de socialisation. Il prend des individus de milieux et de convictions différents et les forme aux normes de la raison et du goût dominantes. L’indépendance d’esprit y est tolérée et même honorée, mais les étudiants doivent d’abord maîtriser les normes avant d’être autorisés à en dévier. Dans l’idéal, nous aimerions que tout le monde aille au college parce que celui-ci met tout le monde au diapason. C’est une façon de produire une société d’adultes qui partagent les mêmes valeurs.
Si vous préférez la première théorie, les cours que suivent les étudiants n’ont pas d’importance, pas plus que leur contenu, dès lors qu’ils sont suffisamment rigoureux pour permettre au tri de s’opérer. Seules les notes comptent. Si vous préférez la seconde, même si vous reconnaissez aux évaluations un rôle dans la mise en évidence des qualités et des défauts de chacun, la seule chose qui importe est ce que les étudiants apprennent vraiment. Il existe des choses que tout adulte devrait connaître, et le college est le meilleur système pour les faire entrer dans notre tête.
Depuis 1945, l’enseignement supérieur américain obéit simultanément à ces deux théories, ce qui engendre une grande confusion. Le système éducatif est conçu pour être à la fois méritocratique (théorie 1) et démocratique (théorie 2). Les écoles supérieures professionnelles et les employeurs comptent sur le college pour faire le tri dans chaque cohorte entrant sur le marché du travail, et les élus parlent de l’importance du college pour tous. Nous voulons que l’enseignement supérieur soit à la portée de l’ensemble des Américains, mais nous voulons aussi que les étudiants méritent leurs notes.
Il n’en a pas toujours été ainsi. Avant 1945, les universités privées d’élite, comme Harvard et Yale, servaient surtout à la reproduction d’une classe sociale privilégiée. Entre 1906 et 1932, 405 garçons de l’école chic de Groton, dans le Massachusetts, ont posé leur candidature à Harvard. 402 ont été admis. En 1932, Yale a reçu 1 330 demandes d’inscription et en a accepté 956 – dont près d’un tiers émanaient de fils de diplômés de Yale.
Mais après la guerre, les tests standard sont devenus la méthode quasi universelle pour repérer les meilleurs au terme du lycée, indépendamment de leur milieu social, et les faire entrer à l’université (4). L’un des pères de ce système, le président de Harvard James Bryant Conant, considérait l’enseignement supérieur comme une ressource sociale limitée et voulait en restreindre l’accès. Les tests permettaient de s’assurer que seuls ceux qui le méritaient seraient admis au college. Que papa en soit issu ne suffisait plus ! En 1940, le taux d’admission à Harvard était de 85 %. En 1970, il était de 20 %. En 2010, 35 000 étudiants y ont posé leur candidature et 6 % seulement ont été admis.
Presque toutes les universités d’élite ont vu les candidatures augmenter en 2010, notamment parce qu’elles recrutent désormais beaucoup plus activement à l’étranger ; et les taux d’admission ont chuté en conséquence. Columbia, Yale et Stanford ont accepté moins de 8 % des postulants. C’est un niveau de sélectivité radical. À titre de comparaison, le taux d’admission est de 21 % à Cambridge, de 18 % à Oxford (5).
Mais à mesure que les colleges privés devenaient plus exigeants, les établissements publics devenaient, eux, plus accommodants. En 1950, on dénombrait quelque 1,14 million d’étudiants dans les universités d’État et à peu près autant dans le privé. Aujourd’hui, les colleges publics comptent près de quinze millions de jeunes, et les colleges privés moins de six millions. Il y a désormais une place pour presque tous les diplômés du secondaire désireux d’entrer à l’université. Celle de la ville de New York (mon ancien employeur) accueille 228 000 jeunes en premier cycle, soit plus de quatre fois le nombre d’élèves accueillis par tous les établissements de l’Ivy League réunis. L’État de Californie, cet éléphant de l’enseignement supérieur public, compte dix campus universitaires, 23 campus de colleges, 112 campus de community colleges (6) et plus de 3,3 millions d’étudiants. 6 % des Américains sont actuellement inscrits dans l’enseignement supérieur (du premier au troisième cycle). En Grande-Bretagne et en France, ce chiffre est d’environ 3 % (7).
Si vous êtes un tenant de la théorie 1, il est à craindre que cette affluence ne dévalorise complètement le diplôme, qui cessera bientôt d’être un bon indicateur du potentiel productif. L’effort d’investissement public dans l’enseignement supérieur, consenti pour rendre le college accessible à tous – ce qui revient à faire financer la promotion sociale par le contribuable –, contrecarre le fonctionnement du système de tri. Or la finalité de l’éducation, c’est la sélection, pas l’inclusion.
Si vous penchez pour la théorie 2, en revanche, le danger est de voir la course aux places dans les colleges de haut niveau fausser les priorités en matière d’enseignement. On assiste à une sorte de spéculation académique : étudiants et parents surévaluent un produit pour lequel il existe en fait de nombreux substituts bon marché. Le prix affiché pour étudier à Princeton ou Stanford, logé et nourri, est de 50 000 dollars par an au minimum. Les colleges publics sont beaucoup moins chers – les droits d’inscription sont de 7 605 dollars en moyenne – et il existe aussi quantité d’institutions privées moins sélectives qui offrent un enseignement de qualité, où les professeurs sont plus présents, et qui n’obligent pas les lycéens à passer leur temps à lécher les bottes des profs et peaufiner sans relâche leur CV. L’enseignement a pour objectif la progression individuelle et intellectuelle, pas la victoire dans la course au sommet.
L’exception Bill Gates
On aimerait croire que, malgré ces motifs d’inquiétude, et compte tenu des objectifs quelque peu contradictoires qui lui ont été fixés, le système universitaire américain remplit sa tâche. Le college est en effet largement accessible : 68 % de ceux qui réussissent leurs études secondaires suivent aujourd’hui un premier cycle universitaire – contre 49 % seulement en 1980 (8). En outre, les employeurs continuent d’attribuer de la valeur au diplôme de sortie du college, ce qui signifie qu’il joue encore son rôle de sélection. En 2008, le revenu moyen d’un haut diplômé (master, école spécialisée ou doctorat) était de 83 144 dollars ; il était de 58 613 dollars pour le titulaire d’une licence (college) ; et de 31 283 dollars pour une personne n’ayant pas dépassé le secondaire (9).
De surcroît, l’enseignement supérieur à l’américaine est de plus en plus recherché à l’échelle mondiale. Les étudiants du monde entier veulent venir aux États-Unis, et certaines universités, dont NYU (New York University) et Yale, construisent des campus à l’étranger. La fac est généralement considérée comme la voie d’accès à une vie meilleure. On souligne parfois que Bill Gates et Mark Zuckerberg ont abandonné leurs études après être entrés à Harvard. Est-il nécessaire de rappeler que la plupart d’entre nous ne sommes ni Bill Gates ni Mark Zuckerberg ?
Il est possible, cependant, que ce bon fonctionnement du système universitaire ne soit qu’apparent. La sélection opère, l’université est ouverte à tous, les diplômes sont reconnus par les employeurs, mais les étudiants, eux, apprennent-ils vraiment quoi que ce soit ? Deux livres récents laissent penser le contraire. Avec des arguments puissants.
Academically Adrift est signé de deux sociologues, Richard Arum et Josipa Roksa. L’annexe méthodologique représente près du tiers de l’ouvrage, soit 68 pages, ce qui devrait donner au lecteur moyen une idée de ce qui l’attend. À la différence de la plupart des ouvrages critiques à l’égard de l’enseignement supérieur américain, celui-ci n’est pas une diatribe fondée sur des anecdotes et des expériences personnelles, le tout étayé par des données opportunément choisies. Il s’agit ici de déterminer scientifiquement si les étudiants apprennent ce que les universités prétendent leur enseigner – notamment « à penser de façon critique, à raisonner de façon analytique, à résoudre des problèmes et communiquer avec clarté ».
Arum et Roksa souscrivent à la théorie 2, jugeant « exagérément cynique » la théorie 1. Ils pensent que la mission du système est d’inculquer un savoir aux étudiants, et pas seulement de leur faire grimper les bonnes échelles éducatives et descendre les bonnes rivières professionnelles. Ils pensent que certains ne sont tout simplement pas capables d’apprendre grand-chose au niveau du college. Mais ils pensent que ceux qui le fréquentent devraient pouvoir justifier le temps passé là et les frais engagés.
Selon les deux auteurs, malgré tous les grands discours sur la responsabilisation financière de l’université, personne ne semble très soucieux d’évaluation. Ils ont donc produit la leur, à l’aide d’un test appelé Collegiate Learning Assessment (CLA), plus précisément de la partie consacrée à la résolution de problème. On demande par exemple aux étudiants de conseiller « un employeur sur les avantages d’acheter un modèle d’avion qui s’est récemment écrasé » ; on leur fournit des documents, comme des articles de presse, un rapport de l’Administration fédérale de l’aviation, des graphiques, etc. ; on leur demande ensuite de rédiger un mémo. Ces synthèses sont notées en fonction de leur niveau de « réflexion critique, raisonnement analytique, pertinence de la recommandation et qualité de la rédaction ».
Un groupe de plus de 2 000 étudiants de première année a subi cette épreuve à l’automne 2005, puis à nouveau au printemps 2007 ; 45 % d’entre eux n’avaient entre-temps fait aucun progrès significatif, d’après Arum et Roksa, qui en concluent que « l’enseignement supérieur américain se caractérise par le fait qu’une grande partie des étudiants n’y apprennent rien ou pas grand-chose ».
La conception de l’étude elle-même soulève de nombreuses questions. Alexander Astin, pionnier de la recherche sur l’enseignement supérieur moderne, aujourd’hui professeur émérite à UCLA, a publié une vive critique de la méthodologie d’Arum et Roksa dans The Chronicle of Higher Education. Cela étant, Academically Adrift révèle de vrais motifs d’inquiétude. Arum et Roksa font valoir que de nombreux étudiants considèrent aujourd’hui le college comme une expérience essentiellement sociale. Ils consacrent moins de temps à leur travail scolaire qu’auparavant. En 1961, ils déclaraient étudier en moyenne vingt-cinq heures par semaine, contre douze à treize heures actuellement. Et même moins de cinq heures par semaine pour plus du tiers d’entre eux. Dans une enquête de l’université de Californie, les étudiants ont déclaré ne consacrer que treize heures par semaine à leurs devoirs contre 43 heures à leurs fréquentations et loisirs divers.
Peu de gens sont capables de se souvenir correctement de leur emploi du temps. Mais si les étudiants travaillent moins, c’est peut-être qu’on leur en demande moins. La moitié des jeunes de l’enquête de Arum et Roksa ont déclaré n’avoir pas suivi un seul cours exigeant plus de vingt pages de travail écrit durant le semestre précédent. Un tiers disait n’avoir pas suivi d’enseignement nécessitant plus de quarante pages de lecture par semaine. Et les deux sociologues observent que les professeurs ne sont guère incités à devenir plus exigeants. Puisque seule l’évaluation des cours par les étudiants eux-mêmes, qui peut être prise en compte pour la titularisation et l’avancement, a un impact sur la carrière des enseignants, si l’on en croit ceux-ci. Ils ont donc intérêt à rendre leur enseignement divertissant et assorti d’une charge de travail assez modérée. Une étude menée dans les années 1990 (par Alexander Astin, d’ailleurs) a montré que le niveau de rémunération est inversement proportionnel à l’investissement dans les tâches d’enseignement (10).
Malgré cela, Arum et Roksa pensent que certains facteurs jouent énormément sur la réussite au college. En premier lieu, les jeunes les mieux préparés sur le plan scolaire au contenu généraliste du college sont ceux qui y obtiennent d’emblée de meilleurs résultats ; ceux, aussi, qui y font les plus grands progrès. Et les étudiants qui suivent des cours exigeant d’écrire plus de vingt pages par semestre et de lire plus de quarante pages par semaine sont ceux qui progressent le plus.
Mais voici le résultat le plus intéressant : les jeunes qui optent pour les liberal arts – sciences, sciences sociales, lettres et art – obtiennent de meilleurs résultats au CLA et font de plus grands progrès que ceux qui optent pour les non-liberal arts – commerce, éducation et assistance sociale, métiers de la santé, communications, ingénierie et informatique (11). À cela plusieurs explications. Les étudiants en lettres et sciences sont mieux préparés intellectuellement au college ; ils ont plus de chances de suivre des cours comportant une dose substantielle de lecture et d’écriture ; ils ont aussi plus de chances de fréquenter une université sélective (ce sont aussi celles qui ont le meilleur niveau). Les étudiants qui ont les plus mauvais résultats et progressent le moins sont ceux qui choisissent de mettre l’accent sur les cours de commerce.
Pourtant, 60 % des étudiants américains ne choisissent pas leur matière principale parmi les liberal arts. Avec 22 % des licences décernées, la filière commerciale est la plus prisée. Viennent ensuite l’enseignement (10 % des licences) et les professions médicales (7 %). Plus de deux fois plus de diplômes sont attribués chaque année en gestion des espaces verts, sports et loisirs qu’en philosophie et religion. Depuis 1970, plus l’enseignement supérieur se développe, plus la part des liberal arts dans l’ensemble recule.
L’explosion des masters professionnels
Ni la théorie 1 ni la théorie 2 n’expliquent vraiment comment fonctionne le système éducatif pour les étudiants qui choisissent les non-liberal arts. Le college offre avant tout à ceux-là une préparation professionnelle et un certificat de compétence. La théorie qui s’applique à leur cas – la théorie 3 – stipule que les économies avancées requièrent des connaissances et des compétences spécialisées ; dans la mesure où le lycée dispense un enseignement généraliste, il revient au college d’enseigner ce qui est nécessaire pour embrasser une profession. Un diplôme universitaire dans les non-liberal arts indique une compétence dans un type de métier précis.
La théorie 3 explique la progression qu’ont connue ces cursus. Le monde du travail étant de plus en plus technologique, les employeurs recherchent surtout des étudiants ayant reçu une formation spécialisée. D’où l’explosion des masters professionnels. Il en existe désormais plus d’une centaine, dans des domaines aussi divers que la médecine aviaire ou la sécurité nationale, en passant par la conception de sites Internet. On décerne chaque année près de quatorze fois plus de masters que de doctorats. Quand Barack Obama et son secrétaire à l’Éducation affirment que l’enseignement supérieur est la clé de l’avenir économique, c’est à ces filières qu’ils songent. Pas aux liberal arts.
Pourtant, on oblige presque toujours les étudiants en licence professionnelle à suivre aussi des cours en liberal arts. Prenons le cas d’un jeune qui veut passer une licence de management en restauration à l’université du Nevada, à Las Vegas, avec la gestion des boissons en option principale. Pour obtenir ce diplôme, il lui faut suivre deux cours d’anglais (composition et littérature mondiale), un enseignement de philosophie, un autre en histoire ou en science politique, des cours de chimie, de mathématiques et d’économie, plus deux matières à option en lettres. Si votre but professionnel est, par exemple, d’être responsable des boissons dans un palace de Las Vegas, quel effort serez-vous prêt à consentir pour le cours de littérature mondiale ?
C’est là qu’intervient le professeur X. Sous ce « nom de guerre » se cache un homme qui, depuis plus de dix ans, travaille le soir (le jour, il officie dans l’administration) comme professeur auxiliaire à Pembrook, une institution privée proposant un cursus de quatre ans, et à Huron State, un community college manifestement public. La motivation de ceux qui sont inscrits dans ces établissements est purement utilitaire. La plupart souhaitent accéder à des emplois – infirmière agréée ou policier, par exemple – qui exigent un diplôme universitaire, et ils demandent une seule et unique chose au professeur X : une note au-dessus de la moyenne.
Voici quelques années, le professeur X a publié un article sur son expérience dans The Atlantic. David Brooks l’a évoqué dans sa chronique du New York Times, déclenchant une petite tempête sur le Web. In the Basement of the Ivory Tower. The Truth About College (12) est le livre écrit à partir de cet article. L’auteur, titulaire d’un master en création littéraire (il enseigne la composition et la littérature), écrit avec cette autodérision mordante qui est, selon les normes universitaires en vigueur, le style obligé des mémoires. Il peut se montrer inutilement sarcastique vis-à-vis de ses collègues (pas de ses étudiants), mais il est intelligent et plutôt agréable à lire.
Le professeur X pense que la plupart de ses élèves n’ont pas les qualités requises pour fréquenter l’université. Il pense aussi qu’en matière d’écriture et de littérature on ne peut rien leur enseigner. Pourtant, le système éducatif continue de pousser ces jeunes dans la machine à fabriquer du capital humain. Ils s’inscrivent à la fac soit parce que le diplôme est obligatoire pour le métier qu’ils envisagent, soit parce qu’ils ont été séduits par le chant des sirènes de l’« université pour tous ». X compare cette situation à la bulle immobilière : on pousse les Américains à investir dans un objet dont ils n’ont ni les moyens ni le besoin. Pourquoi suivre des cours de littérature de niveau universitaire pour devenir policier ? Pour montrer qu’on peut tenir tête à Henry James ? Aux yeux du professeur X, c’est de la sursélection.
C’est aussi socialement inefficace. Notre monsieur X fait remarquer que la moitié des Américains qui entrent à l’université ne finissent pas leurs études, que près de 60 % de ceux qui s’inscrivent dans un cursus de deux ans ont besoin de cours d’« approfondissement » (entendez de rattrapage) et que moins de 30 % des postes d’enseignants de college sont susceptibles d’être titularisés (13). Ce dernier chiffre, fourni par la Fédération des enseignants, est peut-être sous-évalué, mais il est indéniable que plus de la moitié des cours sont assurés par des professeurs auxiliaires (14).
Féminisation de l’inconscient collectif
Cela ne veut évidemment pas dire que les étudiants apprendraient davantage avec des titulaires. Le professeur X a beau être un auxiliaire, c’est aussi un enseignant dévoué, et l’on perçoit, en lisant son livre, que ses étudiants respectent cela. Il reproduit quelques évaluations de cours qui résument leur point de vue : « Le cours a été meilleur que prévu. Avant, je n’aurait [sic] jamais lu un livre volontairement. Mais maintenant j’ai presque envie d’en prendre un et de le lire. Je l’aime beaucoup [le professeur X], c’est pourquoi je me suis inscrit à ce cours parce que j’ai vu que c’était lui qui le donnait. Il s’enthousiasme pour des choses que la plupart des gens ne trouvent sûrement pas passionnantes, ce qui fait passer plus vite les trois heures de cours. »
Le professeur X impute la responsabilité de cette situation à ce qu’il appelle les « modes de pensée postmodernes » et au fait que les enseignants du college sont en majorité des enseignantes, ce qui a entraîné une « féminisation de l’inconscient collectif ». Il s’en prend aussi aux disciplines universitaires de composition et de rhétorique qui, selon lui, développent plus la sensibilisation politique que la rigueur. Tout ceci n’a, semble-t-il, rien à voir avec le sujet. Le professeur X est un pédagogue à l’ancienne, qui note avec sévérité (il lui est arrivé de recaler neuf étudiants d’une classe de quinze), et n’a pas eu beaucoup de chance avec ses élèves.
Mais, quand il ne s’attaque pas aux courants de pensée modernes, le professeur X est un analyste sagace, qui explique pourquoi il est difficile d’apprendre à rédiger à des étudiants insuffisamment préparés. « J’en suis venu à penser, dit-il, que les deux ingrédients les plus importants du mystérieux mélange qui fait le bien-écrire sont sans doute les suivants : 1) avoir lu suffisamment tout au long de sa vie pour avoir intériorisé les rythmes de l’écrit ; 2) cultiver la capacité de reproduire ces rythmes. » Cela paraît sensé. Si on lit de nombreuses phrases, on commence à penser en phrases, et si l’on pense en phrases, on peut en écrire, car on sait à quoi ressemble une phrase. L’individu parvenu à l’âge de 18 ou 20 ans sans avoir lu ne deviendra pas un auteur en quinze semaines. D’un autre côté, il n’est pas mauvais qu’il ou elle voie ce que c’est que de s’intéresser à des « choses que la plupart des gens ne trouvent sûrement pas très passionnantes ». Il y a un côté mannequin dans le métier d’enseignant.
Le professeur X a publié une suite à son article, toujours dans The Atlantic, pour faire la promotion de son livre. Il s’est lancé dans une petite croisade pour tenter d’endiguer le flot d’élèves du secondaire débarquant dans des colleges qui requièrent de maîtriser les liberal arts. Il est convaincu que les étudiants qui ne se sont pas préparés à ce type d’enseignement devraient pouvoir plutôt choisir une formation 100 % professionnelle. Ils ne sauront jamais lire Henry James ; ils ne sauront jamais écrire comme lui. Mais pourquoi donc le faudrait-il ?
C’est la méthode de l’aiguillage. On n’attend pas vingt ans pour faire le tri, et on ne consacre pas des ressources inutiles à des étudiants qui ne tireront aucun profit d’un cursus universitaire de haut niveau. On évalue alors les élèves beaucoup plus en amont, dès le premier cycle du secondaire : certains seront aiguillés vers une filière universitaire qui offre une culture générale et les autres vers une filière professionnelle. C’est ainsi qu’a fonctionné l’enseignement supérieur occidental pour l’essentiel de son histoire (15). Au XIXe siècle, aux États-Unis, il n’était en général pas nécessaire d’avoir un diplôme du college pour entrer dans une école de droit ou de médecine, et la majorité des étudiants de ces disciplines ne se donnaient pas la peine d’en passer un. Faire du college un point de passage obligé pour entrer dans les écoles supérieures spécialisées a peut-être été la réforme la plus importante de l’enseignement supérieur américain. Cela a rehaussé le statut des professions concernées en les rendant plus difficiles d’accès, et cela a empêché les établissements dédiés aux lettres et aux sciences (les liberal arts colleges) de dépérir. C’est pourquoi l’enseignement de culture générale reste la filière d’élite : c’est la voie d’accès aux professions de prestige. Et c’est ce que les étrangers entendent quand ils disent souhaiter un enseignement supérieur à l’américaine : ils pensent à ces disciplines de culture générale que sont les liberal arts.
Si ces livres voient juste, et que de nombreux étudiants se désintéressent effectivement de la dimension intellectuelle du college, c’est sans doute que le système est devenu trop vaste et trop hétérogène pour profiter à tous de la même manière. Il semble attirer des jeunes sans objectifs de carrière bien définis, mais il est incapable de les aider à s’orienter. C’est, en tout cas, ce que pensent Arum et Roksa. Les étudiants de colleges très sélectifs sont toujours hypermotivés (c’est même l’une des raisons pour lesquelles ils ont été sélectionnés), et la plupart des professeurs – toujours prompts à se congratuler – y sont convaincus de leur apporter quelque chose. Mais, quand l’enthousiasme manque, quand les jeunes entrent dans le système sans accorder de véritable importance à ce qui s’y passe, il est difficile de transformer les esprits.
Si la motivation diminue, cela signifie peut-être qu’une phase exceptionnelle de l’histoire de l’enseignement supérieur américain touche à sa fin. Cette phase a commencé après la Seconde Guerre mondiale et a duré cinquante ans. De nouvelles catégories de population ont alors fait leur entrée en masse à l’université. D’abord les anciens GI, qui ont bénéficié d’une loi spéciale : 2,2 millions sont passés par la fac entre 1944 et 1956. Puis il y eut la grande expansion des années 1960, quand les enfants du baby-boom sont entrés à l’université et que les inscriptions ont doublé. Après quoi est intervenue la mixité : quasiment tous les campus réservés aux hommes ont commencé à accepter les femmes, sauf les écoles militaires. Enfin, une remarquable diversification raciale et ethnique s’est produite dans les années 1980 et 1990.
Pour tous ces étudiants, le college n’était ni un rite social ni une formalité. L’enjeu était autrement plus important que naguère pour les élèves de Groton. Combien d’heures pensez-vous que ces nouveaux venus passaient, eux, à faire leurs devoirs ? La porte du college, que seuls les privilégiés pouvaient jusqu’alors franchir, s’ouvrait soudain en grand : aux anciens soldats ; aux enfants de la Grande Dépression dont les parents n’avaient pu se payer l’université ; aux femmes, encore exclues de nombre des meilleures écoles ; aux non-Blancs, victimes de la ségrégation ou sous-représentés ; aux enfants de ceux qui étaient venus aux États-Unis précisément pour que leurs descendants puissent aller à l’université. Pour tous ces groupes, le college était un passage nécessaire vers la réussite – financière, mais aussi sociale et personnelle. Ils accédaient enfin au rêve américain. Le college se devait d’être difficile. Sa difficulté même était garante de son potentiel de transformation.
« Pourquoi nous avez-vous demandé acheter ce livre ? » était une sacrée question. L’étudiant qui la posait ne se plaignait pas. Il essayait simplement de comprendre comment opérait la magie. Moi qui suis un partisan de la théorie 2, je me demande si les étudiants qui fréquentent aujourd’hui ce college se la posent toujours.
Cet article est paru dans le New Yorker le 11 juillet 2011. Il a été traduit Béatrice Bocard.
Notes
1| Groupe de huit universités prestigieuses du nord-est des États-Unis, de statut privé, ainsi désignées à cause de l’ancienneté de leurs bâtiments couverts de lierre. Le premier poste de Louis Menand était à Princeton.
2| Le college désigne aux États-Unis le premier cycle d’études universitaires (undergraduate, quatre ans en général), couronné par un BA (bachelor of arts) ou BS (bachelor of science), l’équivalent de notre licence. Menand avait été recruté par la City University of New York.
3| « Investissement » dans tous les sens du terme, parce qu’aux États-Unis, comme Menand le précise plus loin, l’inscription même dans une université d’État coûte de l’argent (7 600 dollars en moyenne pour le college actuellement). En France les droits d’inscription en licence sont symboliques (177 euros).
4| Aucun de ces tests n’est comparable au bac français. Les élèves qui souhaitent entrer à l’université ont le choix entre deux tests concurrents et payants, le SAT et le ACT. Certains passent les deux.
5| Le taux d’admission en première année à Sciences-Po Paris est de 12 %, de 14,5 % à HEC.
6| College de deux ans, ne dispensant pas le diplôme BA.
7| On compte 2,2 millions de jeunes dans l’enseignement supérieur en France. La tendance est à la baisse.
8| La proportion est la même en France.
9| En France, ce sont les étudiants sortis des filières sélectives qui bénéficient ensuite en moyenne des plus hauts revenus – revenus le plus souvent supérieurs, parfois très supérieurs à ceux des étudiants d’université qui ont fait un troisième cycle.
10| Dans les universités américaines, même publiques, les enseignants sont recrutés sur contrat de droit privé. Ils sont révocables ad nutum jusqu’à la titularisation, qui intervient sur des critères tenant principalement à la qualité des travaux de recherche.
11| Au college, les étudiants peuvent choisir les cours et les matières qu’ils souhaitent, mais sont tenus au bout d’un certain temps de choisir un « major », une matière principale. Les modalités de ce choix varient d’une université à l’autre.
12| Viking, 2011.
13| En France, un étudiant sur deux valide sa première année, 20 % décidant de redoubler.
14| En France, les enseignants-chercheurs de toutes les universités sont protégés par le statut de la fonction publique dès leur recrutement comme maîtres de conférences.
15| Le seul pays occidental qui continue de se conformer strictement à ce modèle est la Suisse. L’Allemagne a opté pour un système mixte, conjuguant l’orientation précoce des élèves vers les filières professionnelles et l’absence de sélection à l’entrée à l’université.