Questions kurdes

L’un de mes premiers reportages fut pour le Kurdistan d’Irak. J’étais alors au Monde. Grâce au réseau entretenu par Eric Rouleau – quel superbe journaliste -, je fus cueilli à l’aéroport de Téhéran par des Kurdes qui me conduisirent en voiture jusqu’à la frontière irakienne. De là une piste suivie de nuit, tous feux éteints, nous emmena jusqu’à atteindre une crête dominant la plaine tenue par l’armée de Saddam Hussein. Il était conseillé de se baisser derrière les rochers pour éviter les obus tirés à intervalles irréguliers. Certains des combattants kurdes que nous rencontrions étaient à cheval et je me souviens qu’un soir, après un parcours à pied aux côtés d’une colonne de mulets, une oie fut plongée dans grande bassine d’eau bouillante en mon honneur. Et mangée sans le moindre assaisonnement. Les Kurdes comprenaient mal et étaient un peu vexés que je ne sois pas venu avec un gros appareil photo. J’eus beaucoup de mal à leur expliquer que je travaillais pour un journal sans photos. Ils se demandaient s’ils ne s’étaient pas fourvoyés en me faisant venir. Ils m’ont tout de même fait rencontrer le vieux Barzani, un pacha sous sa tente, qui parlait par monosyllabes, et, plus intéressant, son fils Massoud, qui avait à peu près mon âge et était déjà considéré comme le successeur. J’ai tout de même pris des photos avec mon Instamatic. De retour à Paris, Le Monde publia mon reportage comme c’était alors l’habitude, un long texte tout gris en trois volets répartis sur trois numéros, le premier article à la une. Le titre était La longue marche des Kurdes. C’était en 1974. Les Kurdes s’étaient vu promettre l’indépendance par le traité de Sèvres en 1920 mais la Turquie kémaliste s’y est opposée et les Occidentaux sont revenus sur leur promesse. En 1974 j’étais encore plus naïf qu’aujourd’hui et l’idée d’une réunion des quatre entités kurdes en un seul Etat créé sur des morceaux d’Irak, d’Iran, de Turquie et de Syrie me paraissait s’inscrire à l’évidence dans le sens de l’histoire. J’avais été fortement impressionné par la qualité humaine des gens que j’avais rencontrés, la fierté et l’apparente simplicité de ces montagnards musulmans. J’ai continué de suivre la « question kurde » de loin mais avec émotion et ai ressenti comme une agression intime le bombardement chimique de villages que j’avais traversés. Quand les Etats-Unis décidèrent d’intervenir militairement en Irak, j’ai applaudi des deux mains parce qu’à mes yeux la priorité absolue était de débarrasser le Moyen Orient de son Hitler. Encore la naïveté. Comme Glucksmann et d’autres, il m’a bien fallu admettre que j’avais sous-estimé les enjeux et la sottise des dirigeants américains. Aujourd’hui les Kurdes sont l’adversaire le plus redoutable de Daech. On l’a vu à Kobané et ailleurs, ils sont les seuls à oser combattre pied à pied contre des fanatiques avides de mourir en martyrs. Ils menacent l’Etat islamique de lui ravir la dernière ville qu’il contrôle à la frontière turque. Avec 32 millions de personnes, les Kurdes sont le plus grand groupe ethnique sans Etat. A la faveur de la décomposition de l’Irak et de la Syrie, ils ont séparément construit deux régions autonomes, au nord de l’Irak puis au nord de la Syrie. Kobané appartient à cette région et c’est son invasion sauvage par Daech qui a déclenché la contre-attaque victorieuse des Kurdes syriens, aidés par l’aviation américaine et des combattants kurdes venus de Turquie et d’Irak. Le petit garçon mort échoué dont la photo a fait le tour du monde l’été dernier était un Kurde de Kobané. Le spécialiste américain Michael M. Gunter vient de consacrer un livre à cette région autonome de Syrie, la plus récente et la moins connue. Elle rassemble 2,2 millions de Kurdes sur une bande de terre de près de 400 kilomètres. Le journaliste du Guardian Jonathan Steele s’est rendu récemment sur le terrain. Il décrit la complexe alchimie de l’équilibre des pouvoirs et la subtile stratégie des dirigeants kurdes. Il décrit aussi la principale caractéristique de l’armée, forte de 55 000 combattants : elle est mixte. D’après les dirigeants, elle compte autant de femmes que d’hommes. Les photos des « martyrs », ceux qui ont été tués au combat, sont des deux sexes. Les combattantes kurdes forment des unités séparées, dirigées par femmes, mais se mêlent aussi aux unités masculines. Elles ne sont pas voilées, ne portent pas même de foulard sur la tête. Elles sont musulmanes, de la branche sunnite soufie. Olivier Postel-Vinay Cet article est paru dans Libération le 8 décembre 2015.

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