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Robert-Houdin ou la magie du marketing


Prestidigitation et automates présidaient au spectacle du plus célèbre illusionniste français du XIXe siècle, Jean-Eugène Robert-Houdin, né il y a 210 ans ce lundi. Mais le magicien utilisait aussi un procédé très moderne pour s’attirer les faveurs du public : le marketing. Dans ses mémoires Confidences d’un prestidigitateur, il expose les ficelles commerciales qui lui permettaient de fidéliser ses spectateurs.

 

Fontenelle a dit quelque part : Il n y a pas de succès si bien mérité où il n’entre encore du bonheur. Bien que sur ce principe de haute modestie je fusse en conformité d’opinion avec l’illustre Académicien, je voulus cependant à force de travail diminuer le plus possible la part que le bonheur pouvait revendiquer dans mes succès. D’abord je redoublai d’efforts pour me perfectionner dans l’exécution de mes expériences, et quand je crus avoir obtenu ce résultat, je cherchai aussi à me corriger d’un défaut qui, je le sentais moi-même devait nuire à ma séance. Ce défaut était une trop grande volubilité de parole ; mon boniment récité du ton d’un écolier perdait considérablement de son effet. J’étais entraîné dans cette fausse direction par ma vivacité naturelle, et j’avais beaucoup à faire pour me corriger, car ce naturel que j’essayais de chasser revenait toujours au galop. Toutefois à force de combats livrés à mon ennemi, je parvins à le dompter, et finis même par le modérer à mon gré.

Cette victoire me fut doublement profitable : je fis ma séance avec beaucoup moins de fatigue, et j’eus le plaisir de voir, à la tranquillité d’esprit de mes spectateurs, que j’avais réalisé cet axiome scénique, que plus un récit est fait lentement, moins il semble long à ceux qui l’écoutent.

En effet, si vous vous énoncez lentement, le public jugeant à votre calme que vous prenez vous même intérêt à ce que vous dites, subit votre influence et vous écoute avec une attention soutenue. Si, au contraire, vos paroles trahissent le désir de terminer promptement, vos auditeurs reçoivent le contre-coup de cette inquiétude, et il leur tarde ainsi qu’à vous de voir arriver la fin de votre discours.

J’ai dit que le public d’élite venait en foule à mon théâtre, mais ce que paraîtra surprenant c’est que, malgré cette affluence aux places d’un prix élevé, le parterre comptait souvent nombre de places vides. J’avais l’ambition de voir ma salle complètement remplie. Je crus ne pouvoir mieux y parvenir qu’en m’occupant de la publicité de mon théâtre que j’avais jusqu’alors un peu négligée.

Une innovation vint me procurer d’excellentes réclames, dont le public se chargea d’être le complaisant propagateur.

De temps immémorial, il était passé en usage, dans les séances de prestidigitation, de distribuer de petits cadeaux au public, dans le but d’entretenir son amitié. On choisissait presque toujours des jouets d’enfants, dont les spectateurs de tout âge se disputaient la possession, ce qui faisait souvent dire à Comte, au moment de cette distribution : « Ce sont des joujoux à l’usage des grands et des petits enfants. » Ces cadeaux avaient une durée très éphémère, et comme rien n’indiquait leur origine, ils ne pouvaient attirer l’attention sur celui qui les avait donnés.

Tout en restant aussi libéral que mes prédécesseurs, je voulus que mes petits présents rappelassent plus longtemps le souvenir de mon nom et de mes expériences. Au lieu de pantins, de poupées et d’autres objets du même goût, je distribuai à mes spectateurs, sous forme de cadeaux produits par la magie, des journaux comiques illustrés, d’élégants éventails, des albums de ma séance, de gracieux rébus, le tout accompagné de bouquets et d’excellents bonbons. Chaque objet portait non seulement cette suscription : Souvenirs des soirées fantastiques de Robert-Houdin, mais il contenait en outre, selon sa nature, des détails sur ma séance. Ces détails étaient donnés dans de petites poésies pour lesquelles je demande au lecteur l’indulgence que mérite leur peu de prétention.

Sur l’une des faces de l’éventail, par exemple, était une jolie gravure, représentant l’entrée de mon théâtre ; l’autre était couverte de ces pièces rimées dont je viens de parler ? En voici un spécimen :

 LA PENDULE AERIENNE

Mesdames, ma pendule obéit, compte, sonne,

C'est gratuit !

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 Marque l’heure ou s’arrête au gré de tout désir ;

 Mais pour vous, chaque fois que son timbre résonne

 Puisse-t-elle sonner une heure de plaisir !

 

Toutes mes expériences étaient ainsi décrites. De temps en temps aussi au milieu de ces descriptions se trouvait, à l’adresse des spectateurs, un compliment tel que celui-ci :

 AU PUBLIC

Combien j’aime à voir,

 Chaque soir,

 Par la foule amie,

 Ma salle envahie,

 Et remplie,

 A ne pas s’y mouvoir.

 Pour mériter longtemps une faveur si chère,

 Comptez sur mes efforts et sur mon savoir-faire ;

 Spectateurs d’aujourd’hui, venez me voir demain ;

 Venez… je vous prépare un autre tour de main.

 

Parmi ces fantaisies, celle qui m’avait donné le plus de mal à composer, c’était mon journal comique. Notez que je ne pouvais faire ce travail que dans mes moments de loisir, et ces moments j étais obligé de les prendre sur mon sommeil. Ce journal, sur papier de luxe, et de petit format était illustré. Le texte parodiait celui des grands journaux. L’entête était ainsi conçue :

 LE CAGLIOSTRO

Passe-temps de l’entracte (ne jamais lire passe t’en)

Ce journal, paraissant le soir, ne peut être lu que par des gens éclairés.

 Le rédacteur prévient qu’il n est pas timbré (le journal).

 On est prié d’affranchir les lettres, si l’on ne préfère les adresser franco.

 Venaient ensuite, dans le même esprit, ma profession de foi, les faits divers, la littérature, les inventions et découvertes, les annonces, etc. Je ne citerai que quelques uns de ces articles afin d’en donner une idée.

 FAITS DIVERS

Le Ministre de l’Intérieur ne recevra pas demain, mais le Ministre des Finances recevra tous les jours… et jours suivants.

 Un avis du Moniteur rappelle aux jeunes gens qui se destinent à l’Ecole des mines, qu’il faut être majeur pour être mineur.

 INVENTIONS ET DÉCOUVERTES

La Gazette des Basses Pyrénées annonce qu’un tanneur de Pau vient d’inventer un nouvel instrument pour passer son tan.

 RÉVEIL ÉCONOMIQUE ET SANS ROUAGES

Un timbre et un marteau suffisent. A l’heure que l’on désire, on frappe soi-même sur le timbre avec le marteau, jusqu’à ce qu’on soit éveillé.

 ANNONCES

M Semelé, cordonnier, vient de réduire le prix de ses bottes, qu’il livre au prix coûtant ; il espère se retirer sur la quantité.  A qui en prend douze, la treizième est donnée par dessus le marché.

Assurances contre les voleurs. La Compagnie se charge de prendre les objets à domicile pour les garder.

 

Il n est pas jusqu’à la bande qui ne portât aussi son mot.

 A Monsieur ou Madame*** demeurant ici.

 Votre abonnement finissant ce soir, le gérant du journal vous prie de le renouveler demain, si vous ne voulez pas le voir expirer (l’abonnement).

 

Le public avait la bonté de s’amuser de ces plaisanteries, qui lui faisaient patiemment passer l’en tr’acte, et me permettaient, à moi, de prendre quelques instants de plus pour préparer la seconde partie de la séance.

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