Shakespeare était-il un Ovni ?


En français le terme fraude est généralement suivi de fiscale, mais il va s’afficher bientôt sur les écrans parisiens accolé au nom de l’auteur dramatique le plus joué dans le monde, Shakespeare. Qualifié par ses promoteurs de « thriller politique », le film de Roland Emmerich Anonymous: Was Shakespeare a Fraud se présente comme une enquête sur l’authenticité des œuvres du natif de Stratford et le climat politique de  l’époque. Or la présentation sur le site officiel du film annonce d’entrée qu’ « il n’existe aucune documentation prouvant que Shakespeare a écrit un seul mot » du répertoire qu’on lui prête : au temps pour la fiabilité de l’enquête, car documentation il y a, et plus importante que pour la plupart des auteurs contemporains. L’impeccable biographie de Samuel Schoenbaum, Shakespeare’s Lives, en faisait l’inventaire détaillé dès 1970. Pourtant  le nom de Shakespeare sur les in-quartos imprimés de son vivant, les nombreuses références à ses œuvres, les témoignages de ceux qui l’ont connu, dont aucun n’émet le moindre doute sur son identité ne suffisent pas aux sceptiques. Alors d’ou vient leur scepticisme, de quel document ? Eh bien… aucun. Pourquoi ils doutent ? James Shapiro a fait le point récemment sur la question dans Contested Will: Who Wrote Shakespeare (voir le compte rendu de Stanley Wells pour la New York Review of Books). Le soi-disant « problème », le « mystère » n’inquiète personne jusqu’au XIXe  siècle, quand divers lecteurs se mettent à chercher des indices biographiques dans les pièces et en tirent toutes sortes de déductions. Wordsworth proposait déjà une lecture des Sonnets où Shakespeare livrait la clef de son propre cœur, déchiré entre un ange blond et une brune séductrice. En 1857 une Américaine, Delia Bacon, publie The Philosophy of the Plays of Shakspere Unfolded où elle affirme que ces pièces ne peuvent en aucun cas être l’œuvre d’un petit bourgeois provincial sans éducation. Il y fallait au moins un universitaire, et surtout un aristocrate. Pour elle le véritable auteur est à coup sûr son propre homonyme, Sir Francis Bacon. Encouragée dans ses hypothèses par Emerson, elle se rend en Angleterre, et passe une nuit dans la petite église de Stratford où elle espère arracher à la tombe de Shakespeare les preuves de son imposture, mais recule in extremis, et sombre peu après dans la folie. À sa suite, une foule de décrypteurs cherchent le chiffre enfoui dans les textes du poète. Pourquoi Bacon aurait-il dissimulé cette partie de son œuvre ? Ici commencent les théories du complot : enfant naturel d’Elisabeth, véritable héritier du trône, il ne pouvait apparaître publiquement comme un vulgaire brûleur de planches. Toutes les théories romanesques qui fleurissent après Delia ont la même origine, l’intime conviction d’amateurs détectives illuminés par une intuition qui leur désigne une demi-douzaine de candidats rivaux, de Marlowe à la sœur de Sidney. Parmi les plus prestigieux et les moins invraisemblables, Bacon a eu longtemps le dessus, mais depuis quelques années c’est Edward de Vere, comte d’Oxford, qui obtient le maximum d’attention et de suffrages. À tel point qu’aux États-Unis, où on ne plaisante pas avec les usurpations d’identité, l’affaire est allée en justice. En 1987, trois juges de la Cour suprême ont présidé de très intenses débats conclus par un vote où Shakespeare l’a emporté de justesse devant Oxford. Mais le débat continue entre les membres de la Cour, où le nombre des Stratfordiens se réduit d’année en année (voir Jess Bravin, « Justice Stevens Renders an Opinion on Who Wrote Shakespeare's Plays : It Wasn't the Bard of Avon, He Says; 'Evidence Is Beyond a Reasonable Doubt' », The Wall Street Journal, 18 avril 2009). Tout cela n’est pas sérieux ? Pourtant une foule de gens célèbres, penseurs ou artistes renommés, y ont donné crédit. Freud qui a fondé sa thèse de l’Œdipe sur l’homme de Stratford se convertit à la cause d’Oxford en lisant l’essai d’un certain Thomas Looney, “Shakespeare” Identified in Edward De Vere Seventeenth Earl of Oxford (1920). La vie tumultueuse du comte, « véritable homme de la Renaissance », proclame le site du film Anonymous qui s’en inspire librement, semblait se réfléchir dans les œuvres du poète. Comme d’autres avant lui, Freud avait peine à croire qu’un homme qui avait « grandi en face d’un tas de fumier » puisse en être l’auteur.  S’il avait connu tous les épisodes répertoriés par Alan Nelson dans sa biographie d’Oxford, Monstrous Adversary (2003), peut-être aurait-il hésité à l’adopter comme père de Hamlet. Reparlons-en si vous voulez à la sortie du film en janvier prochain.
LE LIVRE
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Volonté contestée. Qui a écrit Shakespeare ?, Simon & Schuster

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