Shukuk

Au faîte de la civilisation arabe, le mot shukuk (« doutes ») avait fini par désigner un genre littéraire, dans lequel un savant présentait des objections à l’enseignement d’Aristote, de Ptolémée ou de tel autre maître de la science grecque. C’est ainsi que le grand médecin et philosophe persan Al-Razi, appelé par le calife abbasside à diriger l’hôpital de Bagdad au tout début du Xe siècle, écrivit Doutes sur la théorie de Galien et sur la façon dont ses successeurs s’en servent aveuglément. Dans un ouvrage dicté alors qu’il avait perdu la vue, il écrit ces fiers propos : « Je ne suis jamais entré au service d’un roi, d’un chef militaire ou d’un administrateur, et s’il m’est arrivé de converser avec un roi, ce ne fut jamais sur des questions allant au-delà de ma responsabilité et de mes conseils de médecin. » Il était libre-penseur : « Les prophètes sont au mieux des imposteurs […]. L’homme ordinaire est parfaitement capable de penser par lui-même et n’a besoin d’être guidé par personne. »
Les révolutions de Tunis et du Caire sont mues par une jeunesse férue d’Internet, produit de la science occidentale véhiculant un esprit critique hérité de la Grèce antique. Elles renouent peut-être, plus ou moins souterrainement, avec la grande tradition de shukuk, d’esprit critique mais aussi de tolérance et même, comme le montrent ces textes d’Al-Razi, de méfiance à l’égard des pouvoirs qui irrigua le monde arabe pendant des siècles.
Le mot « progrès » a mauvaise presse, de nos jours – mais pas toujours pour de bonnes raisons. La culture du doute, de la remise en cause fut le moteur du progrès scientifique, d’un côté, des avancées vers la démocratie, de l’autre. Le monde arabe est globalement resté à l’écart de ces deux dynamiques depuis l’époque de la Renaissance européenne. Pourquoi ? Est-ce une fatalité ? Dans l’entretien qu’il nous avait accordé pour notre dossier sur le Coran, le sociologue marocain Mohammed Ennaji observait que, dans le monde arabe, la religion musulmane sacralise les rapports de sujétion. Il jugeait que « la société musulmane reste bloquée par cette relation rigide aux textes sacrés ». Voici qui est peut-être en train de changer.

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