Tous des psychopathes ?
Publié en octobre 2015. Par Olivier Postel-Vinay.
Hafez Al-Assad ? « Un psychopathe doté d’une double personnalité », déclarait le Libanais Walid Joumblatt en 2013. Il qualifie aussi son frère Bachar de « tueur psychopathe ». Syrianfacts, « site de sensibilisation à la révolution syrienne », présente de même la dictature des Assad comme « un régime de psychopathes », et affirme : « Il est possible de diagnostiquer la psychopathie, au sens clinique du terme, pour les membres du régime assadien, à tous les niveaux ». Le site évoque « le manque total d’empathie » pour les victimes et l’absence de remords.
« Ça rappelle un peu l’Allemagne nazie », dit aussi Joumblatt. Hitler a souvent été présenté comme un psychopathe. C’était d’ailleurs le diagnostic fait par le psychiatre Edmund Forster qui l’avait examiné lors de son hospitalisation après une attaque au gaz en 1918 : « un psychopathe avec des symptômes d’hystérie ». Pas mal vu, dirait-on avec le recul du temps.
Mais qu’est-ce donc qu’un psychopathe ? Le sens du mot a évolué, et aujourd’hui se perd dans les sables de la nosographie psychiatrique. Il n’y a pas d’entrée « psychopathe » dans le fameux DSM, le manuel de la psychiatrie américaine. Ni dans celui de l’OMS. Aujourd’hui, si psychopathie il y a, elle est à rechercher dans les sous-catégories d’un syndrome beaucoup plus vaste, appelé « trouble de la personnalité antisociale » par le DMS, « trouble de la personnalité dyssociale » par l’OMS. Un trouble fourre-tout, une sorte de poubelle où les psychiatres jettent quantité de syndromes difficiles à classer.
C’est d’ailleurs leur problème depuis l’origine. Quand le terme est apparu, au début du XIXè siècle, il désignait une forme de « dépravation morale » ou d’ « insanité morale » rencontrée chez des gens par ailleurs d’allure tout à fait normale. Mr Jekyll et Mr Hyde, si l’on veut. On retrouve ce paradoxe chez beaucoup de tueurs en série, souvent présentés comme le prototype du psychopathe. Derrick Todd Lee, qui a violé et tué une brochette de femmes en Louisiane, organisait des barbecues, animait un groupe d’étude de la Bible était jugé sympathique, voire charmant. La seconde épouse de Guillaume II s’enticha du « sympathique monsieur Hitler ». Lequel savait en effet se montrer délicieux et l’était sans doute parfois sans se forcer, notamment quand il était reçu dans la famille de ses amis. « Il était tout à fait touchant avec les petits », se souvient Winifred Wagner. Bachar Al-Assad a pu être décrit comme « charmant, très à l’aise ». Et aussi (par sa belle-sœur) « très intelligent ». Comme certains tueurs en série, au QI de 140.
Selon les criminologues américains Jack Levin et Alan Fox, la principale caractéristique du psychopathe est en réalité un trait partagé par chacun de nous, mais exacerbé. C’est la faculté de compartimenter l’univers moral. Comme le soldat à la guerre, ou le jihadiste, qui déshumanise son adversaire, le psychopathe « construit au moins deux catégories d’être humains : son entourage familial et amical, et les individus avec lesquels ils n’a aucun lien et dont il peut faire ses victimes ». Le psychiatre Robert Jay Lifton a analysé cette faculté chez les médecins nazis ayant mené des expériences dans les camps de concentration. Ils ont développé deux « moi » séparés, l’un dans le camp et l’autre dans leur famille. Leur premier moi leur permettait d’évacuer tout risque de ressentir de la culpabilité et de continuer de se considérer comme des gens respectables.
Mais Jack Levin et Alan Fox remettent en cause l’idée que le psychopathe ne ressent pas d’empathie pour ses victimes. Chez le tueur en série, la préparation du meurtre exige souvent « une forte empathie cognitive » et , du moins quand le but est sexuel, la jouissance est d’autant plus vive que l’empathie est grande. En revanche, oui, comme l’illustra entre autres le cas Eichmann, le psychopathe n’éprouve jamais de remords.
Nous sommes tous capables, au moins dans une certaine mesure, de compartimenter notre univers moral. Nous sommes donc tous un peu psychopathes. Mais une frange significative de la population l’est nettement plus que la moyenne. Le criminologue Robert Hare évalue à au moins 1% le pourcentage de « psychopathes infracliniques », où l’on retrouve pêle-mêle des séducteurs cyniques, des traders sans scrupules et des séropositifs qui ne protègent pas leurs rapports. Curieusement, la psychopathie clinique, dont relèvent indubitablement les frères Assad, n’est pas considérée comme une maladie mentale.
Olivier Postel-Vinay
Ce texte est paru dans Libération le 23 septembre 2015.