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Toute la poésie d’Alep

Alep, bastion des rebelles syriens, est quasiment encerclée par l’armée de Bachar al-Assad. Les civils et même certains combattants fuient vers la Turquie. Cette ville parmi les plus anciennes du monde, massivement bombardée par l’aviation russe, n’a plus rien de la cité qui faisait rêver les poètes. Ils ont été intarissables sur la douceur de son atmosphère, la majesté de sa forteresse, la beauté de ses paysages. Dès le XIVe siècle, l’explorateur Ibn Battuta s’assurait leur concours, dans ses Voyages, pour décrire l’histoire et les charmes de cette cité qui ajoutait « du plaisir au plaisir même ».

 

De Sermîn, nous nous rendîmes à la ville de Haleb [Alep], la ville grande et la métropole magnifique. Voici ce que dit Abou’lhoçaïn, fils de Djobeïr, en la décrivant : « Le mérite de cette ville est immense, et sa renommée aura cours en tout temps. Sa possession a souvent été recherchée par les rois, et son rang a fait impression sur les hommes. Combien de combats n’a-t-elle pas suscités, et combien de sabres brillants n’ont-ils pas été dégainés pour elle ! La solidité de sa forteresse est célèbre, et son élévation est évidente ; on ne se hasardait pas à l’attaquer, à cause de sa force, ou, si on l’osait, on ne l’emportait pas. Ses côtés sont en pierre de taille, et elle est construite dans des proportions pleines de symétrie. Elle a cherché à surpasser en durée les jours et les années, et elle a conduit à leur dernière demeure les notables et les plébéiens ! Où sont ses princes hamdânites et leurs poètes ? Tous ont disparu, et les édifices seuls sont restés. Ô ville surprenante ! Elle dure, tandis que ses possesseurs ont passé ; ceux-ci ont péri, et sa dernière heure n’est pas arrivée. On la recherche après eux, et on l’obtient sans beaucoup de difficultés ; on désire l’avoir, et l’on y réussit au moyen du plus léger sacrifice. Telle est cette ville d’Alep. Combien de ses rois n’a-t-elle pas introduits dans un temps passé, et combien de vicissitudes de la fortune n’a-t-elle pas bravées par sa position ! Son nom a été fait du genre féminin ; elle a été ornée des atours des jeunes femmes chastes, et elle s’est soumise à la victoire, de même que d’autres l’ont fait. Elle a brillé comme une nouvelle mariée, après le sabre de sa dynastie, Ibn Hamdân. Hélas ! sa jeunesse s’en ira, on cessera de la rechercher, et encore quelque temps, sa destruction arrivera avec promptitude. »

La forteresse d’Alep s’appelle Achchahbâ ; dans son intérieur il y a deux puits d’où jaillit l’eau, et on n’y craint pas la soif. Deux murs entourent le château ; il y a tout auprès un grand fossé d’où l’eau sourd ; et sa muraille compte des tours rapprochées les unes des autres. Ce fort renferme des chambres hautes, merveilleuses, et percées de fenêtres. Chaque tour est occupée, et dans ce château fortifié les aliments ne subissent aucune altération par l’effet du temps.

On y voit un sanctuaire que visitent quelques personnes, et l’on dit qu’Abraham y priait Dieu. Cette forteresse ressemble à celle appelée Rahbet Mâlic Ibn Thaouk, qui se trouve près de l’Euphrate, entre la Syrie et l’Irak. Lorsque Kâzân, le tyran des Tartares, marcha contre la ville d’Alep, il assiégea ce fort pendant plusieurs jours ; puis il s’en éloigna, ayant été frustré dans son désir de s’en emparer.

Ibn Djozay, dit « Le poète de Seïf eddaoulah, nommé Alkhâlidy, a dit au sujet de cette forteresse :

C’est un lieu vaste et âpre qui surgit contre celui qui veut s’en emparer, avec son beffroi élevé et son flanc indomptable.
L’atmosphère étend sur ce lieu un pan de nuage et décore ce château d’un collier, que forment ses étoiles brillantes.
Lorsqu’un éclair brille dans la nuit, ce fort apparaît, à travers ses interstices, comme resplendit la constellation de la Vierge, entre les espaces des nuages.
Combien d’armées ce château n’a-t-il pas fait périr dans l’angoisse, et combien de conquérants n’a-t-il pas mis en fuite !

 

Le même poète dit encore ce qui suit sur ce château, et ce sont des vers admirables :

C’est une citadelle dont la base embrasse les sources d’eau, et le sommet dépasse la ceinture d’Orion.
Elle ne connaît point la pluie, puisque les nuées sont pour elle un sol, dont ses bestiaux foulent les côtés.
Lorsque le nuage a donné de l’eau en abondance, l’habitant de la forteresse épuise l’eau de ses citernes avant que ses sommets soient humectés.
Son belvédère serait compté au nombre des étoiles des cieux, si seulement il parcourait leurs orbites.

Les ruses de cette forteresse ont repoussé les subterfuges des ennemis, et les maux qu’elle a occasionnés l’ont emporté sur leurs maux.

Voici ce que dit au sujet de ce château Djémâl eddîn Aly, fils d’Aboul’lmansoûr :

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Peu s’en faut que, par l’immensité de sa hauteur, et le point culminant auquel son sommet atteint, ce château ne fasse arrêter le globe céleste, qui tourne autour de la terre.

Ses habitants se sont rendus à la Voie lactée comme à un abreuvoir, et leurs chevaux ont brouté les étoiles comme on paît les plantes fleuries.

Les vicissitudes des temps se détournent de lui par crainte et par frayeur, et le changement n’existe pas pour ce château.

 

Reprenons le récit du voyage. On donne à la ville d’Alep le nom de Halab Ibrâhîm, car ce patriarche y a habité, et il possédait de nombreux troupeaux de brebis, dont il donnait à boire le lait aux pauvres, aux mendiants et aux étrangers. Ces gens se réunissaient et demandaient le lait d’Abraham, de manière que la ville finit par être ainsi appelée. C’est une ville excellente, qui n’a pas sa pareille pour la beauté de l’emplacement, la grâce de sa disposition, la largeur de ses marchés et leur symétrie. Ils sont recouverts d’une toiture en bois, et les habitants y trouvent toujours de l’ombre. La kaïçâriyah d’Alep est unique pour la beauté et la grandeur. Elle entoure la mosquée, et chacune de ses galeries est placée en face d’une des portes du temple. La mosquée djâmi d’Alep est une des plus jolies qu’on puisse voir. Dans sa cour, il y a un bassin d’eau, et tout autour d’elle règne une chaussée pavée très vaste. La chaire est d’un travail admirable, et incrustée d’ivoire et d’ébène. Près de cette mosquée principale se trouve un collège qui lui ressemble par la beauté de sa situation et sa construction de ses citernes avant que ses sommets soient humectés.
Son belvédère serait compté au nombre des étoiles des cieux, si seulement construction solide. Il est attribué aux émirs de la famille de Hamdân. Outre celui-ci, il y a dans la ville trois autres collèges et un hôpital.

Quant à l’extérieur d’Alep, c’est une large et vaste plaine, où se voient de grands champs ensemencés, des vignes plantées avec ordre, et des vergers sur le bord de son fleuve. Celui-ci est le même qui passe à Hamâh et qui est nommé Al’âcy. On dit qu’il a reçu cette dénomination parce que celui qui l’examine s’imagine à tort que son courant est de bas en haut. L’esprit éprouve, dans le voisinage de la ville d’Alep, un contentement, une gaieté, une joie comme on n’en ressent pas ailleurs. C’est une des villes qui sont dignes d’être le siège du khalifat.

Ibn Djozay dit : « Les poètes se sont fort étendus dans la description des beautés de la ville d’Alep, et dans la mention qu’ils ont faite de son intérieur et de ses environs. »

Parmi eux Abou Ibâdah elbohtory s’exprime ainsi au sujet de cette ville :

Ô éclair qui a brillé un peu au-dessus de ce que je chéris, Alep, du haut du château de Bithiâs   !

Il emprunte sa couleur du lieu où croît la rose jaune, et de toutes ces vastes plaines, et ces lieux abondants en myrte.

C’est une terre qui, venant à mon secours, lorsque je suis bien triste par le souvenir de votre absence, ne manque pas de me rendre plus gai.

Le poète illustre Abou Becr essanoûbéry, dit à ce sujet :

Que le lait de la nuée abreuve le séjour fortuné d’Alep ! Combien cette ville n’ajoute-t-elle pas de plaisir au plaisir même !

Que de jours heureux y ont été passés dans la joie, tandis que la vie n’y était pourtant pas réputée agréable !

Lorsque les plantes déploient dans Alep leurs étendards, leurs robes de soie et les bouts de leurs turbans.

On admire au matin leurs côtés purs comme l’argent, et leur milieu brillant comme l’or.

 

Abou’l’alâ elma’arry dit sur le même sujet :

Alep est pour celui qui y arrive un jardin d’Eden, et pour ceux qui s’en éloignent un feu ardent.

Le grand y est magnifique, et à ses yeux la valeur de ce qui est petit est augmentée par l’effet du charme de ce lieu.

Or Kouwéik est une mer dans l’esprit de ses gens, et un de ses cailloux tient le rang du mont Thabîr.

 

Voici ce que dit sur cette ville Abou’lfitiân, fils de Djaboûs:

Ô mes deux amis ! quand ma maladie vous fatiguera, faites-moi respirer le doux souffle du vent d’Alep,

Du pays dans lequel le vent d’est a sa demeure ; car le vent vierge m’est nécessaire.

Voici sur Alep des vers d’Abou’lfath Cachâdjem:

Aucun pays du monde ne procure autant d’avantages à ses habitants que le fait Alep.

Dans cette ville se trouve rassemblé tout ce que tu peux désirer. Visite-la donc, c’est un bonheur de s’y trouver.

Écoutons maintenant Abou’lhaçan Aly, fils de Moûça, fils de Saïd algharnâthy al’ansy:

Ô conducteur des chameaux, que tu laisses longtemps reposer les montures ! Poussons-les plutôt ensemble dans le chemin d’Alep.

Car cette ville est le lieu de mon désir, le séjour que je souhaite, et le point de mire de mes vœux.

Elle possède Djewchen et Bithiâs ; et dans elle résident des hommes vraiment généreux.

Quelle pâture on y trouve pour satisfaire l’œil et l’esprit ! Les souhaits y sont abreuvés à pleine coupe.

Les oiseaux qui chantent annoncent leur gaieté ; les branches des arbres se penchent pour s’embrasser.

En haut de la citadelle appelée Achchahbâ se voient dans tout son circuit les étoiles du ciel qui l’environnent en guise de ceinture.

LE LIVRE
LE LIVRE

Voyages de Ibn Battûta, La Découverte, 1997

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