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Un rêve de croisière


Le plus gros paquebot de croisière du monde, Harmony of the Seas, prendra la mer dimanche. Les navires ne fascinent pas seulement les touristes et les petits garçons. Dans cet extrait d’Escales en Méditerranée, Henri de Régnier nous initie aux charmes de la navigation de luxe à bord d’un yacht de rêve parti pour le plus beau des voyages. Embarquez pour « le pays des hommes vêtus de blanc ».

 

La portière du wagon ouverte, je vois accourir deux matelots qui attendaient l’arrivée du train. Vêtus de toile blanche, cols bleus, bérets blancs, ils se précipitent sur nos valises. Je remarque leurs figures sympathiques, leur désinvolture, l’adresse de leurs mouvements. Avec eux nous sortons de la gare et la voiture nous emporte à travers Marseille. La nuit est douce et belle. La Cannebière flambe de tous les feux de ses cafés illuminés. Nous voici au Vieux Port. Le yacht est amarré à quai. Poignées de main, paroles, rires, cabines. L’odeur de cuir des valises se mêle à l’odeur du bord, cette indéfinissable odeur où se retrouvent celles des vernis, des huiles, des goudrons, cette odeur d’iode et de sel qui est comme l’haleine marine du voyage. Peu à peu les bruits de la ville se taisent. Silence. Parfois un craquement de boiserie et, sur le pont, le passage d’un pas si léger, si souple qu’on dirait le pas d’un pied nu.

Il faut dormir. On n’appareille que demain vers cinq heures. Je pense à ce yacht blanc que j’ai vu, il y a quinze ans, s’en aller vers la haute mer et que je suivais des yeux avec tant d’envie !

J’ai passé une partie de la matinée et l’après-midi à faire dans Marseille divers achats, de ces achats du dernier moment où, avant d’entreprendre un long voyage, on répare les oublis qu’a causés la fièvre du départ. Matinée et méridienne brûlantes, en ce Marseille de plein été où la lumière est éclatante sous un ciel durement bleu, en ce Marseille qui sent l’ail et la marée, en ce Marseille, comptoir de la Méditerranée et Porte de l’Orient, de cet Orient vers lequel je vais voguer d’escale en escale pendant de longues semaines, dans le bonheur ébloui d’un long désir enfin réalisé. Cette attente m’empêche de retrouver dans le Marseille d’aujourd’hui les impressions dues au Marseille de ma vingtième année. Depuis lors du temps a passé et bien des aspects du monde se sont révélés à mes yeux qui, alors, ignoraient tout. La belle Italie m’a laissé entrevoir ses trésors. À Venise mes pas ont foulé les dalles de la place Saint-Marc. J’ai déchiffré le labyrinthe de ses calli et de ses canaux ; j’ai abordé aux îles de sa Lagune et il m’a fallu m’arracher à son sortilège pour aller goûter les fières joies de Florence et les austères grandeurs de Rome. D’au-delà des mers, la lointaine Amérique m’a appelé à elle. J’ai erré à New York de « blocs » en « blocs » ; à Chicago, j’ai vu la neige tomber du ciel charbonneux ; à San-Francisco j’ai salué le printemps californien. Après avoir traversé l’étendue de l’Atlantique, j’ai franchi les vastes espaces terrestres qui le séparent du Pacifique. Au retour la Nouvelle-Orléans m’attendait, douce encore d’avoir été française, dans les boues de son delta. Mais, après tant de lieues et tant de milles parcourus, avec quelle joie j’ai vu briller dans la nuit marine les premiers feux qui annonçaient l’approche de la terre de France d’où je vais m’éloigner tout à l’heure avec l’avide curiosité des contrées nouvelles dont j’ai longtemps rêvé et dont le désir tourmentait mes songes vagabonds…Nous voici tous maintenant réunis à bord du yacht. Les oisifs massés sur le quai échangent leurs réflexions, ponctuées parfois d’un rire ou d’un juron. Les blancs matelots vont et viennent et gagnent leurs postes. Les amarres qu’on largue raclent la pierre chaude du quai. Le commandant est monté sur la passerelle. Le pilote a pris place à ses côtés. Des ordres brefs se mêlent à des sonneries. Le sifflet du quartier-maître cingle l’air. L’hélice donne ses premiers tours. Insensiblement le yacht se met en mouvement. Soudain la sirène lance son mugissement. On part. On est parti. Nous avançons lentement sur les eaux encombrées du Vieux Port. Peu à peu la pointe du Pharo et la vieille tour du Fort Saint-Jean se rapprochent de nous et semblent s’écarter l’une de l’autre. Entre elles un espace libre apparaît, d’un bleu qui se dore. C’est la haute mer. L’étrave coupe ses premières ondulations. Une vive brise me touche au visage. Il est six heures. La vitesse augmente ; le vent aussi. Nous dépassons le château d’If. Le roulis s’accentue. Le bleu du flot s’argente de brèves écumes autour des îles Pomègue et Ratonneau. Marseille a disparu : nous longeons la côte. Le yacht a mis le cap vers la Corse. Nous sommes en mer… Le plus beau, le plus chaud, le plus doux des crépuscules nous enveloppe peu à peu. Le vent est tombé. Le pavillon a été amené. Les feux de position s’allument, verts et rouges. Le yacht s’illumine. Les argenteries et les cristaux brillent sur la table de la salle à manger et la veste immaculée du stewart complète la virginité du linge. Nous sommes dans le pays des hommes vêtus de blanc. Il n’y manque que la blanche parure aérienne des voiliers ; le yacht la remplace par la blanche peinture de sa coque et de sa lisse, par le blanc vernis de ses cabines. Maintenant la nuit est tout à fait venue, la première nuit en mer, dans le silence des étendues désertes où vibre le frémissement sourd de l’hélice, sous la légère blancheur des draps, avec l’attente joyeuse du réveil. Tout dort, même le chien chinois roulé en boule soyeuse sur le divan du salon, même le beau perroquet jaune et bleu, une chaîne à la patte et l’œil rond comme un hublot, se balançant sur son perchoir, tout dort excepté l’infatigable et l’active hélice, excepté l’officier et les hommes de quart, excepté l’aiguille éternellement vacillante de la boussole dans son habitacle.

Je marche avec plaisir sur le pont. Ce matin, dès l’aube, j’ai entendu ruisseler l’eau dont on l’inondait pour le laver furieusement, car laver et astiquer sont les principales préoccupations du bord. Le bois, les cuivres y sont d’une propreté méticuleuse. Je m’en suis aperçu en rôdant dans ma nouvelle demeure marine, un beau yacht de 800 tonneaux où sont rassemblées toutes les conditions d’un luxueux confort. Les cabines, pourvues chacune de sa salle de bain, sont commodément et élégamment aménagées. Tout y est fixé, encastré, agencé, de façon à défier les surprises du roulis et du tangage, car, même dans la belle saison, la Méditerranée n’est pas sans caprices, sans humeurs et même sans colères. Aujourd’hui elle n’est que caresses sous un joyeux soleil qui chauffe la toile tendue des tentes. Elles abritent pour le moment à l’arrière un concile de fauteuils d’osier à coussins multicolores et de chaises longues paresseusement alanguies. Personne encore dans la salle à manger vide avec sa grande table en acajou massif, son dressoir où luisent des argenteries anglaises, ses fenêtres ouvertes où l’air fait palpiter des rideaux légers. Personne non plus dans le salon, avec ses meubles aux formes nettes, ses divans, ses bibliothèques bien fournies, ses tapis d’Orient, jetés çà et là, comme pour annoncer les beaux pays vers lesquels nous allons. Il y a aussi, dans un coin de la vaste pièce, tout ce qu’il faut pour écrire. Écrire à qui ? On se sent si délicieusement, si égoïstement détaché de tout. Écrire à qui, sinon à quelque Néréide, à quelque Princesse lointaine ? Et le message, qui le portera ? Quelque mouette obéissante, quelque dauphin bien stylé.

Je suis monté sur la passerelle. Un double escalier à rampe de cuivre y conduit. De là on domine tout l’avant du yacht et toute l’étendue de la mer. Là, veille l’officier de quart. De là partent les ordres et les sonneries qui dirigent et commandent la manœuvre. Là, sous son épaisse coupole de verre qui la protège et qu’éclaire, la nuit, une lampe électrique, s’arrondit la boussole, « le compas », comme l’on dit en langage de mer ; là vacille la sensibilité aimantée de son aiguille ; là, le timonnier tourne la roue qui régit le gouvernail. Derrière lui, adossées aux éléphantesques manches à air qui semblent faire escorte à la cheminée trapue est « la chambre des cartes ». Sur un pupitre est étalée, fixée par quatre punaises, celle de la route que nous suivons et qui nous conduira bientôt en vue de terre sur ce bel instrument de plaisir où tout est « ordre et beauté », comme dit Baudelaire en son Invitation au voyage, et qui cache en ses flancs harmonieusement allongés les puissants organes mécaniques qui sont les obscurs et brûlants génies de sa vogue et de sa vitesse.

LE LIVRE
LE LIVRE

Escales en Méditerranée de Henri de Régnier, Buchet Chastel , 2007

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