« Une société laïque est en train d’émerger au Tibet »

Plusieurs sites et agences de presse ont rapporté l’arrestation, fin avril, de l’intellectuel tibétain Tragyal, connu sous le nom de plume de Shogdung. Spécialiste de littérature tibétaine, Françoise Robin - que Books avait interrogée à propos du soulèvement tibétain au printemps 2008 -  revient sur le travail de l’écrivain et les causes de son arrestation. 


Books : Que sait-on aujourd’hui de la situation de Shogdung ? 


François Robin : On ne sait rien de son sort depuis son arrestation le 23 avril 2010. Sa femme et sa fille ont tenté d’entrer en contact avec lui, mais elles n’ont pas pu le rencontrer. Shogdung serait soupçonné d’incitation au séparatisme, mais il n’a pas encore été jugé. Si l’on se fie aux précédents les plus récents, il ne pourra pas être défendu correctement. J’ai à l’esprit le cas du cinéaste tibétain Dondhup Wangchen, qui a réalisé clandestinement en 2008 un film documentaire dans lequel il demandait aux Tibétains de Chine ce qu’ils pensaient des J.O. de Pékin. Ce film, Leaving Fear Behind, a été diffusé clandestinement vers l’étranger, mais son auteur a été arrêté.


Un avocat chinois a souhaité le défendre : les autorités l’en ont dissuadé en le menaçant de ne pas renouveler la licence de son cabinet d’avocats. Dondhup Wangchen a été condamné à six ans d’emprisonnement. Un jeune chanteur, Tashi Dondhup, a lui été condamné, sans même avoir été présenté à un tribunal, à quinze mois de « réforme par le travail » en raison des textes engagés de ses chansons.


Peu avant son arrestation, Shogdung avait cosigné une lettre ouverte qui critiquait certains aspects des actions de secours chinoises auprès des sinistrés du séisme à Yushu (préfecture à majorité tibétaine au sud de la province du Qinghai). Cela a-t-il déclenché son arrestation ?


Le motif principal de son arrestation réside vraisemblablement dans la publication de son dernier livre « La limite entre le ciel et la terre » (Sa gnam go ’byed en tibétain). Cet ouvrage très audacieux commence par une discussion sur la notion de révolution, et décrit les luttes de nombreux peuples pour le droit à disposer d’eux-mêmes. Dans la deuxième partie, l’auteur réévalue le soulèvement des Tibétains de 2008, et affirme que l’on ne doit pas parler à son propos des « émeutes du 14 mars », comme on le fait en République populaire de Chine (RPC), mais de « révolution pacifique ». Une telle affirmation est inacceptable en Chine. En effet, les médias n’ont retenu de ces événements que le fait que des civils non tibétains ont été tués par les manifestants tibétains, et que le vieux Lhasa a été la proie des flammes.


Depuis, les Tibétains sont vus comme de potentiels terroristes. Mais les médias nationaux ont « omis » de parler des 150 à 200 manifestations, majoritairement pacifiques, qui se sont déroulées sans interruption partout sur le territoire tibétain pendant plus de deux mois. Elles ont été très durement réprimées par la police – il y aurait eu 200 morts et des milliers d’arrestations, mais il est difficile de vérifier ces chiffres en raison de l’accès restreint à ces zones. Pour Shogdung, les Tibétains ont prouvé à l’occasion de cette « révolution pacifique » que leur pensée politique avait mûri : d’abord parce qu’ils ont exprimé l’éclosion d’une conscience territoriale et nationale, et ensuite parce qu’ils l’ont exprimé de manière pacifique. 


Enfin, « La limite entre le ciel et la terre » se clôt sur une présentation de la pensée de Gandhi, mal connue des Tibétains de Chine, et sur la notion de désobéissance civile, empruntée à Thoreau [1]. 


Shogdung, anti-clérical et moderniste, a pourtant longtemps été considéré comme aligné sur les positions du Parti communiste chinois (PCC)…


S’il a été vu comme proche des positions du PCC, c’est en raison de sa condamnation de l’emprise du bouddhisme sur l’esprit des Tibétains. A la fin des années 1990, il a établi un lien entre la forte religiosité de ses compatriotes et leur absence de conscience identitaire de type « nationale », nécessaire à la sauvegarde de la civilisation tibétaine. Il tenait donc un discours en accord, en surface, avec le PCC : il faut diminuer l’emprise du bouddhisme et du clergé sur l’esprit des Tibétains. Mais en réalité, il poursuivait un but bien différent. 


Le Parti pose que la religion et le clergé tibétains entraînent un retard de développement économique, un repli identitaire et un sentiment d’altérité avec l’État chinois, d’où la nécessité de restreindre leur influence. Pour Shogdung à l’époque, la religion et la tradition n’étaient pas considérées comme une source de résistance à l’inclusion dans la Chine actuelle ; elles étaient, au contraire, la raison principale de la domination chinoise sur le Tibet. Ces positions iconoclastes dans la société tibétaine ont provoqué une frénésie de discussions sur la place de la religion dans la civilisation tibétaine. Depuis dix ans, Shogdung est devenu une référence culturelle autour de laquelle se sont cristallisés deux types de position parmi les Tibétains éduqués : d’un côté, les pro-Shogdung, souvent jeunes, qui souhaitent que l’emprise des monastères, des moines et des lamas diminue afin qu’émerge une conscience individuelle et une « modernité », et de l’autre, des personnes souvent plus âgées qui considèrent que le socle de l’identité tibétaine est le bouddhisme tibétain, et que la résistance culturelle passe par cette adéquation avec la religion. 


Que reste-t-il du mouvement de protestation ?


Les Tibétains avaient déjà du mal à se sentir appartenir à la République populaire de Chine. Mais, depuis 2008, on leur fait sentir par différentes mesures vexatoires et discriminantes qu’ils sont des citoyens de second rang. Ainsi, ils subissent des contrôles plus serrés dans les aéroports ; la pratique religieuse tibétaine est très surveillée, alors qu’elle est libre pour les Chinois et les Hui (musulmans chinois). Ils ont parfois du mal à trouver des chambres dans des hôtels lorsqu’ils voyagent dans les provinces chinoises. Des troupes armées quadrillent toujours les centres de la contestation de 2008. Ce qu’il reste du mouvement de protestation, c’est un grand sentiment de frustration, une colère qui ne peut pas s’exprimer, un ressentiment, et la certitude qu’il est désormais presque impossible pour les Tibétains de vivre en Chine en citoyen à part entière. Cette rancœur n’est pas exprimable, sous peine de passer pour un « séparatiste ». Shogdung redoute d’ailleurs, à la fin de son livre, que les Tibétains cèdent à la violence dans l’avenir, après tant d’années passées à contenir leurs sentiments réels. 


Est-il possible de savoir combien d’intellectuels tibétains sont à l’heure actuelle détenus dans les geôles chinoises ?


De nombreux Tibétains, pour la plupart éduqués, purgent actuellement des peines de prison pour avoir transmis à l’étranger des informations au sujet du soulèvement de 2008. Ainsi, Kunchog Tsephel, le fondateur du plus célèbre site Internet de littérature tibétaine contemporaine, « La Lampe à beurre » (Chodme), a été condamné sous ce motif à quinze ans de prison. Plusieurs dizaines d’intellectuels (écrivains, bloggeurs, éditeurs), artistes (chanteurs, cinéastes) et acteurs de la société civile tibétaine (médecins, membres d’ONG) ont été ou sont toujours en prison, et certains ont disparu. 


En s’en prenant aux personnes publiques, le pouvoir chinois montre qu’il ne craint pas de toucher des personnalités populaires, au risque de les transformer en icônes de la cause tibétaine. Mais cela prouve aussi l’émergence depuis plusieurs années d’un embryon de société civile active au Tibet, qui peut adopter discrètement des positions contestataires en dehors des cercles religieux. Aujourd’hui, on trouve, non des résistants, car il n’y a pas de résistance organisée, mais des contestataires laïques du pouvoir, totalement à l’aise dans le monde moderne et séculier, et préoccupés par la préservation de la culture tibétaine et par l’expression de leur vérité, qui va souvent à l’encontre du « grand récit » de l’État chinois. Par leurs œuvres et leurs actions civiles, ils tentent de contrebalancer l’absence de voix tibétaine sur la scène nationale chinoise en matière de politique, de culture, de religion et d’économie, toutes les décisions importantes étant prises à Pékin par des non Tibétains.


C’est ainsi que la langue tibétaine est devenue pour beaucoup le lieu de cette contestation : outre les dizaines de poèmes qui fleurissent sur les sites Internet et qui sont presque tous placés sous le signe de la tristesse, pour ne pas dire du désespoir, outre les chansons qui déplorent discrètement l’état actuel des Tibétains de Chine et les enjoignent à s’unir pour que leur culture survive, on relève la multiplication d’écrits clandestins depuis 2008. Le livre de Shogdung en est un exemple, mais on peut citer celui de Tashi Rabten, animateur d’une revue interdite depuis 2008 et qui a lui-même disparu au début du mois d’avril 2010, ou encore celui de Tsering Dondrup qui a été démis de son poste de fonctionnaire depuis la parution clandestine de son roman décrivant l’incorporation violente du nord-est du Tibet (Amdo) à la Chine en 1958. Les Tibétains ont trouvé dans l’écriture et la culture contemporaine un refuge à la domination chinoise et un lieu d’expression de leur version des faits. Ce n’est pas sans danger mais cela renforce très certainement, et pour de nombreuses années encore, un sentiment identitaire singulier au sein de la Chine.


Françoise Robin est maître de conférences à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), Section Tibet.

 [1] L’écrivain américain Henry David Thoreau (1817-1862), auteur de La Désobéissance civile, a établi des principes dont s’inspira notamment Gandhi (voir l’article d’Universalis sur ce sujet)

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