Vers une « paix gériatrique ? »

Le meilleur indicateur du chômage des jeunes est désormais ce qu’on appelle en anglais les NEETS : ni à l’école ou à l’université, ni rémunérés pour un emploi ni en formation. En France, par exemple, le taux de neets chez les 15-24 ans est d’environ 14%, moins qu’aux Etats-Unis (16%) mais plus qu’en Allemagne (8%). Bien que la notion soit récente, les données commencent à apparaître pour les pays en prise directe avec la menace islamiste. Chez les 15-24 ans on compte 25% de neets en Jordanie et en Tunisie, 30% en Egypte. Si l’on élargit jusqu’à 29 ans, les chiffres passent à 30% en Jordanie et 35% en Tunisie, comme aussi en Turquie. Quand les données sur les neets ne sont pas disponibles, il reste celles sur le chômage des jeunes. Les manifestations contre le chômage qui ont ébranlé la Tunisie la semaine dernière sont liées à une forte augmentation du chômage des 15-24 ans depuis le printemps arabe : selon l’OIT il est passé d’un peu moins de 30% à plus de 42% entre 2010 et 2012. C’est énorme. Même tendance en Egypte, où il a grimpé de 26% à plus de 38%. En revanche le chômage des jeunes reste en dessous de 20% au Maroc. La situation des jeunes femmes est très différente selon les pays. La Tunisie fait exception : elles y sont un peu moins touchées par le chômage que les hommes ; ailleurs c’est l’inverse, allant d’un faible écart au Maroc à un véritable fossé en Egypte, où le taux de chômage des jeunes femmes de 15 à 24 ans est de 70%. Si l’on ne considère que le taux de chômage des hommes de 15 à 24 ans, qui forment le gros des bataillons islamistes, il est selon la Banque mondiale de près de 33% en Tunisie et en Egypte et de près de 40% en Libye, la nouvelle terre d’élection de Daech. Il n’y a bien sûr pas de relation univoque entre chômage des jeunes et passage à la rébellion, mais c’est clairement un facteur favorable. Si l’on veut essayer de lire l’avenir, il faut conjuguer cela avec un autre facteur, purement démographique celui-là : l’évolution du rapport entre la population des 15-24 ans et celle de la totalité des adultes (15 ans et plus). Les historiens ont constaté une corrélation entre la violence politique, allant jusqu’à la guerre civile, et une poussée des 15-24 ans. Les raisons invoquées relèvent de la biologie et de l’économie autant que de la psychologie. Quoi qu’il en soit, il est assez évident que si les jeunes adultes sont en nombre et peinent à trouver des débouchés pour construire leur vie, ils peuvent être tentés de réagir violemment et sont une proie facile pour des extrémistes. Or de ce point de vue, contrairement à ce qui se passe du côté de l’emploi, l’évolution est nettement favorable. La baisse de la fécondité dans la plupart des pays en développement fait que le ratio entre les 15-24 ans et la population adulte baisse depuis les années 1980 et, selon les projections de l’ONU, devrait continuer de baisser dans les prochaines décennies. Le phénomène intervient au Maghreb et au Moyen Orient comme ailleurs. Il est particulièrement marqué en Libye et en Iran. Dans ce dernier pays, ce ratio, qui a frôlé les 35% au moment de la révolution islamique et est resté à ce niveau jusque vers 2005, dégringole depuis lors. Il est passé à 20 aujourd’hui et devrait descendre aux alentours de 10 en 2050. Certains spécialistes en tirent une conclusion des plus rassurantes. Selon le Norvégien Henrik Urdal, nous serions même en train de nous diriger vers ce qu’il appelle une « paix gériatrique ». Du fait de la réduction progressive de la part des jeunes adultes dans la population, le risque de violence politique et de guerre civile ne devrait cesser de diminuer. Un autre facteur allant dans ce sens serait l’accès massif des jeunes filles à l’enseignement supérieur, dont elles sortent désormais diplômées plus nombreuses que les hommes, y compris en Iran. Vers une paix gériatrico-féminine, alors ? Encore faut-il que les jeunes, même s’ils sont moins nombreux en proportion, aient le sentiment de pouvoir trouver des débouchés dans leur pays ou ailleurs. En Iran, le taux de chômage des hommes de 15 à 25 ans est de 26%, celui des femmes du même âge de près de 43% et les trois quarts des jeunes femmes qui sortent de l’université ne trouvent pas d’emploi correspondant à leur qualification.   Cet article est paru initialement dans Libération le 27 janvier 2016.

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