Le Bonheur et l’Argent – post-scriptum

Les liens entre bonheur et argent sont ténus, et la direction même de la relation de causalité, si elle existe, est incertaine (les personnes heureuses et équilibrées réussissent mieux professionnellement et, du coup, gagnent en effet plus d’argent) (1). Pour tenter de clore le débat, essayons de renverser la problématique : si l’argent ne fait pas nécessairement le bonheur, la pauvreté cause-t-elle obligatoirement le malheur ?

Là encore, la réponse n’est pas bien claire. Les spécialistes comme Derek Bok (2) ont mis en évidence toute une série de causes de bonheur : de bonnes relations sociales, un bon mariage, une bonne approche de la vie, une bonne santé, de bonnes prédispositions génétiques, etc. Or tout ceci ne s’achète, en principe, pas avec de l’argent, ni ne se désactive obligatoirement en son absence. Derek Bok note avec étonnement que « même les familles aux revenus les plus bas semblent souvent s’être adaptées à leurs condition de vie et témoignent d’un surprenant niveau de bonheur ». Spécieux et choquant ? Pas nécessairement.

L’auteur de ces lignes a personnellement fait l’expérience d’un (bref) séjour dans un des foyers les plus pauvres du bidonville musulman d’Ahmedabad, dans le Gujarat (État situé dans l’ouest de l’Inde). Malgré des conditions extrêmement difficiles, la famille Rizwana menait, à six personnes dans 17 m², une vie harmonieuse et d’apparence sereine. Les quatre femmes, la mère de famille, ses deux filles et sa fillette, étaient constamment apprêtées avec élégance. Sur le réchaud rudimentaire, elles produisaient une cuisine raffinée, et les repas étaient de véritables moments de plaisir et même de gaieté. Les étroites ruelles du quartier, constamment encombrées, portaient témoignage de l’intensité de la vie sociale. Malheureusement, les femmes et jeunes filles étaient employées à des taches de couture monotones, fantastiquement mal rémunérées (guère plus d’un euro pour dix heures de travail), incertaines qui plus est, car l’approvisionnement en travail dépendait du bon vouloir d’un courtier tout-puissant. L’électricité provenait d’un branchement sauvage, très aléatoire. L’eau était stockée dans un grand bidon alimenté par une pompe tournant entre les habitants. Quant aux distractions, elles consistaient exclusivement en visites d’une casemate à l’autre ou, le vendredi, à la mosquée.

Ingéniosité financière

Pour autant, la véritable tragédie de l’extrême pauvreté n’est pas la difficulté des conditions de vie qu’elle suscite, mais la précarité qu’elle entraîne. Un groupe d’économistes a suivi sur longue période 250 individus ou familles vivant avec moins de deux dollars par jour, dans plusieurs parties du monde, notant au quotidien dans des « financial diaries » les aléas de leur vie économique – et de leur vie tout court. L’image qui en ressort est celle d’une existence au jour le jour, cahin-caha, que le moindre événement vient bouleverser, comme un esquif sans bordage que la plus petite vaguelette peut faire couler.

Ceux qui se trouvent dans de telles conditions ne restent bien sûr pas les bras ballants, mais au contraire multiplient les initiatives financières pour se prémunir contre les assauts de l’infortune. La famille Rizwana, quant à elle, a mis en place un réseau de dépôts et d’emprunts croisés avec des voisins, la mosquée, des cousins, le boutiquier du coin, ou encore le courtier qui fournit le travail. Elle est aussi membre du syndicat SEWA, une institution héritée du ghandisme, qui offre une forme minimale de protection sociale. Dans Portfolios of the Poor, les auteurs recensent pour leur part jusqu’à une vingtaine « d’instruments financiers » par famille, incluant tontines, systèmes d’assurances spécifiques (comme pour les funérailles), emprunts auprès des « loan sharks », les usuriers que l’on trouve sous toutes les latitudes, ainsi bien sûr que tous les instruments de la micro finance disponibles localement : micro crédits, micro dépôts, micro assurances. À noter que ces trois instruments fonctionnent, paradoxalement, de manière pratiquement identique : à chaque fois, il s’agit d’échanger un flux de paiements réguliers mais très modestes contre un paiement unique beaucoup plus important ; leur différence essentielle tient aux conditions et surtout au moment de ce paiement : en amont quand il s’agit d’un prêt, à l’échéance quand il s’agit d’un dépôt, ou lors de la survenance d’un événement spécifique quand il s’agit d’une assurance. C’est en entremêlant et en superposant tous ces instruments que les très pauvres parviennent malgré tout à se tisser un filet de sécurité, et donc remédier au principal inconvénient de leur situation.

Incidemment, ces exemples apportent la démonstration, utile par les temps qui courent, que l’ingéniosité financière n’est pas nécessairement synonyme de déprédation et de catastrophe.

Jean-Louis de Montesquiou

(1) Richard Easterlin, « Feeding the Illusion of Happiness », SIR, 2005.

(2) Voir par exemple The Politics of Happiness, Derek Bok, Princeton University Press, 2010.

LE LIVRE
LE LIVRE

Les Portefeuilles des pauvres de Le Bonheur et l’Argent – post-scriptum, Princeton University Press

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