Le cirque aussi a une histoire

On dit volontiers que le cirque est éternel, qu’il nous vient de la nuit des temps et existera toujours, parce qu’il est le produit d’un besoin d’émerveillement qui est apparu avec le premier homme et ne disparaîtra qu’avec l’humanité. Il y a du vrai dans cette affirmation, qui demande toutefois à être nuancée. Les disciplines que l’on appelle aujourd’hui les « arts du cirque », la jonglerie, l’acrobatie, la contorsion, le funambulisme, le dressage, l’art des clowns, sont aussi vieilles que les plus antiques civilisations et, un peu partout dans le monde, ont donné lieu à la plus ancienne forme de spectacle. Mais le cirque sous la forme qui nous est la plus familière, une succession de numéros réalisés sur une piste circulaire, est une invention relativement récente, puisqu’il est né au XVIIIème siècle. Une caractéristique du cirque souvent considérée comme essentielle, le fait d’être une attraction itinérante prenant place sous un grand chapiteau, est d’apparition encore plus fraîche et correspond à une phase de son histoire qui est peut-être en train de tirer à sa fin : longtemps, les spectacles de cirque ont été organisés dans des édifices permanents, et une proportion significative de ceux qui sont donnés aujourd’hui le sont dans des bâtiments construits en dur, initialement conçus ou non pour les accueillir. Si l’univers du cirque, enfin, a la réputation bien établie et largement fondée d’être dominé par la tradition, le cirque n’a en réalité jamais cessé d’évoluer, et les changements importants qu’il a connus au cours des trois dernières décennies invitent à penser que son avenir demeure très ouvert. Comme toutes les autres formes d’art et de divertissement, le cirque a donc une histoire. Mais cette histoire n’est pas très bien connue du public, qui n’en possède généralement qu’une représentation sommaire, entachée d’approximations et d’erreurs, tronquée par l’ignorance et déformée par toutes sortes de légendes et de clichés. « La première chose que j’explique à mes étudiants », déclare au début de son livre Storia del circo Alessandro Serena, professeur d’histoire du cirque et des arts de la rue à l’université de Milan, « est que le cirque est un monde aussi opaque que fascinant. On en parle beaucoup, mais en sachant très peu de choses, voire rien, à son sujet ». Presque toujours, déplore-t-il, ceux qui s’expriment à son propos « finissent par tomber dans les lieux communs et les formules rhétoriques ». Un monde très fermé La responsabilité de cet état de fait revient notamment aux acteurs de cette histoire, les gens du cirque, qui longtemps (ce n’est plus le cas aujourd’hui) ont constitué un monde très fermé, difficile à pénétrer, attentif à garder ses secrets et à entretenir les mythes dont il était l’objet, en partie parce qu’ils avaient le sentiment de former une caste singulière en marge de la société et supérieure à elle, en partie parce que préserver un certain mystère autour du cirque ne pouvait que contribuer à accroître encore son attrait. Il se trouve par ailleurs qu’en dépit de son caractère très populaire ou peut-être même à cause de lui, le cirque a rarement été jugé un objet digne d’intérêt par les historiens et les sociologues. « Si l’histoire du théâtre, du ballet, de l’opéra, du vaudeville, du cinéma et de la télévision est généralement bien documentée » observe une autre autorité du domaine, Dominique Jando, un Français établi aux États-Unis, « les études sérieuses de l’histoire du cirque sont peu nombreuses et familières seulement d’une poignée de passionnés et de spécialistes ». Ce que le grand public connaît, ajoute-t-il, « est l’histoire du cirque telle qu’elle a été racontée durant des années par des attachés de presse imaginatifs, et répétée, souvent affectée de mécompréhensions et de distorsions, par des auteurs de romans populaires, des scénaristes d’Hollywood et des journalistes trop occupés pour creuser le sujet. » Les auteurs des études de synthèse sur l’histoire du cirque destinées au grand public sont presque toujours des personnes associées de très près au milieu du cirque, parfois par leurs origines familiales et souvent par leurs choix professionnels. Alessandro Serena provient ainsi d’une famille d’artistes apparentée aux Orfei, la plus célèbre famille de cirque en Italie avec celle des Togni - il est le neveu de Moira Orfei, figure notoire du cirque dans ce pays. Co-auteur de ce qui est sans doute la meilleure histoire du cirque américain et auteur d’une Histoire mondiale du cirque qui demeure aujourd’hui la plus riche sources d’information pour la période allant jusqu’à la fin des années 1970, Dominique Jando a longtemps été directeur artistique du Big Apple Circus de New York et est le co-fondateur du Festival Mondial du Cirque de Demain, un des deux grandes compétitions internationales de cirque avec celui de Monte-Carlo. Dominique Mauclair, à qui l’on doit un excellent panorama de l’histoire du cirque dans le monde entier, Planète Cirque , est l’autre co-fondateur de ce festival et a accompli une longue carrière dans le monde du cirque. Pascal Jacob, auteur, parmi de nombreux autres livres sur ce thème, d’un remarquable petit ouvrage de vulgarisation sur le cirque et professeur d’histoire du cirque dans les écoles supérieures de cirque de Montréal, Bruxelles, Rosny-sous-Bois et Châlons-en-Champagne, est le directeur artistique de ce même festival et a conçu des décors et des costumes pour différents spectacles. Historiens du cirque, tous ces hommes sont donc également protagonistes des développements les plus récents de l’histoire qu’ils racontent. Homère, Hérodote, Xénophon et Platon Les arts du cirque sont nés simultanément dans plusieurs endroits du monde, dans l’Égypte ancienne et la Grèce antique, en Inde et en Extrême-Orient, dans le double contexte, sacré et profane, des rites religieux et du divertissement. Le funambulisme est vraisemblablement apparu pour la première fois en Chine, les Japonais des temps anciens réalisaient des exercices d’équilibre sur bambou, les Indiens étaient réputés pour leur maîtrise de l’art de la contorsion, les Égyptiens pratiquaient la jonglerie et l’antipodisme, en Grèce les spectacles d’acrobatie étaient suffisamment fréquents pour qu’Homère, Hérodote, Xénophon et Platon y fassent référence. Quelques siècles plus tard, à Rome, des artistes de toutes ces disciplines se produisaient dans les cirques, enceintes de forme elliptique qui étaient en réalité des hippodromes accueillant les courses de char et des simulations de batailles, et des amphithéâtres circulaires comme le Colisée, utilisés pour les grandes reconstitutions guerrières, les combats d’animaux et de gladiateurs. Au Circus Maximus, on pouvait assister à des exploits de voltige équestre, et dans les deux types de lieux, les numéros de dressage, de jonglerie, de danse sur corde et d’équilibre servaient d’intermèdes entre les points forts de spectacles grandioses qui ne sont pas sans faire penser - sang, férocité et massacres d’hommes et d’animaux par milliers en plus - au fameux « Greatest Show on Earth » du Ringling Bros. and Barnum & Bailey Circus aux États-Unis, deux mille ans plus tard. L’association de ce que nous nommons à présent les arts du cirque à ces manifestations de cruauté leur valut l’opprobre des premiers chrétiens, qui s’opposèrent également à eux pour d’autres raisons. Dans  une série de textes parvenus jusqu’à nous, les pères de l’Église Jean Chrysostome, Tertullien et Saint-Augustin jettent l’anathème sur les spectacles acrobatiques et comiques qu’ils dénoncent comme immoraux, les premiers parce qu’ils privilégient le corps sur l’esprit, les seconds en raison de leur vulgarité. De fait, les comédies satiriques romaines étaient volontiers bouffonnes et grossières, et les acrobates pâtirent d’être ainsi associés à ce qui était perçu comme licencieux et obscène. Dans la Rome chrétienne d’Occident, cette condamnation jeta les artistes sur les routes, les transformant en nomades, un trait qui allait longtemps quasiment les définir. La chute de l’Empire ne fit qu’accentuer cette évolution. Dans l’Empire byzantin, par contre, on continua durant plusieurs siècles à organiser de grands spectacles, en raison de la présence de la cour impériale. Le corps de l’acrobate chinois Alessandro Serena et Dominique Mauclair consacrent plusieurs pages à l’histoire du cirque en Chine, qui a pris une forme sensiblement différente. Durant près de dix-huit siècles, sous les dynasties des Han, des Tang, des Song et des Ming, une vigoureuse tradition d’acrobatie s’est développée, essentiellement dans le cadre de spectacles de cour donnés pour l’empereur et son entourage par des troupes constituées en partie de militaires. À côté de ces compagnies officielles, il existait aussi des compagnies privées qui se produisaient dans des établissements spécialisés ou les lieux publics. La tradition acrobatique chinoise privilégie l’élégance, la précision du geste et le raffinement. Contrairement à ce qui s’est passé en Occident, elle a longtemps conservé un lien fort avec ses origines religieuses. Des doctrines comme le confucianisme et le bouddhisme ont en effet une conception du corps plus positive que le christianisme, puisqu’elles voient en lui, dit très bien Alessandro Serena, « un moyen de communication avec quelque chose de supérieur et distinct de l’existence quotidienne ». Corollairement, les artistes chinois se font une représentation moins individualiste de leur art. Dans The Ordinary Acrobat , un récit autobiographique particulièrement bien écrit qui est en même temps une histoire du cirque bien documentée, Duncan Wall, résumant une conversation à ce sujet avec Pascal Jacob, dont il a suivi l’enseignement, le formule en ces termes : « L’acrobate [chinois] ne cherche pas à se glorifier mais à témoigner de la perfection [...] de l’univers ». Dans les mots de Pascal Jacob lui-même, « le corps de l’acrobate chinois est intégré dans sa communauté et dans le cosmos ». Les deux traditions méditerranéenne et asiatique d’acrobatie s’ignoreront mutuellement jusqu’au milieu du XIXème siècle, lorsque plusieurs directeurs de cirques européens feront venir en Occident des compagnies chinoises et japonaises. Mais nous n’en sommes pas encore là. En Europe, durant tout le Moyen Âge, la Renaissance et les premières années de l’époque moderne, ceux que l’on appelait alors jongleurs, bateleurs, baladins ou saltimbanques parce que leurs numéros les amenaient à sauter ( saltare ) sur une estrade ( banco), menèrent une vie itinérante, passant de château en château en compagnie des ménestrels et des troubadours, puis de ville en ville à mesure que se sont développés les marchés et les foires, sur lesquelles ils se produisaient aux côtés des charlatans qui vendaient leur marchandise douteuse. Certains de ces lieux de commerce particulièrement importants et réputés en attiraient un grand nombre : à Paris les foires de Saint-Germain, Saint-Ovide et Saint-Laurent, à Londres la Bartholomew Fair, en Russie la foire du Kremlin et celle de Nijni Novgorod. Un endroit d’Europe où ils tendaient à se concentrer est la région comprise, dans le nord de l’Italie, entre Parme, Piasenza, Modène, Brescia et Bergame, région d’où sont issues les plus ancienne dynasties d’artistes de cirque : les Chiarini, les Guillaume, les Zavatta. L’existence des saltimbanques, souvent présentée dans la littérature et au cinéma sous un jour idyllique, était en réalité incertaine et pleine d’aléas. Peu appréciés par le clergé, qui les chassait des parvis des églises, parfois accusés de sorcellerie, bannis des villes lors des épisodes de peste, perpétuellement menacés par les bandes de voleurs de grands chemins, victimes, à la fin du XVIème siècle, des édits et des lois sur le vagabondage adoptées un peu partout en Europe, ils n’eurent jamais la vie facile. Inventer le cirque lui-même Au milieu du XVème siècle, les premiers groupes importants de Gitans apparurent en Europe. Saltimbanques et Tziganes échangèrent des usages et des coutumes, inaugurant une association entre les deux groupes qui perdurera longtemps. Au cours des deux siècles suivants, les conditions d’existence des artistes itinérants changèrent peu à peu. Parce qu’elles étaient jugées des foyers de troubles et d’agitation, les foires virent leur importance réduite et certaines furent fermées. En Angleterre, Elisabeth Ière déclara les saltimbanques hérétiques. Un peu partout en Europe, ils firent l’objet de vexations et de persécutions. Un siècle plus tard, en France, Louis XIV fera interdire aux bateleurs d’exercer leur art sur la voie publique. En même temps, les grandes familles de cirque, comme les Price et les Chipperfields en Angleterre, commençaient à se multiplier. Le dressage équestre et la voltige à cheval se développèrent. Des troupes prirent l’habitude de se produire dans des bâtiments comme le Colisée à Paris ou le théâtre Sadler à Londres. Tous les éléments destinés à constituer la base du programme du cirque moderne, observe Domique Mauclair, étaient présents, mais à l’état dispersé. Pour les rassembler, il ne restait qu’à inventer le cirque lui-même. La personne à laquelle il convient d’attribuer le mérite de cette invention est Philip Astley, un ancien dragon de cavalerie anglais devenu sergent-instructeur d’équitation. Frappé par le succès de la voltige équestre, en 1770 il ouvrait à Londres un manège dans lequel il organisa des spectacles mêlant exercices équestres et numéros d’acrobaties, de jonglerie et d’équilibre sur corde. En 1779, il fit construire ce que l’on peut considérer comme le premier vrai cirque de l’histoire : un bâtiment couvert, doté d’une coupole surplombant une piste circulaire d’un diamètre d’une quarantaine de pieds, soit plus ou moins treize mètres. Depuis lors, toutes les pistes de cirque du monde ont cette forme et ce diamètre. La forme ronde de la piste permet aux écuyers d’exploiter la force centrifuge pour se maintenir en équilibre sur le dos de leur monture. Quant au diamètre, l’explication généralement proposée pour en rendre raison est qu’une longueur de treize mètres correspond exactement au double de celle de la chambrière, le fouet de grande taille utilisé pour régler l’allure et le pas des chevaux, qui sert donc à définir le rayon de la piste. S’il est l’inventeur de la chose, Philip Astley n’est pas celui du nom sous lequel elle est désignée, que l’on doit à Charles Hughes, un de ses anciens élèves qui allait bientôt devenir son rival, les deux hommes se livrant une concurrence impitoyable. L’établissement créé par Hugues avait en effet été baptisé Royal Circus. Pour la première fois, le mot « cirque » était employé pour désigner ce qu’Astley continuait à appeler un amphithéâtre, et à partir de ce moment, ce vocable s’est imposé. Mais le rôle de Charles Hughes dans l’histoire du cirque ne se réduit pas à avoir inventé son nom. En choisissant, pour conquérir un nouveau public, de se produire avec sa troupe en Russie, Hughes a contribué au développement du cirque dans ce pays. On dit qu’il fut un des favoris de l’impératrice Catherine II, que ses prestations avaient séduite. Mais comme le fait remarquer Dominique Jando à son propos, les aventures galantes attribuées aux artistes de cirque relèvent le plus souvent de la légende. Un de ses élèves, John Bill Ricketts, a introduit le cirque aux États-Unis en créant les deux premiers établissements du pays, à Philadelphie et New York, à la fin du XVIIIème siècle. À l’origine du cirque en France on trouve par contre un Italien, Antonio Franconi. Ancien associé d’Astley, il reprendra l’amphithéâtre créé par ce dernier à Paris avant la Révolution avant de le rouvrir, peu après celle-ci, sous le nom de Cirque Olympique, premier établissement en France à porter le nom de « cirque ». Les fils, puis un petit-fils de Franconi, continueront à l’exploiter sous différents noms et à différents endroit de la ville, son emplacement ayant changé à plusieurs reprises. Il coexistera un moment avec d’autres cirques en briques postérieurement construits à Paris au XIXème siècle, le Cirque d’Été, également connu sous le nom de Cirque des Champs-Élysées, détruit en 1902, et le Cirque d’Hiver, qui a commencé son existence sous le nom de Cirque Napoléon et est encore utilisé aujourd’hui. Le chapiteau Un développement important dans l’histoire du cirque est l’invention de la tente de spectacle, le chapiteau. Elle eut lieu aux États-Unis, pour une raison facile à comprendre : la prolifération de villes nouvelles sur un territoire immense, entre lesquelles il fallait se déplacer. Comme le souligne Duncan Wall, l’arrivée du chapiteau coïncide de fait, « non seulement avec l’explosion du cirque américain, mais aussi celle de la population américaine » : des millions d’immigrants en quête d’une vie meilleure, « désespérément avides de divertissement », pour emprunter l’expression de l’historien du cirque américain Fred Dahlinger, parce que leur vie ordinaire se limitait au travail et l’assistance à la messe dominicale. Au milieu du XIXème siècle, plus de trente cirques sillonnaient donc le territoire des États-Unis, passant de ville en ville par les routes. Au début de format modeste, ils crurent progressivement en taille. Dans ce pays en pleine expansion, un homme allait hisser le cirque à une échelle inédite : Phineas Taylor Barnum, homme d’affaires de génie et créateur de ce qui allait rapidement être connu sous une appellation qui est aussi un slogan : «  le plus grand spectacle du monde ». Personnage haut en couleur et typiquement américain, P.T. Barnum, qui avait commencé sa carrière d’entrepreneur du spectacle en exhibant une femme qu’il prétendait être la nourrice de George Washington, avait racheté, considérablement développé et dirigé à New York un établissement hybride combinant des traits d’un parc zoologique, d’un musée ethnographique et d’une galerie de monstres (« freaks ») : on y montrait entre autres l’homme-squelette, la femme la plus grosse du monde et une soi-disant sirène des îles Fidji. En 1870, William Cameron Coup, un de ses anciens collaborateurs, et Dan Costello, un acrobate qui avait créé sa propre entreprise de spectacle, l’approchèrent pour lui proposer de s’associer à un projet dont ils avaient eu l’idée : un cirque doté de deux pistes et dont la caravane voyagerait en train, ce qui permettrait de joindre des villes très distantes en une nuit et, en l’absence de limitation de poids et d’encombrement pour le matériel, de concevoir des spectacles d’ampleur gigantesque. Barnum accepta, s’empara de l’idée et la porta plus loin encore. Les deux pistes devinrent trois, et bientôt était lancé à travers les États-Unis le spectacle intitulé : « P.T. Barnum’s Grand Traveling Museum, Menagerie, Caravan and Circus ». Barnum y avait en effet inclus sa galerie de monstres, qui n’était assurément pas l’attraction la moins prisée des spectateurs. Cet épisode laisse aujourd’hui les commentateurs mal à l’aise. L’historien du cirque russe Yuri Dimitriev, par exemple, n’a pas hésité à qualifier l’exhibition des monstres de « honte pour la dignité humaine ». Mais il faut tenir compte de la mentalité du temps. Dans l’esprit de Barnum (qui était d’ailleurs un homme plein de principes moraux et abstinent), l’objectif, tout en réalisant bien entendu d’immenses profit, autant que de divertir le public était de contribuer à son éducation scientifique. Barnum s’associa par la suite avec James Anthony Bailey pour former une entreprise commune rachetée peu après par les frères Ringling, qui avaient déjà fait l’acquisition de presque tous les autres grands cirques américains à l’exception du fameux Wild West Show de Buffalo Bill, un autre fleuron du divertissement à grand spectacle outre-Atlantique. La fusion qui en résulta donna naissance au fameux Ringling Bros. and Barnum & Bailey Circus qui existe encore aujourd’hui. « Avant Barnum », résume très bien Duncan Wall, « le cirque de l’Ouest américain était encore une affaire dans le style d’Astley, avec des chevaux tournant autour d’une simple piste. Barnum […] l’a refaçonné à l’aide du marketing, de la publicité et de son génie de la logistique, pour en faire le cirque tel qu’il existe dans l’imagination collective [américaine] aujourd’hui : colossal, lourdement commercial, embobinant, inspirant, populiste, simpliste et joyeux ». Une telle évolution n’a pas été sans conséquences. En Europe, les propriétaires de cirque, même lorsqu’ils étaient de vrais hommes d’affaire, ont toujours été soucieux de maintenir un certain niveau d’ambition artistique. Dans le cas des grands cirques itinérants américains, le cirque est devenu « business plain and simple » (Duncan Wall), dans une escalade vers de plus en plus de gigantisme qui s’est traduite par l’amenuisement de l’importance accordée aux numéros individuels. L’âge d’or du cirque L’âge d’or du cirque, au tournant des XIXème et XX siècles, a pris une toute autre forme en Europe. En France et en Angleterre, plusieurs générations de cirques construits en dur se sont succédées en fonction des succès commerciaux et des faillites, mais aussi des grands réaménagements urbains comme le percement des boulevards haussmanniens, qui obligeaient à détruire certains bâtiments. Ils attiraient un public mélangé, à la fois le public populaire et l’intelligentsia. Souvent, on y présentait en alternance des spectacles de cirque et de théâtre, et dans les revues littéraires, les soirées de cirque étaient commentées aux côtés des autres manifestations artistiques. La pantomime était inscrite au programme, tout comme les numéros de clowns. Certains clowns devinrent rapidement très célèbres, comme Footit et Chocolat au Nouveau Cirque de la rue Saint-Honoré et Medrano au cirque Fernando de Montmartre, que Medrano finira par racheter en lui donnant son nom. Dans les années qui suivirent la fin de la première guerre mondiale, le Tout-Paris se pressait au Cirque Medrano pour applaudir un légendaire trio de clowns, les frères Fratellini. À ce moment, plusieurs des cirques et hippodromes parisiens avaient disparu, comme ils le firent pratiquement tous à Londres après 1914. En même temps, en partie sous l’influence américaine, la mode des cirques voyageurs se produisant sous chapiteau se répandait sur le vieux continent. Parmi les plus imposants figuraient les cirques allemands, comme les cirques Sarrasani, Krone et Hagenbeck, dont certains eurent même recours un certain temps au système des trois pistes. Un développement de première importance dans l’histoire du cirque est la création du cirque d’État de Moscou, dans les années qui suivirent la révolution d’Octobre, en 1917. Une robuste tradition de cirque avait toujours existé en Russie, encouragée et soutenue par les autorités impériales. Dans la Russie tsariste, le cirque était un spectacle très populaire, apprécié également par les écrivains et les artistes. Arrivés au pouvoir, les leaders bolchéviques, comme les dirigeants chinois le feront trente ans plus tard, voulurent le transformer en une vitrine idéologique, un instrument de promotion de l’idéal socialiste, une scène pour la démonstration et l’exaltation des capacités de l’homme nouveau. Ceci n’alla pas toujours sans difficultés, par exemple dans le cas des clowns fait remarquer Miriam Neirick dans son excellente histoire du cirque soviétique : « En Union soviétique, l’art du clown devint une affaire très compliquée, plus particulièrement lorsque le clown, censé incarner l’homme soviétique ordinaire, continuait à se comporter comme le font les clowns, violant les règles, mettant subtilement l’autorité au défi, et se livrant à des comportements ambigus qui contredisaient le message officiel qu’ils semblaient simultanément vouloir faire passer ». Une ambiguïté du même type caractérise les acrobates féminines, supposées, dans un monde où le socialisme les avait officiellement émancipées de la domination masculine, accomplir les mêmes performances que les artistes mâles, mais dont la rhétorique officielle affirmait qu’elles les réalisaient malgré tout d’une manière spécifiquement féminine, pour laquelle elles étaient d’ailleurs célébrées. L’essor du nouveau cirque Le cirque soviétique est important dans l’histoire parce qu’en 1927, en association avec lui et dans le but de l’alimenter en talents, était créée à Moscou la première école de cirque. Elle demeure aujourd’hui une des meilleures et a servi de modèles aux centaines d’établissements de ce genre qui ont vu le jour dans un grand nombre de pays au cours des dernières décennies, en Europe de l’Est puis partout dans le monde. Bien que deux des premières et des plus célèbres écoles de cirque d’Europe occidentale aient été créées par de vrais enfants de la balle, Annie Fratellini, petite-fille d’un membres du célèbre trio de clowns, et Alexis Grüss, conjointement avec la directrice de théâtre Sylvia Monfort, leur multiplication a eu pour conséquence d’arracher les arts du cirque au monopole des grandes familles et dynasties de cirque comme les Rancy, les Pinder, les Grüss, les Bouglione et les Amar en France, les Knie en Suisse, etc, dont les représentants ne constituent plus à présent qu’une proportion limitée des artistes qu’on applaudit autour des pistes. Au développement des écoles de cirque est étroitement associé le phénomène baptisé « nouveau cirque », mouvement multiforme et aux contours assez flous apparu au début des années 1970 et qui, sous ce nom ou l’étiquette de « cirque contemporain », représente aujourd’hui un courant dominant dans la vaste nébuleuse du cirque. Comme les autres historiens du cirque à l’exception de Dominique Jando, dont le livre n’a jamais été mis à jour, Alessandro Serena consacre plusieurs pages à ce mouvement, né d’une volonté de renouvellement en profondeur d’une forme de spectacle dont le public donnait à cette époque l’impression de commencer à se désaffectionner. Dans l’esprit d’un retour aux origines de l’art des saltimbanques, les spectacles de nouveau cirque font une large place aux techniques et aux formes d’expression du théâtre, de la pantomime, du ballet, du music-hall et de l’opéra. Deux de leurs traits distinctifs sont l’absence d’animaux et l’unité dramatique des différents numéros conçus comme autant d’épisodes d’une histoire cohérente. Dans un souci pédagogique, Alessandro Serena oppose dans un tableau synoptique les traits les plus caractéristiques du nouveau cirque aux traits correspondants du cirque traditionnel. En réalité, ces deux formes de cirque constituent les deux pôles d’un continuum, et dans la vaste constellation du cirque, il existe des cas de figure intermédiaires. La volonté de retour aux sources face aux grandes machineries des cirques géants a par exemple conduit à la création d’établissements comme les cirques d’Alexis Grüss en France, Roncalli en Allemagne et Florilegio en Italie, dans lesquels les éléments les plus traditionnels se combinent avec un effort pour mettre en scène des spectacles plus intimes. Grâce à des compagnies comme les cirques Plume, Bidon, Archaos ou Zingaro pour l’art équestre, le nouveau cirque s’est particulièrement épanoui en France, où il a toujours bénéficié d’un substantiel soutien des pouvoirs publics. Mais il a aussi prospéré dans d’autres pays européens, notamment la Grande-Bretagne et l’Espagne. Il a également conquis les États-Unis avec le Big Apple Circus de New York et connu un développement exceptionnel au Québec, où a vu le jour l’entreprise devenue le symbole du nouveau cirque, le Cirque du Soleil. Une multinationale du divertissement L’histoire du Cirque du Soleil est une histoire à succès comme les aiment les Américains. Elle a été racontée en détail par le journaliste québécois Jean Beaunoyer. Le Cirque du Soleil est issu de l’initiative d’un petit groupe de passionnés du cirque et du théâtre de rues, Daniel Gauthier, Guy Caron, Gilles Ste-Croix, emmenés par celui qui en a toujours été l’âme et a fini par devenir l’unique directeur de l’établissement, l’ancien accordéoniste et cracheur de feu Guy Laliberté. C’est une histoire entamée sur un mode européen qui s’est poursuivie à l’américaine. Créé dans le contexte de la célébration du 450ème anniversaire de l’arrivée du débarquement de Jacques Cartier au Canada, le Cirque du soleil s’est développé grâce au soutien financier du gouvernement québécois à l’époque où René Lévesque en était le premier ministre. Sur la lancée de premiers spectacles qui ont rencontré un grand succès, et malgré une série de difficultés financières initiales liées à une gestion peu rigoureuse, le Cirque du Soleil s’est rapidement transformé en une entreprise très rentable, pour finalement devenir une véritable multinationale du divertissement. Un élément clé de ce processus a été son entrée aux États-Unis, dont une série de spectacle à Los Angeles, en 1987, lui a ouvert les portes. Aujourd’hui, le Cirque du Soleil est un empire au chiffre d’affaires annuel de près d’un milliard de dollars qui emploie quelque cinq mille personnes dont plus d’un millier d’artistes recrutés parmi les meilleurs du monde, issus des écoles de cirque ou gymnastes de haut niveau reconvertis. Son capital est détenu à 80 % par Guy Laliberté qui mène une vie de milliardaire, avec ce que ceci peut impliquer d’excès et d’excentricités en tous genres (des « parties » fastueuses où se pressent des vedettes d’Hollywood et du show business, un voyage spatial en touriste et des millions perdus au poker), mais aussi d’action philanthropique : Laliberté a créé et financé une fondation dont l’objectif est d’assurer aux populations les plus pauvres du monde l’accès à l’eau potable. Le Cirque du Soleil a créé trente-deux spectacles dont dix-huit sont actuellement représentés, dix en tournée et huit en des lieux fixes, dont deux des plus pharaoniques casinos-hôtels de Las Vegas. Telle qu’elle a été définie par Guy Laliberté, sa philosophie repose sur quelques principes clés : pas d’animaux (Laliberté n’excluait pas qu’il y en ait un jour, mais ce ne sera jamais le cas) ; la « théâtralité », avec des spectacles qui ne se réduisent pas à un simple enchaînement de numéros - tous sont édifiés autour d’histoires pas toujours très claires et inégalement convaincantes, mais qui leur fournissent un fil conducteur ; et une grande recherche en matière de costumes, de décors, d’éclairages et de musique, qui fait de ses créations des fêtes visuelles et sonores tendant à les rapprocher de représentations d’opéra. Il est généralement considéré que les plus grandes réussites du Cirque du Soleil sont les productions des années 1990 (la plus remarquable de toutes étant Alegría ), dont la chorégraphe était l’Américaine Debra Brown et le metteur en scène le Belge Franco Dragone, démiurge d’un univers baroque, onirique, flamboyant, féérique, coloré et fantastique inspiré de celui la Comedia del Arte. À la limite du surnaturel Comme Dominique Jando, Dominique Mauclair et Pascal Jacob, Alessandro Serena consacre une partie substantielle de son livre aux différentes catégories de numéros de cirque, qui ont eux aussi leur histoire et leurs figures emblématiques. Le trapèze volant, par exemple, a été inventé à la fin du XIXème siècle par un gymnaste français nommé Jules Léotard et la discipline possède ses héros sous la forme des frères Codona, une famille d’artistes mexicains qui se sont produits dans les années 1920 - ils furent les premiers à réussir le triple saut périlleux au porteur (aujourd’hui, certains trapézistes accomplissent le quadruple saut périlleux). Le plus fabuleux jongleur de tous les temps est de l’avis unanime Enrico Castelli, enfant d’une famille italienne d’artistes itinérants né en Sibérie et considéré comme « le Nijinski du jonglage ». Duncan Wall, qui s’est formé aux deux disciplines du trapèze et du jonglage et parle de celles-ci avec beaucoup d’intelligence et de sensibilité, décrit cette figure légendaire avec éloquence : « En 1893, moins de deux décennies avant l’ascension de Rastelli, George Fielding s’était bâti une réputation internationale en jonglant simultanément avec six balles. Comme son prédécesseur, Rastelli pouvait jongler avec six balles - mais tout en sautant à la corde, en faisant rebondir une balle sur sa tête et en faisant tourner un cerceau autour d’une de ses jambes. Sans ces sources de distraction, il pouvait jongler avec dix balles […] Même au regard des critères d’aujourd’hui, de tels exploits sont extraordinaires. En 1930, ils étaient considérés à la limite du surnaturel ». En porte-à-faux avec la sensibilité contemporaine Serena évoque aussi l’histoire du funambulisme et de quelques grandes figures modernes de cette discipline, de Madame Saqui, au début du XIXème siècle, qui fonda son propre théâtre à Paris mais mourut dans la misère, à Philippe Petit, que le monde entier apprit à connaître à l’occasion de sa tentative réussie de rejoindre les tours jumelles du World Trade Center en marchant sur un câble, en passant par Charles Blondin, le premier fil-de-fériste à traverser les chutes du Niagara, en 1859. Il fait aussi le récit de l’histoire du dressage, qui, à l’exception de celui des chevaux, aussi vieux que le cirque lui-même, est étroitement liée au développement, à partir du milieu du XIXème siècle, des ménageries d’animaux exotiques qui faisaient partie des caravanes. Les plus riches furent celles des cirques américains et allemands, plus particulièrement le cirque Hagenbeck. Aux États-Unis, un cirque sans éléphants est aujourd’hui encore presque impensable. Deux des plus fameuses attractions de la caravane de Barnum furent, au XIXème siècle l’éléphant Jumbo, acheté par l’imprésario au zoo de Londres à la consternation et la désolation du public anglais, que sa mort dans un accident de transport fit entrer dans la légende du cirque américain, et, quarante ans plus tard, le gorille Gargantua, vedette de la ménagerie au moment où, dans les salles de cinéma, rugissait le singe géant King Kong. Des historiens du cirque comme Dominique Jando et Dominique Mauclair sont ouvertement attachés aux numéros de dressage, notamment des grands fauves, les lions, les panthères et les tigres, qu’ils défendent avec vigueur contre les critiques dont ils font l’objet depuis plusieurs années sous la pression des mouvements de défense des animaux. Les préoccupations en matière de bien-être animal, qui ont eu pour effet de mettre fin aux traitements parfois cruels dont étaient victimes les animaux de cirque, ont de fait conduit certains pays à carrément interdire tout numéro de dressage sur leur territoire. Le plus probable est que cette tendance va se généraliser. Qu’on s’en réjouisse ou le déplore, les numéros de cirque mettant en scène des animaux sont en porte-à-faux avec la sensibilité moderne, et le plus prévisible est qu’ils disparaîtront un jour, à l’exception, peut-être des numéros équestres. Le cirque y perdra peut-être un trait qui l’a défini durant une longue période de son histoire, mais il serait faux de prétendre qu’il y perdra son âme. Dans ce qui se présente comme une encyclopédie des disciplines de cirque et des artistes qui les ont illustrées, Alessandro Serena s’en tient aux grands classiques. Dans les livres de Jando et Mauclair on trouvera davantage d’informations sur les antipodistes, les sauteurs à la bascule (l’exploit record dans ce domaine est celui d’une troupe bulgare qui réussit l’arrivée en sixième position sur une colonne de cinq hommes), les numéros d’équilibre, de force et d’adresse (équilibre sur rouleaux, main-à-main, lancer de couteau), les barres russes - barres flexibles maintenues sur leurs épaules par deux porteurs sur lesquelles les voltigeurs exécutent des sauts périlleux et des sauts en vrille de plus en plus audacieux au fil des années, et les numéros qui exploitent la souplesse du corps humain. En premier lieu ce ceux-ci vient la contorsion, exercice étrange sur lequel l’auteur et cinéaste Alain Fleischer a écrit des pages belles et profondes, qui produit un spectacle singulier et troublant, esthétique et sensuel dans le cas de la souplesse arrière, souplesse naturelle essentiellement exploitée par les femmes ; perturbant, choquant et presque monstrueux dans le cas des dislocations et de la souplesse avant, contre-nature et plutôt pratiquée par les hommes. L’inventaire pourrait se poursuivre longtemps, avec les nombreux numéros apparus au cours des dernières années, par exemple ceux de sangles ou de tissus aériens et la roue Cyr, un cerceau géant ainsi appelé d’après le nom de son inventeur. Marqués par l’influence du ballet, de la gymnastique artistique et du music-hall, ils se distinguent par une très grande recherche esthétique. Un comique physique et transgressif Et puis, il y a bien sûr les clowns, si intimement liés à l’histoire et la mythologie du cirque qu’on ne peut envisager de parler de celui-ci sans en traiter longuement. Si le personnage du bouffon, de l’amuseur qui fait rire autant à ses dépens qu’à ceux des autres est une figure très ancienne et universelle qu’on retrouve à toutes les époques et dans toutes les cultures, le clown sous la forme où nous le connaissons est d’apparition relativement récente. Il existe, comme on sait, trois personnages-types de clowns : le clown blanc, lointain descendant, dans son apparence en tous cas, du Pierrot de la Commedia dell’arte, sérieux, digne, sentencieux, solennel, professoral, un peu dandy ; l’auguste, mal fagoté, grotesque, maladroit mais aussi astucieux, roublard, insolent et anarchiste ; et celui qu’on appelle le contre-auguste ou le contre-pitre, qui sert souvent d’intermédiaire entre les deux premiers, la confrontation permanente du clown blanc et de l’auguste constituant un des ressorts traditionnels du comique si particulier des numéros de clowns. Aux États-Unis, le monde des clowns est dominé par la figure du «  hobo » ou du « tramp », directement inspirée des réels vagabonds. Le comique des clowns est un comique physique, rude, brutal et volontiers transgressif, raison pour laquelle les enfants très petits ont souvent peur des clowns : l’accoutrement étrange des augustes, leur maquillage outrancier, leur coiffure de couleur violente, leurs manières irrespectueuses et indécentes, les choses horribles qui leur arrivent ou pourraient leur arriver, les rendent de fait aussi effrayants que drôles. Dans la littérature, la bande dessinée et les films, notamment fantastiques et d’horreur, le clown et son cousin le joker sont d’ailleurs souvent des figures inquiétantes, voire maléfiques et d’épouvante. Parfois, les clowns peuvent être terriblement touchants, lorsqu’ils cessent leur bavardage et demeurent silencieux, exprimant avec finesse toutes sortes d’émotions à l’aide des seules ressources du mime. Beaucoup de ceux qui écrivent sur le cirque sont ou ont été des clowns amateurs, par exemple Hughes Hotier qui consacre à l’art des clowns les plus belles pages de son ouvrage L’Imaginaire du cirque . De très nombreux clowns sont passés dans l’histoire : Joseph Grimaldi, au début du XIXème siècle, dont la vie a été raconté par Charles Dickens, l’Américain Dan Rice, le principal modèle du personnage de l’Oncle Sam, Youri Nikouline et Oleg Popov, vedettes du Cirque de Moscou, le Suisse Grock et bien d’autres. L’artiste en saltimbanque Comme la plupart des autres historiens du cirque à l’exception de Dominique Jando, qui lui consacre un appendice de son livre, Alessandro Serena n’évoque que çà et là, en passant, un aspect de l’histoire du cirque pourtant particulièrement digne d’attention : le cirque dans la peinture, la littérature et le cinéma. Multicolore, chatoyant, scintillant, brillant de paillettes, insolite, cocasse, exotique et illuminé par la splendeur des formes de corps gracieux en mouvement, en un mot, éminemment pittoresque, l’univers du cirque avait tout pour séduire les peintres. En pratique, il a surtout été illustré par une poignée de peintres de la fin du XIXème et du début du XXème siècle. Si Degas, Toulouse-Lautrec, Renoir, Seurat, Chagall, Picasso, notamment, ont peint plusieurs toiles qui ont le cirque pour sujet, c’est assurément en partie parce que les spectacles de cirque étaient à la mode dans les milieux intellectuels et artistiques à Paris à l’époque où ils y étaient établis. Mais des facteurs d’une autre nature étaient à l’œuvre. Dans son étude classique Portrait de l’artiste en saltimbanque , Jean Starobinski a montré la manière dont, depuis le romantisme, les artistes tendent à se projeter dans des figures comme celles du clown ou du Pierrot, en lesquelles ils voient le reflet emblématique de l’image qu’ils se font d’eux-mêmes. Il est par ailleurs indubitable que quelque chose dans le thème du cirque s’accordait spécialement à la sensibilité de ces peintres-là : la fascination de Degas pour le cirque est identique à celle qu’il éprouvait pour la danse, Picasso peignait déjà des saltimbanques quand il était encore à Barcelone, et des têtes de clowns de Rouault émane la même intensité tragique que de ses portraits religieux. Certains écrivains se sont intéressés au cirque parce qu’il leur semblait fournir un décor de choix pour leurs intrigues, ou une possibilité d’illustrer une idée qu’ils voulaient exprimer. Dans Temps difficiles de Dickens, par exemple, le monde du cirque et des Gitans s’oppose à celui des industriels et des financiers, dont l’horrible Mr Gradgrind se fait le porte-parole vociférant et enthousiaste, comme le monde de la fantaisie et de la solidarité à celui des faits, de l’utilitarisme et de l’exploitation cynique. Ici aussi, cependant, le lien avec le cirque n’est jamais de nature purement intellectuelle. Ce qui captivait les écrivains dans la figure de l’écuyère, relève Paul Aron dans sa belle analyse de ce personnage dans les œuvres d’Octave Mirbeau, Jules Barbey d’Aurevilly, Paul Bourget, Jules Laforgue et d’autres auteurs français de la Belle Époque, c’était, dans un contexte chargé d’érotisme, « le contraste de deux corps et de deux énergies. Celle du cheval, animale et puissante, et celle de la femme, légère et gracieuse ». Les Zemganno , d’Edmond de Goncourt, est un rares des romans dont l’histoire se déroule intégralement dans le milieu du cirque. Dans le Journal des deux frères Goncourt, Edmond écrivait à propos d’un spectacle de cirque : « Un trapéziste extraordinaire, un homme volant dans l’espace ; et c’est singulier comme cet exercice a un retentissement chez moi, et comme il n’est pas seulement suivi par mes yeux, mais par un jeu émotionné et presque actif de mes muscles et de mes nerfs dans l’immobilité ». À l’évidence (mais qui s’en étonnera ?), la plupart de ceux qui ont écrit sur le cirque éprouvaient une forte attirance pour ce type de spectacle. On le vérifie chez Théophile Gauthier, Henry Miller dans Le Sourire au pied de l’échelle, variations autour du personnage du clown, Francis Carco, Pierre Mac Orlan, Blaise Cendrars, Jean Genet, Jacques Prévert, Jean Cocteau, ou plus près de nous le romancier américain John Irving. Dans certains cas, cet attrait s’enracine dans une expérience personnelle : dans sa jeunesse, l’écrivain Edward Hoagland, à qui l’on doit quelques beaux textes sur le sujet, a travaillé au Ringling Bros. and Barnum & Bailey Circus. Parfois, il donne lieu à des réflexions d’une intense beauté poétique. Parmi les plus belles pages jamais publiées sur le cirque figure un court texte de l’essayiste américain E.B. White intitulé The Ring of Time . Organisé autour du récit d’une séance d’exercices de voltige équestre par une écuyère adolescente dans la demi-clarté d’un chapiteau désert, il contient une mélancolique méditation sur le temps qui passe, le caractère éphémère de la jeunesse et de la beauté et la magie du cirque, jamais aussi puissante, affirme White, que dans l’atmosphère intime des répétitions telles que celle qu’il décrit : « Sous les projecteurs du spectacle achevé, l’artiste se contente de réfléchir la lumière qui est dirigée sur lui ; mais sur la piste d’entraînement obscure et sale […] la lumière, l’excitation et la beauté produites doivent provenir de leur source originale, du feu intérieur de l’ambition et du plaisir du métier, de l’exubérance et de la gravité de la jeunesse ». Le Grand Théâtre de la Nature d’Oklahoma Il est enfin un écrivain chez qui le thème du cirque est investi d’une signification proprement et profondément philosophique. Il s’agit de Franz Kafka, dans les œuvres de qui les images du cirque et du music-hall sont présentes de façon récurrente. Comme en attestent plusieurs passages de son journal, Kafka, tendait à se comparer, comme écrivain et comme personne, aux artistes de cirque. Pour lui, dit très bien Monique Moser-Verrey, l’acrobatie jouait le rôle « d’un modèle de compréhension pour l’art d’écrire et la souffrance de vivre ». Des figures classiques du cirque (le trapéziste, l’écuyère, le directeur de cirque) apparaissent donc dans plusieurs nouvelles et fragments de textes de Kafka, ainsi que l’inoubliable « champion de jeûne » qui donne son nom à un de ses récits les plus célèbres. Le cirque pouvait aussi fonctionner chez Kafka comme la métaphore d’un monde idéal. Le « Grand Théâtre de la Nature d’Oklahoma » dans lequel le héros de L’Amérique finit par se faire recruter, « le théâtre qui peut utiliser tout le monde » affirme le slogan sous lequel il se présente, « chacun à sa place », a en réalité beaucoup de traits d’un cirque, étant entendu qu’une des caractéristiques du cirque est qu’il recourt aux talents les plus variés et peut employer des gens très différents : des nains et des géants, des hommes taillés en Hercule et des femmes graciles, des enfants et des artistes âgés, qui, lorsqu’ils ne sont plus capables de se produire sur la piste, peuvent toujours apprendre leurs tours aux plus jeunes ou vendre les billets d’entrée au guichet. Parce que le cirque est un spectacle à la fois très visuel et très populaire, les premiers films qui le mettent en scène sont presque aussi anciens que le cinéma, et dans l’histoire du septième art, il y en a eu beaucoup. Presque tous mêlent la réalité et des éléments de fiction, sous la forme d’une ou plusieurs intrigues amoureuses (le clown est amoureux de la trapéziste, qui n’a d’yeux que pour le dompteur, etc). Ils sont donc autant d’occasion d’offrir au spectateur des vrais numéros de cirque. C’est le cas de plusieurs des plus célèbres : Le Cirque de Charlie Chaplin, Un jour au cirque des frères Marx, les deux films à grand spectacle Sous le plus grand chapiteau du monde (avec James Steward inoubliable dans le rôle du clown Buttons) et Le Plus Grand Cirque du Monde, respectivement réalisés par Cecil B. DeMille et Henry Hathaway. Parfois, l’aspect documentaire l’emporte comme dans le cas de Les Gens du Voyage de Jacques Feyder, parfois la dimension fantastique et la réflexion sur la monstruosité ( Freaks , de Tod Browning, Elephant Man de David Lynch), parfois la fantaisie ( Parade de Jacques Tati), le drame psychologique ( La Nuit des forains d’Ingmar Bergman) ou la rêverie et l’allégorie philosophiques ( Les Ailes du désir de Wim Wenders). Le grand cinéaste du cirque est toutefois sans conteste Federico Fellini. Parce qu’il a réalisé La Strada, et Les Clowns , reportage très personnel sur cette catégorie d’artistes, mais aussi, plus généralement, par la manière dont l’univers du cirque imprègne tout son cinéma. Fellini aimait raconter qu’il avait accompagné, étant enfant, un cirque ambulant sur les routes, ce qui est vraisemblablement un mensonge. Mais il est certain que, telle qu’elle s’est formée dans ses plus jeunes années, son imagination a été façonnée pour la vie par le cirque, comme on peut le constater à de multiples moments de ses films, par exemple la parade finale de Huit et demi. Mélange baroque de magie et de mauvais goût, de grâce et de bouffonnerie, de fantaisie et de scènes d’effroi, l’univers du cirque a été pour Fellini une source d’inspiration et une sorte de modèle, au point qu’on a pu dire que certains de ces films étaient construits comme des spectacles de cirque. Les musiques crées pour le réalisateur italien par son compositeur attitré, Nino Rota, retentissent d’ailleurs ostensiblement d’accents de la musique de cirque et pourraient même être considérées comme les plus belles et émouvantes musiques de cette catégorie jamais écrites, bien qu’elles n’aient jamais été jouées au bord d’une piste. Polka pour éléphants De manière générale, les musiques de cirque, puisqu’on en parle, se nourrissent d’une double tradition. Premièrement, celle des marches militaires et de cavalerie, qui a donné lieu à ce qui est sans doute le morceau de ce genre le plus célèbre, le pompeux L’Entrée des gladiateurs de Julius Fučík. L’autre tradition est celle des mélodies tziganes et des musiques des petits orchestres accompagnant les troupes d’artistes itinérants, comprenant un ou deux accordéons, diatoniques ou chromatiques, une guitare et une mandoline, une clarinette, une trompette ou un saxophone. C’est à cette source que vont souvent puiser les compositeurs travaillant pour le nouveau cirque, par exemple le Canadien René Dupéré, auteur des musiques de dix spectacles du Cirque du Soleil, dont la magnifique partition écrite pour Alegría. Dans ses compositions, la référence aux mélodies foraines traditionnelles originaires d’Europe centrale ou de la Méditerranée s’enrichit d’autres apports : tango argentin, musiques juive et ethnique, jazz et musique de synthèse. Pour l’anecdote, on retiendra qu’à la demande du chorégraphe George Balanchine, Igor Stravinsky a composé en 1944 une polka pour un ballet d’éléphants au cirque Barnum. Que va devenir le cirque et à quel avenir est-il appelé ? Sa magie va-t-elle continuer à opérer sous la forme où elle s’est longtemps manifestée ? Plutôt optimistes, la plupart des historiens du cirque le pensent et voient dans les renouvellements importants qu’a connus le cirque au cours des dernières décennies le signe de sa vitalité et de son dynamisme et la garantie qu’il prospérera longtemps encore. De fait, jamais il n’y a eu autant d’artistes de cirque sur terre. Avec des initiatives comme Cirkafrika et Afrika ! Afrika !, le cirque est en train de conquérir un continent dont il était jusque récemment presque absent. Et l’inventivité dans la mise au point des numéros n’a jamais été aussi forte. Mais on peut aussi s’interroger : sous l’emprise du développement des industries du divertissement et de la société du spectacle, le cirque n’est-il pas en train de perdre ce qui faisait son charme puissant et singulier et son identité ? Entre le cirque, le cabaret, le music-hall, le show business et le sport de démonstration, serait-on tenté de dire, la distinction est en train de se brouiller. Mais il faut éviter de mythifier le passé. Comme le montre d’histoire du cirque, entre celui-ci et les autres formes d’expression et de spectacle, les frontières n’ont jamais été totalement étanches. Beaucoup de prosélytes du nouveau cirque, notamment en France, opposent de ce point de vue volontiers leur activité, qu’ils affirment relever de l’art et matérialiser un retour au style et aux valeurs des petites troupes de bateleurs itinérants, à la gigantesque machinerie du Cirque du soleil. Mais qu’on le veuille ou non, le cirque a toujours été une entreprise autant qu’un art, et s’il l’a longtemps été à une échelle modeste et artisanale, c’était essentiellement faute de moyens. Ceci ne signifie pas que quelque chose ne soit pas en train de disparaître et qu’il n’y ait aucune raison de se préoccuper. L’évolution du Cirque du Soleil au cours des dernières années dans le sens d’opérations au caractère commercial de plus en plus accentué met assez mal à l’aise. Le cirque n’est pas miraculeusement immunisé contre l’influence d’une société dominée par les valeurs individualistes et le culte de la performance, obsédée par l’argent, le rendement et la célébrité. Au témoignage de Duncan Wall, dans le monde du cirque le sens de la communauté et celui de la solidarité demeurent forts et sont presque physiquement éprouvés, chose peu étonnante lorsque l’on a affaire à un métier dans lequel le succès, et même souvent la vie de ceux qui l’exercent, dépendent aussi étroitement de la confiance que chacun peut avoir dans les autres. Le rôle joué par les grands festivals de cirque et leur palmarès témoigne pourtant que la propension aujourd’hui dominante à penser toute forme d’activité humaine dans les termes du concours et de la compétition n’a pas épargné le cirque. Les considérations de marketing et de publicité sont à présent au cœur du fonctionnement des cirques. Et beaucoup d’artistes de cirque possèdent leur propre site sur internet et s’y mettent en valeur à la manière des vedettes de la chanson. Dans leur conception et leur exécution, les numéros de cirque trahissent par ailleurs l’influence d’évolutions pas toujours complètement positives. Si l’introduction de dispositifs anti-risques comme la longe de sécurité, par exemple, a heureusement permis de réduire très significativement les accidents, combinée avec la surenchère vers le spectaculaire, elle a aussi contribué à dénaturer certains numéros. Comme l’explique très bien Dominique Mauclair, c’est le cas lorsque la longe assiste véritablement l’artiste dans l’exécution de son numéro et le rend capable de performances ahurissantes qui ne seraient pas possibles sans elle. Le spectacle de la prouesse On dira que le spectacle d’acrobates volant dans les airs suspendus au bout d’un câble presque invisible, comme on en voit souvent sous le chapiteau du Cirque du soleil, est l’expression parfaite de la magie du cirque. De fait, si la somptuosité des costumes et l’étrangeté du décor et des accessoires y contribuent, cette magie résulte fondamentalement de ce que le cirque offre au regard le spectacle de ce qui, dans le monde normal, paraît relever de l’impossible : jongler avec dix massues ou marcher sur un fil apparaît comme un défi aux lois de la physique, réaliser un quadruple saut périlleux ou projeter ses pieds un mètre en avant par-dessus sa tête semblent des impossibilités physiologique ou anatomique. Ce qui caractérise toutefois le cirque et le distingue de beaucoup d’autres formes d’art et d’expression, est que de tels exploits ne sont pas le produit de l’illusion mais réellement réalisés. Les artistes de cirque et tous ceux qui s’expriment à son sujet soulignent volontiers la « vérité » des numéros de cirque, qu’ils opposent au caractère fallacieux et de pure représentation du théâtre ou du cinéma. En réalité, jamais l’illusion et les artifices de mise en scène ne sont absents des spectacles de cirque, et cela dans le nouveau cirque plus encore que dans le cirque traditionnel. Mais si leur présence concourt assurément à créer l’enchantement, elle n’enlève rien à l’authenticité des performances. Chaque numéro est chaque soir à refaire, son succès n’est jamais garanti, le ratage ou l’accident sont toujours possibles, et la magie du cirque est celle d’un miracle quotidiennement renouvelé. « Le cirque », dit justement Hughes Hotier « est le spectacle de la prouesse », entendue comme la prouesse non simulée. On précisera : la prouesse accomplie sans effort ostensible et avec élégance. L’aisance avec laquelle son exécutés les numéros les plus difficiles, qui ne fait que renforcer l’ébahissement et l’éblouissement des spectateurs, est en partie réelle et en partie apparente, à la fois le produit de longues années d’entraînement et d’une maîtrise apprise de l’expression sous les projecteurs : si ardu ou risqué que soit son numéro, jamais l’artiste de cirque ne laisse un rictus de douleur, de peur ou de satisfaction hilare déformer son visage, comme il le fait presque toujours chez les sportifs en plein effort ou ces cascadeurs de l’impossible qui aiment tellement parader devant les caméras. Quant à l’élégance, elle constitue une composante obligée des exercices de cirque. La prouesse ne définit le cirque qu’accompagnée de la grâce et de la beauté, celles de corps d’hommes et de femmes au summum de leurs capacités de souplesse, de légèreté, de force et d’agilité : comme la danse, le spectacle de cirque est une célébration du corps humain, et le plaisir qu’il procure à ce titre est largement un plaisir esthétique. Le cirque a derrière lui une longue histoire et son avenir est incertain. Mais tant qu’il restera le lieu de la prouesse sans trucage et sans chiqué et d’exaltation de cette beauté du geste et de cette aisance dans l’extrême difficulté qui ne se conquièrent qu’au bout d’années de travail et d’efforts quotidiens, il conservera l’essentiel de ce qui fait son essence. Aussi longtemps qu’on pourra lire sur les visages des spectateurs de cirque ce mélange d’émerveillement, d’incrédulité, d’admiration, de reconnaissance et de bonheur que suscitent presque toujours la vue de numéros accomplis à la perfection, et sur celui des artistes qui viennent, une fois encore, de les réussir, cette expression de soulagement, d’excitation, de joie contenue et de légitime fierté qui vient invariablement les éclairer, on pourra soutenir que le cirque, même s’il a, lui aussi, une histoire, est éternel. Michel André
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Histoire du cirque de Le cirque aussi a une histoire, Monadori Bruno

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