Le rationalisme moral lucide de Bernard Williams

Dans un livre satirique publié il y a plus de quarante ans brocardant l’envahissement de la langue française par ce jargon pseudo-intellectuel et technocratique qui ne nous surprend plus guère, tant il est aujourd’hui répandu et devenu familier, l’écrivain et journaliste Robert Beauvais affirmait ironiquement de la philosophie, grande pourvoyeuse, à son opinion, d’expressions ridicules, prétentieuses et dépourvues de sens, qu’elle était « la littérature de ceux qui n’ont pas de lettres et la science de ceux qui n’ont pas de mathématiques ». À tous ceux qui ont besoin de se convaincre que ce jugement cruel, malheureusement pertinent dans de nombreux cas, ne s’applique pas à tous, que la philosophie, par conséquent, n’est pas fatalement condamnée à n’être que l’expression pompeuse et sans grâce d’une ignorance qui s’ignore, on conseillera de lire les récents Essays and Reviews (1959-2002) de Bernard Williams.

Aux côtés de la merveilleuse sélection de lettres de l’historien Hugh Trevor-Roper qui vient également de paraître, feu d’artifice d’érudition légère agrémenté de commérages universitaires si brillamment écrits qu’on les lit sans (presque) y prendre de plaisir coupable, ce recueil d’articles constitue le second magnifique cadeau fait d’au-delà de la tombe par un intellectuel anglais en ce début de 2014. Compilation, pour l’essentiel, de recensions de livres parues dans The New York Review of Books, The London Review of Books, The Times Literary Supplement et quelques hebdomadaires et quotidiens, cet ouvrage est en effet un nouveau recueil posthume, le cinquième à ce jour, de textes d’un homme généralement considéré, à juste titre, comme un des plus remarquables et influents philosophes de langue anglaise de la seconde moitié du XXème siècle.

Une figure singulière et inclassable

Tout au long d’une carrière de plusieurs décennies qui l’a mené de Londres à Oxford en passant par Cambridge et Berkeley, où il avait émigré quelques années en guise de protestation publique contre la politique universitaire du gouvernement de Margaret Thatcher, (il reviendra en Grande-Bretagne au bout de trois ans, pour des raisons privées), Bernard Williams, que son collègue Colin McGinn a justement décrit comme un « philosophe analytique doté de l’âme d’un humaniste », s’est affirmé comme une figure singulière et inclassable de la vie intellectuelle anglophone. De la philosophie analytique, qui a longtemps représenté le plus courant le plus important de la philosophie anglo-saxonne du XXème siècle, Williams partageait la conviction que la tâche de la réflexion philosophique est de clarifier la pensée et le langage. Il s’en distinguait toutefois sur plusieurs points fondamentaux. Le premier est son intérêt pour la réflexion morale, qu’il s’est employé à ressusciter dans un environnement où elle avait perdu tout son sens. « S’il est vrai que la plus grande partie de la philosophie morale à toutes les époques s’est révélée vide et ennuyeuse » faisait-il sarcastiquement observer, « la philosophie morale contemporaine a trouvé une façon originale d’être ennuyeuse, qui est de ne plus discuter du tout des questions morales ».

L’apport de Bernard Williams à la philosophie morale est avant tout critique. « Bien trop intelligent et sophistiqué pour faire quelque chose d’aussi naïf et grossier que de proposer une analyse du discours moral » (McGinn), résolument réfractaire à l’idée de construire une théorie morale, mais par contre très sensible à la complexité des situations face auxquelles, dans la vie ordinaire, le jugement moral se trouve confronté, Williams est notamment fameux pour la manière brillante dont il a mis en lumière, sur des exemples concrets, les limites de deux systèmes de philosophie morale opposés : l’utilitarisme, selon lequel la valeur morale d’un acte est mesuré par sa capacité à assurer le plus grand bonheur possible du plus grand nombre possible de personnes, et la philosophie morale de Kant, pour qui le caractère bon ou mauvais d’un acte est exclusivement défini par l’intention dans lequel il est commis. Aux yeux de Williams, de telles vues souffrent de leur caractère rigide et théorique. Loin de chercher à bâtir un système de règles de portée générale et d’ambition universelle, la tâche de la philosophie morale, selon lui, dans le prolongement de la conception qu’en avaient les penseurs de l’Antiquité, doit plutôt être de nous à aider à déterminer comment, dans un monde plein d’aléas et « violemment et passionnément déraisonnable », nous pouvons arriver à mener une « vie bonne ».

Contrairement à la plupart des philosophes anglo-saxons de son époque, Bernard Williams accordait par ailleurs la plus grande importance à l’histoire de la philosophie et, plus largement, à l’histoire des idées et l’histoire politique et sociale. « Le fait que la philosophie néglige souvent sa propre histoire », relève-t-il ainsi dans un article rédigé à la fin de sa vie et repris dans ce recueil, « n’est pas le plus important. De nombreux philosophes éprouvent du respect pour l’histoire de la philosophie : ce qui importe davantage est qu’ils négligent une autre histoire – celle des concepts que la philosophie essaie d’éclairer. » De la même façon que l’atome tel qu’il est décrit par la physique quantique n’a rien à voir avec ce que les philosophes de la Grèce antique désignaient par ce mot, les concepts philosophiques ont une histoire, au cours de laquelle leur signification a souvent varié. Mais s’il est possible de faire aujourd’hui de la physique sans se préoccuper de ce que Lucrèce entendait par « atome », on ne peut en dire autant de la réflexion sur des questions comme celles de de la justice ou de la liberté : pour bien appréhender les problèmes que soulève de telles idées, nous devons comprendre les différentes interprétations dont elles ont fait l’objet dans l’histoire.

La question du style

Une troisième différence significative avec la plupart des philosophes analytiques est l’insistance sur la question du style. Bernard Williams est légitimement renommé pour l’extrême clarté de sa langue et la grande élégance de son style, son étonnante capacité à résumer en quelques phrases limpides et compréhensibles des questions passablement compliquées. Les philosophes anglo-saxons ont l’habitude de dénoncer le langage opaque et lourd des philosophes « continentaux », allemands ou français influencés par la philosophie allemande. Mais il faut reconnaître qu’à force de technicité, ils ont souvent fini par s’exprimer eux-mêmes dans un idiome impénétrable et dépourvu de grâce, parfois à peine moins rébarbatif que la langue de Hegel et d’Habermas. Admirateur avoué du style de Descartes et grand lecteur de Nietzsche, aussi convaincu de la nécessité de la clarté dans l’expression des idées que du respect du bon sens et du sens commun dans leur formulation, Bernard Williams écrivait à l’opposé une prose extrêmement lisible, qui rend chez lui l’exposé des questions les plus ardues aisé et passionnant à suivre.

Ces caractéristiques de la pensée de Williams et de sa façon de réfléchir et d’écrire se reflètent fidèlement dans les Essays and Review 1959-2002. Une bonne partie des textes de ce recueil est consacrée à la discussion de livres d’autres philosophes anglo-saxons, le plus souvent de philosophes analytiques, dont plusieurs de sensibilité politique social-démocrate comme il l’était lui-même : John Rawls pour la philosophie politique, Ronald Dworkin pour la philosophie du droit, Amartya Sen pour celle de l’économie. Tout en soulignant l’intérêt des thèses qu’ils défendent et la rigueur de leur argumentation, Williams tend à regretter le caractère à ses yeux trop abstrait de leurs vues, et la façon dont elles demeurent déconnectées des réalités sociales et politiques : si Rawls a le mérite d’avoir renouvelé en profondeur la réflexion sur la justice, les principes d’allure kantienne sur lesquels il appuie sa théorie ont une « audacieuse et irréaliste pureté » ; parce qu’il prend pour point de départ la loi et ne témoigne guère d’intérêt envers la sociologie des institutions politiques, Dworkin « a tendance à tenir pour acquis que le modèle américain de cour constitutionnelle constitue un instrument à même de garantir le maintien et le progrès des droits individuels » ; la remarquable théorie de l’égalité de Sen comme égalité dans la liberté « fournit trop ou trop peu » pour permettre sa traduction au plan politique.

Bernard Williams fait des observations du même type au sujet du livre « extraordinairement intelligent » mais « extrêmement théorique » de Robert Nozick Anarchy, State and Utopia, ainsi que de l’analyse, par Christopher Lasch, de l’émergence du narcissisme comme force dominante dans la société américaine contemporaine, dont il déplore le caractère anhistorique : « Pour étayer [une telle] critique, il faudrait faire un lien entre la description psychologique et certains traits significatifs de la société américaine contemporaine ; et puisque le contraste fondamental oppose la façon dont les choses se présentent [aujourd’hui] et celle dont elles se présentaient auparavant, une explication historique des changements concernés de la société américaine est nécessaire. »

Aversion pour le scientisme

Le champ couvert par Essays and Reviews 1959-2002 est loin de se limiter à la critique d’ouvrages philosophiques. Sa diversité donne une idée de la variété des centres d’intérêts de Bernard Williams. Plusieurs articles du recueil portent par exemple sur des ouvrages de réflexion sur la science, comme celui d’Hubert Dreyfus sur l’intelligence artificielle ou Le Gène égoïste de Richard Dawkins. Comme la plupart des philosophes analytiques, Williams ressentait la plus vive admiration pour la science, qu’il considérait comme « une des grandes réalisations de l’humanité ». Trop respectueux d’elle pour oser penser que les philosophes sont en position d’apprendre leur métier aux scientifiques, il éprouvait d’un autre côté une forte aversion pour le scientisme, cette doctrine décrétant que tous les problèmes auxquels fait face l’humanité en général, et chaque homme en particulier, sont exprimables, explicables et résolubles en termes scientifiques. Bien qu’il soit profondément stupide disait-il ainsi ironiquement d’un ouvrage du psychologue behavioriste B. F. Skinner, il ne s’agit pas d’un livre vraiment nuisible : « Son jargon désinvolte est si pitoyablement coupé de toute réalité sociale qu’il peut en pratique difficilement produire beaucoup de mal, directement en tous cas, même si son ton réductionniste et arrogant est susceptible d’encourager certains ennemis de la liberté et de la dignité. » Ici comme toujours, la position de Bernard Williams se situe dans la zone de sens commun établie entre les vues les plus extrêmes. La mission de l’éducation, déclare-t-il ainsi dans le contexte d’une réflexion sur la question des « deux cultures » (la culture scientifique et la culture humaniste, distinguées dans un célèbre essai par C. P. Snow), « est de montrer clairement que la science par elle-même ne nous livre pas la clé de l’avenir de la société, [mais aussi] que, sans un minimum de connaissance de la science et de sympathie envers elle, on ne peut prétendre se faire une idée de cet avenir ».

Dans plus d’un cas, Williams, qui était fameux pour sa verve féroce, se montre d’une dureté sans concession. Le linguiste et théoricien politique Noam Chomsky, déplore-t-il par exemple, « passe avec une vitesse et une simplicité dangereuses de ses préoccupations théoriques aux idéaux politiques pour lesquels il s’est toujours battu ». Williams s’exprime avec moins d’indulgence encore à l’égard des penseurs dont il juge la pensée et le style impénétrables : « Heidegger est le seul philosophe du XXème siècle mondialement célèbre dont on peut sérieusement affirmer qu’il était un charlatan, non parce qu’il était obscur, mais parce que [chez lui] l’obscurité est fonctionnelle, et que la combinaison de terminologie métaphysique abstraite et d’images triviales [qui caractérise ses écrits] opère comme un substitut délibéré à la pensée ». Dans le dernier article repris dans le livre, celui dans lequel Williams défend la thèse que la philosophie ne saurait se passer de l’histoire, on trouvera un résumé de l’ouvrage au ton polémique qu’il publia peu de temps avant sa mort, en 2003 à l’âge de 73 ans, dans lequel il dénonçait vigoureusement l’abandon et la critique, par des philosophes comme Richard Rorty, Michel Foucault ou Jacques Derrida, du concept de vérité et de l’idée que celui-ci a un rôle central à jouer dans la réflexion philosophique.

Athée sans état d’âme, Bernard Williams a souvent débattu des questions religieuses, ce qu’il faisait toujours sur un ton serein et en témoignant à l’égard des croyants d’une compréhension très éloignée du militantisme des athées de combat : « La question « la science est-elle compatible avec la religion ? » est généralement posée dans des termes trop vagues. Ce qui est hors de doute est que certains arguments en faveur de la religion, ceux qui reposent sur l’appel à l’inexplicable, se sont effondrés sous l’effet du progrès des connaissances ».

Umberto Eco et Richard Wagner

Dans une recension sévère de l’ouvrage de Paul Johnson sur les intellectuels, une suite de portraits à charge de penseurs et d’écrivains chez qui l’historien conservateur s’ingénie à mettre en lumière le gouffre séparant leurs idées généreuses et la mesquinerie de leur conduite privée, on trouvera une réflexion sur ce qui constituait pour Williams la vraie question, manquée, dit-il, par Johnson, celle de la nature et de l’origine de l’autorité des intellectuels. Si les intellectuels sont indispensables dans la société, déclare-t-il, c’est « parce que des idées sont nécessairement impliquées en politique, particulièrement lorsqu’on prétend que ce n’est pas le cas ; [et] que les idées politiques ont besoin de l’environnement, de la critique et de la vie fournies par d’autres idées ». Dans un long article, dans l’ensemble admiratif, au sujet d’Umberto Eco, il se livre à de fines observations sur l’appétit « boulimique » du sémiologue italien et de beaucoup de ses collègues spécialistes des études littéraires pour ces paradoxes et ces contradictions que les philosophes s’épuisent au contraire à essayer de réduite et faire disparaître, à ses yeux avec raison : « Les contradictions ne font pas en elles-mêmes la vie plus riche. La plupart du temps elles ne la rendent même pas plus intéressante ». Un autre long article est consacré à la dimension politique de l’œuvre de Richard Wagner, écho d’un livre de Bernard Williams sur l’opéra (le quatrième recueil posthume d’articles), dont le philosophe Jerry Fodor disait qu’il faudrait chercher loin et longtemps avant d’en trouver un autre sur le sujet qui soit « aussi informé, plein d’intuitions, érudit et civilisé ».

La notoriété de Bernard Williams n’était pas circonscrite au milieu universitaire. À plusieurs reprises, le gouvernement britannique lui a demandé de présider des commissions d’experts mises en place sur des questions de société. L’un des rapports les plus fameux au bas duquel se soit trouvé sa signature est celui de la commission sur l’obscénité et la censure, qu’il a en grande partie rédigé lui-même. Dans un esprit de tolérance inspiré par le libéralisme de John Stuart Mill, sa conclusion était que, pour autant que les enfants soient protégés d’une exposition à ce matériel, il n’y avait pas lieu d’interdire et de condamner la production d’œuvres pornographiques à destination du public adulte. Jugées choquantes, ces conclusions ne furent appliquées que très progressivement, et Williams dut attendre 15 ans avant de se voir confier la présidence d’une autre commission. Parmi celles qu’il dirigea figuraient des commissions sur le jeu et l’usage des drogues, ce qui lui faisait dire avec humour qu’il s’était ainsi occupé de tous les vices.

Une vision réaliste et lucide

Bernard Williams était réputé pour la vitesse fulgurante de son esprit. « Il comprend ce que vous êtes sur le point de dire mieux que vous ne le comprenez vous-même », disait son collègue d’Oxford Gilbert Ryle, « il voit toutes les objections possibles à ce que vous affirmez, et toutes les réponses possibles à ces objections avant même que vous n’ayez terminé votre phrase ». Il était aussi connu pour son sens de la répartie et ses mots d’esprit souvent acerbes. À côté de l’aventure qu’il a eue avec celle qui allait devenir sa deuxième femme, et des tensions engendrées par le fait que la première était catholique, une des raisons pour lesquelles celle-ci et lui se sont séparés, aux dires de l’intéressée en tous cas, est la difficulté croissante qu’elle éprouvait à supporter la propension irrésistible du philosophe à exécuter sans pitié par des plaisanteries méchantes les gens qu’il trouvait stupides.

Bernard Williams avait une conception tragique de l’existence et une vision réaliste et lucide de la condition humaine. C’était aussi quelqu’un dont on a pu dire qu’à l’instar des penseurs antiques, il vivait sa philosophie autant qu’il l’a formulait théoriquement. S’il fallait résumer l’intention de celle-ci en quelques lignes, on pourrait dire que la question à laquelle il s’est efforcé de répondre toute sa vie, dans l’esprit d’une certaine tradition de philosophie ancienne prolongée par des moralistes modernes comme Montaigne, était la suivante : de quelle manière, dans un environnement complexe, imprévisible et changeant, et dans des situations le plus souvent ambiguës, des êtres humains nécessairement faibles et imparfaits, et qui se comprennent mal, peuvent-il malgré tout, en s’appuyant sur leur intuition et en faisant recours à leur capacité de raisonner, déterminer comment se comporter de manière décente et parvenir à vivre ensemble le mieux possible ? Ne s’agit-il pas là d’une excellente question ?

Michel André

LE LIVRE
LE LIVRE

Essais et critiques, 1959-2002 de Le rationalisme moral lucide de Bernard Williams, Princeton University Press

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