Philip Ball, la musique et la science


La Musique, Paul Gavarni
De tous les arts, la musique est sans doute celui auquel la science s’est le plus intéressée et avec lequel elle possède le plus d’affinités. Les mathématiques et la science de la musique sont quasiment nées ensemble, avec la théorie des cordes vibrantes de Pythagore ; comme l’a montré Dominique Proust dans L’Harmonie des sphères, durant des siècles, la théorie musicale et l’astronomie se sont développées de concert ; tout au long de l’Histoire, de nombreux mathématiciens et physiciens (Galilée, Mersenne, Leibniz, Euler, d’Alembert) se sont penchés sur les phénomènes musicaux, en tentant de comprendre les lois qui les régissent. C’est aussi le cas des acousticiens et des physiologistes de l’audition qui, à la suite d’Hermann von Helmholtz, se sont appliqués à élucider les mécanismes de perception des ondes sonores musicales. Aujourd’hui, la musique est devenue un objet de recherche de choix pour les neurosciences, la psychologie cognitive et l’anthropologie, et son étude par ces disciplines donne lieu à toutes sortes de théories plus ou moins sérieuses et convaincantes, souvent inspirées, malheureusement, par les versions les plus simplistes et réductionnistes de la biologie de l’évolution. Mais que peut nous dire exactement la science au sujet de la musique ? Davantage que le pensent ceux qui affirment qu’elle relève exclusivement de l’expérience individuelle, incommunicable, ineffable et incompréhensible, mais moins que le soutiennent ceux qui prétendent la réduire à quelques réalités neuropsychologiques élémentaires. C’est ce que montre Philip Ball dans The Music Instinct, un livre à la richesse duquel ne rendent malheureusement pas justice un titre et un sous-titre (« How Music Works ») choisis à l’évidence pour faire écho à ceux de deux livres de Steven Pinker qui ont été des bestsellers (L’instinct du langage et Comment fonctionne l’esprit). D’instinct de la musique, il n’est en effet question dans ce livre que pour affirmer son caractère hypothétique et mal défini : « Nous avons un instinct musical dans la même mesure qu’un instinct du langage », fait remarquer Philip Ball. « Peut-être est-il basé génétiquement et peut-être ne l’est-il pas, [mais] il n’y a pas davantage de sens à le réduire à l’expression des besoins de la vie dans la savane qu’à “expliquer” les menus détails de la cour amoureuse, des soins de beauté, des aventures extra-maritales, de la fiction romantique et d’Othello par notre besoin de nous reproduire. La culture élabore les instincts fondamentaux dans une mesure hors de proportion [avec ce qui est à leur point de départ], jusqu’à un moment où ils cessent d’être reconnaissables, inversant même parfois ce qu’on présume être leur origine biologique (si quelque chose de ce genre existe). » Si The Music Instinct éclaire brillamment toute une série d’aspects de la façon dont la musique « fonctionne », il en subsiste par ailleurs de nombreux, et non des moindres, devant lesquels, pour Philip Ball, l’honnêteté consiste à avouer notre ignorance, au moins dans l’état actuel des connaissances. Comme beaucoup de spécialistes d’autres domaines qui ont écrit sur la musique (le critique politique et théoricien de la littérature Edward Saïd, par exemple, dont une partie des travaux, notamment ceux repris dans Du style tardif, sont consacrés à des musiciens), Philip Ball, qui est amateur de musique et musicien non professionnel, a clairement cherché dans ce livre à combiner ses intérêts intellectuels et personnels. La chose lui a été plus facile qu’à d’autres. Chimiste et physicien de formation, écrivain scientifique de métier, collaborateur régulier du magazine Nature, Philip Ball est le prolifique auteur d’une série de livres sur des sujets apparemment les plus variés : Life Matrix, une « biographie de l’eau », plusieurs ouvrages sur les molécules chimiques et les matériaux nouveaux, une biographie de l’alchimiste et médecin Paracelse, une trilogie sur les formes dans la nature (Flow, Shapes, Branches), un essai sur l’application des mathématiques à l’étude des comportements et des phénomènes sociaux (Critical Mass), un autre sur la façon dont l’architecture de la cathédrale de Chartres reflète la cosmologie et la pensée médiévales (Univers of Stones), un troisième sur les mythes au sujet de la fabrication d’êtres humains, ainsi qu’une remarquable somme sur la chimie des couleurs et l’utilisation des pigments en peinture. Quand on observe attentivement cette abondante bibliographie, on s’aperçoit que deux thèmes récurrents la traversent : sous un éclectisme de surface, Philip Ball s’est toujours plus spécialement intéressé aux questions liées aux rapports de la science et de l’art, ainsi qu’aux phénomènes complexes obéissant à un déterminisme multifactoriel, souvent fondé sur le jeu des forces et des formes. Consacré à un art dont le principe est la variation harmonieuse des formes sonores dans le temps, qui nous affecte par l’intermédiaire de mécanismes conjuguant les effets de phénomènes physiques, neurologiques et sociaux, The Music Instinct se situe dans le prolongement naturel des livres qui l’ont précédé.

Staccato, Andante, Legato, Appassionato

Organisé en une douzaine de chapitres intitulés, de manière plus poétique que vraiment justifiée, à l’aide d’une sélection de termes italiens utilisés pour désigner le tempo, le phrasé et la qualité d’expression des interprétations musicales (Staccato, Andante, Legato, Appassionato, etc.), The Music Instinct couvre une bonne partie du champ des questions auxquelles la science entend répondre au sujet de la musique. Les analyses et les réflexions qu’il propose s’appuient sur de nombreux exemples tirés du répertoire classique (Bach, Mozart, Beethoven, Tchaïkovski, Stravinsky), mais aussi de ceux du jazz (Louis Armstrong, Duke Ellington, Billie Holiday), du rock et de la musique pop (The Beatles, The Who, Led Zeppelin), avec laquelle, comme toute sa génération, l’auteur a grandi et qu’il connaît très bien. Philip Ball se débarrasse assez rapidement de la question des origines de la musique, qui préoccupe tellement ceux qui ne peuvent réfléchir que dans les termes de la théorie l’évolution telle que la conçoivent les psychologues cogniticiens imbus de génétique ; Daniel Levitin, par exemple, qui, dans ses deux bestsellers De la note au cerveau et The World in Six Songs, écrits dans un style enlevé mais entachés d’approximations et d’inexactitudes, se livre à toute une série de spéculations pour le moins hasardeuses. La musique est-elle le produit de la sélection sexuelle, au titre d’une arme de séduction ? La résultante d’un mécanisme de sélection de groupe, du fait de son rôle dans le renforcement des liens de solidarité entre les membres d’une communauté ? Rien ne permet vraiment de le soutenir, constate Philip Ball, qui se rallie à l’opinion du sémiologue Jean Molino : « Puisqu’il n’existe pas de définition universelle de la musique, nous ne pouvons pas raisonnablement affirmer que quelque chose appelé “musique” a émergé de l’évolution, mais seulement que certaines capacités et tendances humaines sont apparues, qui ont progressivement trouvé leur expression dans ce que nous considérons à présent comme les différents types de musique. » Dans l’hypothèse même où nous parviendrions à déterminer d’où vient la musique, ajoute-t-il, cela ne nous renseignerait guère sur sa fonction et sa portée aujourd’hui, sur sa signification et ce qui fait sa valeur. Une partie importante de The Music Instinct consiste en un exposé très complet et détaillé de la théorie musicale : les notes et les intervalles, les tons et les demi-tons, la gamme pentatonique de Pythagore (encore utilisée par de nombreuses musiques dans le monde et des formes de musique populaire comme le blues et le rock) et la gamme tempérée moderne, dans laquelle l’octave est divisée en douze intervalles égaux, le mode majeur (aux sons perçus comme gais et lumineux) et les trois sortes de modes mineurs (plus sombres et mélancoliques), la fondamentale et les harmoniques, les accords augmentés et diminués, la tonique, la dominante et la sous-dominante, le système occidental moderne de notation de la musique (la portée, les clés, la représentation des armatures), etc. La théorie musicale est une matière notoirement compliquée, du fait de sa grande technicité, des relations multiples qu’entretiennent ses différentes composantes et d’une série de défauts intrinsèques à tous les systèmes de codification, liés à certaines caractéristiques des ondes sonores (même la gamme tempérée, inventée pour corriger les faiblesses du système pythagoricien et qui a l’avantage de permettre toutes les transpositions sans altérations, n’est pas totalement « juste », il s’en faut de beaucoup – elle est le résultat d’un compromis entre plusieurs contraintes contradictoires). Philip Ball explique tout cela de manière très claire, avec toutefois, il faut le reconnaître, moins de brio et de sens pédagogique que le compositeur John Powell dans How Music Works, qui est sans doute le meilleur livre d’introduction à la théorie musicale actuellement existant, et assurément le plus amusant à lire.

La joie d’être en vie

Le cœur de The Music Instinct est constitué de plusieurs chapitres très fouillés consacrés à la façon dont la musique est perçue par l’organisme et à celle dont elle affecte notre humeur et influence nos émotions, par l’usage qu’elle fait des quatre propriétés fondamentales des sons : l’intensité, la hauteur, la durée et le timbre, caractéristique « la plus personnelle » de la musique, souligne Ball – il est par exemple le trait le plus facilement reconnaissable d’une voix –, et qualité dotée d’un exceptionnel pouvoir émotionnel. Pour l’expliquer, Philip Ball s’appuie sur les travaux de psychologues cognitivistes, pionniers du domaine comme Carl Seashore ou contemporains comme John Sloboda, mais aussi, largement, sur ceux de musicologues de renom comme Charles Rosen, Leonard Meyer ou Lawrence Kramer. De manière générale, tout en prenant bonne note de toutes les théories avancées dans ce domaine, qu’il expose avec minutie et rigueur, Ball est enclin à les nuancer et les relativiser, en montrant leurs limites. Contrairement à ce que certains tendent à affirmer, souligne-t-il, la musique semble ainsi être l’affaire « du cerveau entier ». Rien, dans les informations de très grande valeur que nous livrent les techniques d’imagerie cérébrale ne démontre vraiment l’existence dans le cerveau d’une zone spécifiquement consacrée au traitement des informations musicales, comme il y en a une pour le langage. C’est aussi dans ce sens que vont les résultats « au mieux ambigus » des études de pathologie des maladies du domaine, dont Oliver Sacks a décrit les manifestations dans Musicophilia, avec son légendaire talent de conteur. Lorsqu’un individu écoute, joue ou compose de la musique, de nombreuses parties de son cerveau sont activées. Comme tous les phénomènes mentaux, ceux qui sont liés à la musique ont, pour reprendre les termes de Sacks, « une corrélation physiologique dans l’activité neuronale ». Rien d’étonnant à cela, mais dans l’état actuel des connaissances, on ne peut guère aller au-delà de cette constatation. Philip Ball est également réservé vis-vis de certaines théories des musicologues, par exemple l’idée du compositeur Paul Hindemith, reprise par Leonard Meyer, que le plaisir éprouvé en écoutant de la musique est le produit de la résolution d’une tension liée à l’attente de ce qui va suivre. Ball la discute longuement, pour finir par reconnaître que, si cette idée capture quelque chose de la nature du plaisir musical, elle est loin de réussir à l’expliquer complètement : « Une partie significative de la réponse positive [à la musique] ne vient pas du plaisir de voir ses attentes satisfaites, mais de celui de l’excitation mentale », plaisir comparable, dit-il, à celui que procure le spectacle de feux d’artifice. C’est dans des termes très proches que Ball considère la question intrigante des raisons pour lesquelles nous éprouvons du plaisir en écoutant une musique que nous qualifions nous-mêmes de « triste » (« Le tango est une pensée triste qui se danse » disait magnifiquement le compositeur Enrique Discépolo). C’est que la musique n’est pas « triste », fait-il valoir à la suite du philosophe Peter Kivy, mais une représentation sonore, particulièrement réussie et évocatrice, de la tristesse, que nous pouvons donc percevoir sans devenir nous-mêmes tristes, en ressentant au contraire une impression de bonheur. De manière générale, souligne Philip Ball, le plaisir qu’engendre l’audition ou l’exécution d’un morceau de musique n’est pas de la même nature que celui que procurent l’ingestion d’un met sucré ou un bain chaud : « Il a quelque chose à voir avec la joie d’être en vie et en communauté avec les autres. Il est en partie une sorte d’émerveillement lié à la réalisation de ce que d’autres esprits parviennent à créer. »

La « volonté d’anéantir » de Schönberg

Chemin faisant, Philip Ball trouve le temps de faire quelques remarques sévères au sujet de la réhabilitation de la dissonance par Arnold Schönberg, dont la technique de composition dodécaphoniste et la musique sérielle, dit-il, étaient essentiellement le produit, non d’une véritable intention de nouveauté, mais du refus de ce qui existait et du désir d’éliminer toute trace de tonalité, pour des raisons moins musicales que philosophiques et idéologiques (« souvent relève Alex Ross dans sa magnifique histoire de la musique au XXe siècle The Rest is Noise, « c’est le combattant qui s’affirmait [chez Schönberg] » et avec lui ce qu’il appelait sa « volonté d’anéantir ». The Music Instinct n’est pas très disert au sujet du traitement de la musique dans la littérature. S’il cite par exemple une phrase de Proust sur la mémoire, Philip Ball ne mentionne pas la célèbre sonate et l’à peine moins fameux septuor de Vinteuil, qui ont déjà fait couler, il est vrai, beaucoup d’encre. Il ne fait pas davantage référence à ce qu’ont pu dire de souvent très pertinent à son propos des écrivains comme Stendhal, Bernard Shaw ou (à l’exception d’une remarque incidente) Paul Valéry. On aurait aussi aimé qu’il s’attarde un peu plus sur la place de la musique dans le cinéma. Dans certains films, elle joue un rôle si fondamental, elle est une composante à ce point puissante de leur force poétique ou dramatique, qu’il est impossible de se les représenter dotés d’une autre bande sonore ou de songer à eux sans entendre les mélodies qui accompagnent les images (comment imaginer Lawrence d’Arabie sans les accents de la musique de Maurice Jarre, Le troisième homme sans la cithare d’Anton Karas ou Le Parrain sans le thème nostalgique et obsédant de Nino Rota et Carmine Coppola ?). S’il souligne régulièrement le caractère profondément social de la musique, Philip Ball aurait également pu décrire plus en détails comment le contexte et les conditions dans lesquelles la musique est écrite, interprétée et écoutée affectent la façon dont nous l’entendons et la signification qu’elle a pour nous. (En Allemagne, commente le chef d’orchestre James Conlon interrogé par Claude-Henri Chouard dans L’Oreille musicienne, la musique inspire une Sehnsucht, une aspiration métaphysique et nostalgique à quelque chose d’autre, quand aux États-Unis un concert réussi vous vaut des félicitations pour la performance et des compliments pour la virtuosité des interprètes, et en France, des remerciements pour le plaisir occasionné et l’émotion ressentie.) Par bonheur, ce travail a en partie été effectué par Tim Blanning dans sa formidable fresque historique The Triumph of Music, qui montre comment la musique sous toutes ses formes, classiques et populaires, a progressivement conquis la place centrale qu’elle possède dans la société contemporaine. En quatre cent pages, il n’était toutefois pas possible de traiter de tous les aspects, et tel qu’il se présente, The Music Instinct fournit déjà matière à de très abondantes réflexions.

Pas simplement une boîte noire

Parce qu’elle est un art du temps, une réalité qui préoccupe beaucoup cette corporation intellectuelle, et qu’elle exerce généralement sur nous une influence d’une ampleur supérieure à celle qu’ont les autres disciplines artistiques, la musique a toujours bénéficié d’une attention particulière des philosophes (à l’exception notable de Kant, qui la considérait comme la plus médiocre des formes d’art). Un certain nombre d’entre eux ont écrit sur elle, comme Theodor Adorno, Vladimir Jankélévitch ou Roger Scruton (cité à plusieurs reprises par Philip Ball), et la musique est même, comme on sait, au cœur de la vie et de la pensée de Friedrich Nietzsche, dont la philosophie s’est définie en référence à elle à un degré éloquemment mis en évidence par Georges Liébert. Pour ces raisons, mais aussi pour d’autres, historiques ou liées à ses caractéristiques matérielles, la musique a également constitué un objet d’étude privilégié pour différentes disciplines scientifiques. Dans The Music Instinct, Philip Ball résume une bonne partie de ce que la science peut nous révéler à son propos. Sa conclusion est double. D’un côté, « la musique n’est pas simplement une boîte noire dans laquelle on fait entrer des notes, pour en voir sortir des larmes ou de la joie ». De l’autre, « il y a beaucoup de choses que nous ne comprenons pas [à son sujet] » et « ce que nous appelons “comprendre” a ici des limites ». On appréciera la vision réaliste et non triomphaliste de la science qui s’exprime ici. Ceux qui possèdent de la science la compréhension la plus profonde et témoignent envers elle du plus grand respect ne sont pas ses plus enthousiastes zélateurs, qui pensent naïvement qu’elle peut tout expliquer. Ce sont ceux qui, tout en s’émerveillant de ce qu’elle peut nous apprendre, restent pleinement conscients de ses limites. Philip Ball en fait partie, et son beau livre sur la musique nous aide à garder à l’esprit cette vérité. Michel André
LE LIVRE
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L’instinct musical de Philip Ball, la musique et la science, Bodley Beard

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