La Corée du Nord, une nouvelle Sparte ?

L’épouvantable dictature nord-coréenne se survit, implacable, bien que l’économie nationale soit au fond du gouffre et le pays au ban des nations. La troisième itération de la dynastie des Kim parvient encore à tuer dans l’œuf toute concurrence au sommet, ou menace d’insurrection à la base, avec des méthodes parfois insolites mais efficaces, comme l’exécution de rivaux au canon DCA. Mais le régime peut-il tenir encore bien longtemps ? Hélas, impossible de répondre à cette question en se référant à l’histoire récente : la DRPK, avec son système autarcique et paranoïaque, son isolement farouche et la quasi-déification du tyran, n’a – et on ne peut que s’en féliciter – pas de réel équivalent moderne, même chez les pires totalitarismes. Il faut, pour trouver un exemple comparable de militarisme autarcique, remonter loin dans le temps – jusqu’à Sparte, sans doute. L’éternelle rivale d’Athènes offre en effet quelques parallèles avec le « Royaume ermite ». À Sparte, les citoyens dédiaient toutes leurs forces à l’État – les hommes celles de leurs bras, les femmes celles de leurs ventres – et en recevaient en retour leur subsistance. Idem en DPRK, où garçons et filles doivent au minimum 10 ans de leur vie à l’armée, et où le régime, qui ne prélève pas le moindre Won en impôts, pourvoit à vie à tous leurs besoins. Aliments, habits, logements, emplois, soins, éducation, équipements ménagers ou autres – tout est attribué en fonction du positionnement de chacun sur les quelque 150 cases de l’échiquier social, le Songbun : trois catégories « idéologiques » (« Noyau », « Basiques / Incertains», « Hostiles »), et 50 sous-catégories socioprofessionnelles. Ainsi, avec une généalogie « acceptable » sur trois générations, et un bon degré de loyauté au régime, un ouvrier métallurgique peut compter sur 900 grammes de nourriture par jour (1). À Sparte, où existait une même division ternaire de la population, qui déterminait aussi la répartition de nourriture au sein de chaque classe, on allait même plus loin : le fameux brouet spartiate, les hommes devaient aussi l’absorber en commun, dans de sortes de mess. Il y a encore d’autres similitudes. Comme l’obsession autarcique (le commerce inter cités était quasi interdit à Sparte ; à Pyongyang, la doctrine du Juché peut se lire comme un traité d’autarcie, et le commerce international n’est pas bien florissant). Ou l’interdiction des activités « lucratives » à Sparte, « capitalistes » à Pyongyang. Ou la mise en commun des moyens de production. Ou encore l’utilisation de l’esclavage pour faire tourner la machine (Sparte ne fonctionnait que grâce aux malheureux Hilotes, esclaves et chair à canon, et la Corée du Nord grâce aux citoyens au Songbun inférieur et/ou aux opinions suspectes, de statut et d’usage similaire). Et surtout, dans les deux nations, c’est l’armée qui prévaut, au prix de tous les sacrifices civils. J.-J. Rousseau traitait Sparte de « couvent pour soldats ». Chez les Kim, la doctrine du Song-un (« Military first »), s’accompagne d’un dédain tout spartiate envers les valeurs amollissantes du matérialisme, et d’une – opportune – justification de la sous-alimentation (qui « donne des idées plus claires », disait Kim Il-sung, dans la droite ligne de Lycurgue (2)). Mais pour que l’armée prévale, il lui faut un ennemi clair, inexpiable et permanent, aux valeurs détestables. C’était Athènes, pour Sparte ; c’est Séoul pour Pyongyang. Quitte, pour défaire cet ennemi fondateur, à s’allier avec n’importe quel diable : les Perses pour Lysandre, ou les mafias et terrorismes modernes pour Kim Jong-il. Or, triste nouvelle, le régime de Sparte a tenu plus de trois siècles, et même survécu à la démocratie Athénienne. Pourquoi ? Xénophon a sa petite idée : « Lequel de ces deux systèmes produit-il des hommes plus vertueux, plus soumis, plus maîtres de leurs désirs ? Décide qui pourra », interroge-t-il en conclusion d’un parallèle Athènes-Sparte. Si Sparte perdure, analyse-t-il, c’est en vrac l’effet combiné d’une féroce sélection génétique et d’une éducation entièrement axée sur la vertu (militaire), la continence, le respect du chef. Incidemment, cela suppose aussi une vigoureuse prise en main de la jeunesse, « car à cet âge de vanité, d’insolence, de passion désordonnée pour les plaisirs, il faut que soient imposés mille travaux pour l’occuper ». (3) Exactement ce que fait le régime nord-coréen, qui enrégimente ses jeunes (et ses moins jeunes) 18 heures sur 24, dans une farandole ininterrompue d’activités civiles, politiques et militaires. Alors, comment Sparte a-t-elle donc fini par succomber ? La poussée extérieure a joué son rôle. Mais ce qui a permis la victoire fatale des Thébains à Leuctres en – 371, c’est la désagrégation de la société spartiate, complètement sclérosée, arc-boutée sur son système de castes qui avait fini par se retourner contre elle en l’obligeant à lutter sur deux fronts, interne et externe. Sparte a été dévorée de l’intérieur, comme son jeune héros légendaire qui s’était laissé ronger le ventre par le renard volé qu’il tenait caché. Kim Jong-un devrait (re)lire Thucydide et Hérodote. Jean-Louis de Montesquiou 1. Soit plus du double de la ration moyenne de 400 grammes par jour en 2013. 2. « Il a réglé les repas communs, de manière à ce que les garçons ne puissent se charger l’estomac par la surabondance des mets, et qu’ils ne soient pas pris à dépourvu quand il faut se priver. » Gouvernement des Lacédémoniens », ch. III, trad. E.Talbot. 3. Ibid.

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