L’invention des psychotropes n’est pas due qu’au hasard

On entend souvent dire que les médicaments psychotropes, et notamment leur chef de file, la chlorpromazine, ont été découverts par hasard, ou par un coup de chance. Cette découverte, que Jean Delay (1907-1987), l’un des psychiatres de Sainte-Anne qui en est à l’origine, préférait appeler « trouvaille », ne doit en réalité rien au hasard. Dans un entretien donné en 1987 et que vient de publier la revue Psychiatrie, Sciences humaines et Neurosciences, Pierre Deniker (1917-1998), crédité avec Delay de cette découverte ou trouvaille – évitons les mots invention ou construction –, précise le contexte dans lequel la psychopharmacologie moderne a vu le jour.

Jean Delay, esprit systématique, grand connaisseur des théories psychologiques et biologiques, témoin de l’efficacité des thérapeutiques de choc et véritable créateur de la psychiatrie biologique, était convaincu que des médicaments pourraient soigner les troubles mentaux, y compris les plus graves. Dans son livre Les Dérèglements de l’humeur, paru en 1946, il soulignait déjà l’importance des régions sous-corticales dans la régulation de l’humeur. Ecoutons Pierre Deniker : « Delay était vraiment pour l’époque un savant, au sens qu’il savait tout : en neurologie, il avait été chef de clinique de Guillain, élève de Nageotte ; en psychologie, il avait été élève et ami de Janet, de Dumas et d’un psychanalyste avec qui il avait fait une psychanalyse didactique. La première chose qu’il a faite après la guerre a été de partir aux États-Unis. Il a été nommé professeur titulaire de la chaire de psychiatrie de l’université de Paris en 1946. Il a été passer trois mois dans toutes les universités américaines pour s’assurer qu’on ne faisait pas là-bas des traitements qu’on ne faisait pas ici. Il détestait suivre un chemin pour s’apercevoir que quelqu’un était passé avant lui. Il avait une espèce de manie de tout explorer. […] L’équipe de Sainte-Anne était déjà axée vers une optique biologique de la psychiatrie et non pas vers la recherche de nouvelles méthodes de choc. » C’est la raison pour laquelle toute molécule susceptible d’avoir un intérêt était essayée, plutôt d’ailleurs dans le domaine de la dépression.

Une des molécules testée fut la chlorpromazine, un antihistaminique expérimenté par Henri Laborit (1914-1995) pour amortir le choc opératoire et identifié initialement sous le code 4560RP (4560e molécule synthétisée par les laboratoires Rhône-Poulenc). Lors de ses expérimentations, Laborit en avait perçu les potentialités psychotropes.

Deniker précise les circonstances l’ayant amené à essayer ce produit qui allait révolutionner la psychiatrie et le destin des malades mentaux : « La filière pour nous a été la suivante : mon beau-frère, chirurgien, entendait Laborit venir à toutes les séances de l’Académie de chirurgie parler des progrès hebdomadaires de ses travaux. Il m’a signalé cette histoire de cocktail dans lequel nous connaissions bien deux composés : l’un, le Dolosal®, parce qu’il donnait lieu à des toxicomanies effroyables – et considérées à l’époque comme irréversibles alors que les morphinomanies paraissaient moins irréversibles –, l’autre, le Phénergan®, qui avait été essayé avec d’autres antihistaminiques antérieurement, avec des effets certains mais insuffisants. Mon beau-frère m’a dit : “Il y en a un qui a l’air d’avoir une action centrale, c’est le troisième, c’est le 4560RP.” Alors, je me suis adressé directement à Spécia, qui était à l’époque à Paris, 28, cours Albert-Ier. Un pharmacien du nom de Béal m’a fourni le produit. On ne nous a pas dit que les psychiatres militaires travaillaient dessus. Pour Laborit, nous le savions. En février, nous avons assisté à la communication des militaires du Val-de-Grâce Hamon, Paraire et Velluz sur un cas de manie. Nous étions dans nos petits souliers, nous disant : “Ils brûlent !” Nous, nous avions commencé les essais en janvier et nous avons fait notre première communication en mai 1952. »

Sans être les premiers à l’essayer donc, les psychiatres de l’hôpital Sainte-Anne ont discerné les effets majeurs de ce premier neuroleptique (le mot allait être proposé par eux quelques années plus tard), parce qu’ils avaient l’esprit préparé. Une chance, dans une faible mesure, le hasard, certainement pas. Pierre Deniker aimait d’ailleurs citer cette phrase de Louis Pasteur : « La chance ne sourit qu’aux esprits bien préparés. »

Bernard Granger

SUR LE MÊME THÈME

Blog « Notre Antigone n'a pas pu sortir »
Blog Le bel avenir de la presse papier
Blog Entre les murs

Dans le magazine
BOOKS n°123

DOSSIER

Faut-il restituer l'art africain ?

Chemin de traverse

13 faits & idées à glaner dans ce numéro

Edito

Une idée iconoclaste

par Olivier Postel-Vinay

Bestsellers

L’homme qui faisait chanter les cellules

par Ekaterina Dvinina

Voir le sommaire