Parlez-vous le wilamowicien ?
Publié en juillet 2025. Par Books.
Il existe encore quelque 7 000 langues aujourd’hui, mais 6 500 sont de moins en moins parlées et beaucoup condamnées à disparaître. C’est dans ce vivier-là que puise la linguiste écossaise Lorna Gibb pour montrer combien les systèmes linguistiques sont divers et parfois insolites ; et combien les langues sont liées à un environnement physique ou culturel spécifique qu’elles seules peuvent décrire et interpréter ; et aussi combien toutes sont sujettes aux circonstances politiques ou sociales qui peuvent les promouvoir ou les éradiquer – et parfois les ressusciter. Lorna Gibb ne jette que quelques coups de projecteur, mais assez pour appréhender les grandes distinctions linguistiques, et illustrer aussi l’impact des péripéties historiques sur le langage. Ses choix sont inspirés par des souvenirs de jeunesse qui donnent à son livre une agréable coloration personnelle.
Issue d’un milieu écossais populaire, elle parlait en effet chez elle le scots, avec son très fort accent socialement pénalisant (l’anglais étant, note Harry Ritchie dans The Spectator, « la seule langue dont les dialectes sont des marqueurs non seulement géographiques mais sociaux »). Du coup, son cœur semble battre plus fort pour les langues déconsidérées, opprimées, ou particulièrement étranges. Comme les langues à clics d’Afrique australe, dont les locuteurs – San, Zoulous, Xhosas, Hadzabés… – ont été persécutés ou brimés. Avec leur vingtaine de clics buccaux source d’une immense richesse en phonèmes (112 en khoïkhoï contre 36 en français), ces langues sont pourtant des vestiges des toutes premières formes de communication humaine. En matière d’insolite, l’autrice donne la palme aux langues sifflées – notamment le silbo aux Canaries ou le hmong en Chine – qui permettent d’échanger d’une vallée à l’autre ou à travers la jungle, ou de draguer en toute discrétion, et qui sont une survivance probable du « protolangage musical » à l’origine, selon Darwin, de la communication humaine (le sifflement permet également aux dauphins d’échanger entre eux – et peut-être un jour avec les hommes).
L’autrice se penche aussi sur les « langues silencieuses », comme les signaux de fumée ou les langues manuelles ; celle qui au Moyen Âge servait aux échanges entre moines voués au silence, ou celle des Indiens des plaines (PISL) qui, jusqu’à la fin XIXe siècle, facilitait les relations entre tribus amérindiennes. Parmi les langues historiquement opprimées, Lorna Gibb décrit les cas du maori en Nouvelle-Zélande, de l’aïnou au nord du Japon, ou du guarani au Paraguay. Et parmi celles qui ont été victimes collatérales de conflits militaires ou politiques, elle évoque surtout l’araméen (assyrien) d’Irak, la basque d’Espagne (sous Franco), le tamoul du Sri Lanka, ou le serbo-croate de l’ex-Yougoslavie, exemple assez rare d’une langue redivisée entre ses composantes lors de l’explosion de son pays d’origine. Elle consacre enfin une large portion de son livre aux innombrables langues purement orales en train de disparaître en même temps que l’environnement de leurs locuteurs – « une perte déplorable, car chaque disparition emporte avec elle non seulement de charmantes particularités syntaxiques ou phonétiques mais aussi la connaissance spécialisée de la faune et de la flore locales ». Ainsi, en Amazonie, 90 % des plantes médicinales ne sont nommées, et leur utilisation décrite, que dans la langue d’une seule tribu qui emportera ses précieux secrets avec elle. Cette funeste attrition est pourtant réversible, et les hiérarchies linguistiques sont soumises aux aléas de l’Histoire. Le latin en Europe et le mandchou en Chine qui étaient jadis l’apanage des classes dirigeantes tandis que les classes inférieures parlaient des langues inférieures, le bas latin ou le mandarin, ont ainsi dégringolé du podium : le latin a disparu, sauf du Vatican ; et le mandchou des empereurs Qing est désormais marginalisé, remplacé par le mandarin. Parfois même cette réversion est décrétée par l’État, comme dans le cas du maori, de l’hébreu ou dans une moindre mesure du gaélique – y compris le gaélique écossais cher à Lorna Gibb. Parfois aussi, ce sont les locuteurs qui se mobilisent, comme ceux – très peu nombreux – du wilamowicien, langue assez ancienne uniquement parlée dans la petite ville polonaise de Wilamowice. La défense des langues est un sport de combat.