Le dire sans le dire tout en le disant

Mystère Cavafy : une biographie de plus. Pourtant les derniers en date de ses biographes, Gregory Jusdanis et Peter Jeffreys, reconnaissent d’emblée que la vie du poète grec à Alexandrie au début du XXe siècle n’a « strictement rien de remarquable ». Mais Cavafy, font-ils valoir, a toutefois « changé le destin de la poésie en Grèce et dans le monde » – pas moins. De fait, rarement la trame d’une vie, aussi terne fût-elle, s’est à ce point insérée dans la texture même d’une œuvre poétique. De ce matériau sans intérêt ont magiquement surgi des images prégnantes et des vers libres mélodieux qui ont transformé à la fois la littérature et la langue grecque modernes. En plus de 60 ans Cavafy n’aura produit que 154 poèmes « canoniques », inspirés du symbolisme. Mais ce faisant il aura revivifié dans l’imaginaire grec le monde hellénistique un peu décrié (on préférait la Grèce classique à celle d’Alexandre le Grand), et donné aussi un coup de jeune à l’élitiste « katharevousa » (la « langue pure » encore assez proche du grec ancien) en l’entremêlant de « démotique », la langue de tous et de tous les jours.


De cette vie, que peut-on tout de même retenir ? Qu’après avoir connu de bons débuts (comme petit dernier de six garçons d’une famille opulente de courtiers alexandrites basée en Angleterre), Cavafy a vécu une brutale dégringolade financière à la mort de son père. Puis après un séjour à Constantinople, il s’en est retourné à Alexandrie, à l’âge de 22 ans. De là et jusqu’à sa mort en 1933, il ne bougera pratiquement plus. Célibataire (mais longtemps couvé par sa mère Héraclia), il habitera toujours le même petit appartement sombre du décati quartier grec et vivra d’un maigre salaire d’employé (durablement subalterne) de l’administration anglo-égyptienne. Voilà pour les journées. Mais après le bureau, tout change. Cavafy passe d’abord la soirée au centre d’un petit cercle d’admirateurs auxquels il fait la grâce de lire ou de distribuer ses derniers poèmes (jamais diffusés autrement de son vivant). Puis, tard dans la nuit, le bureaucrate-poète se change et part rasant les murs vers les quartiers louches du port, propices aux rencontres – dans son cas avec des matelots ou des garçons du cru. Il lui faut être discret car le seul capital commercial dont dispose encore sa famille ruinée est sa bonne réputation – pas question que le petit dernier vienne ternir ce fragile vernis social ! 


Juste revanche du sort, cette pratique forcée de la dissimulation va déterminer toute la poésie cavafienne, lui conférant puissance évocatrice et originalité. La beauté des (jeunes) corps masculins, la force du désir, le poète les dira donc sans les dire tout en les disant (une aussi bonne définition qu’une autre de la poésie, non ?), portant au point de perfection l’art de faire naître une image du clair-obscur (« Une chandelle suffit… ») ou de ciseler une expression troublante (« ρόδινα, υπέροχα μέλη τής απόλαυσης » : « les merveilleux membres roses du plaisir »). Mais Cavafy ne sera pas l’Oscar Wilde grec ni un proto-emblème LGBT. « En dehors de sa poésie, il n’existait pas » dira son disciple, le poète Georges Séféris. Pas de revendications politiques ou sociales. Ni héroïsme ni honte. Juste la mobilisation d’émotions souterraines et lointaines, légèrement enfouies sous une ou deux couches de significations plus immédiates. Il préférera aussi, résume Scott Bradfield dans The New Republic, « évoquer les derniers moments d’une culture plutôt que ceux qui les ont précédés ; et contempler les splendeurs du passé plutôt que subir les vicissitudes d’avoir à en produire de nouvelles ». Ce qui n’empêchera pourtant pas beaucoup de futurs grands écrivains et poètes (anglo-saxons surtout) de considérer celui que Lawrence Durrell appelait « le vieux poète d’Alexandrie » comme un phare de la modernité.

LE LIVRE
LE LIVRE

Constantine Cavafy: A New Biography de Gregory Jusdanis et Peter Jeffreys, Farrar, Straus & Giroux, 2025

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