Voir et être vu : sociologie de la visibilité
Publié en septembre 2012. Par Michel André.
Dans De la visibilité, la sociologue Nathalie Heinich énonce une idée à première vue triviale, mais qui ne l’est en en vérité pas tellement que cela, puisqu’il a fallu attendre la publication de ce livre pour la voir explicitement formulée et développée en détail : la forme moderne de la célébrité, c’est la visibilité. Ce mot doit être entendu ici non dans son acception métaphorique, mais dans son sens littéral. La célébrité se présentait autrefois sous l’aspect de la gloire, de la réputation, de la renommée ou de la notoriété. Dans la civilisation de l’image qu’a engendrée le développement de la photographie, du cinéma, de la télévision et d’internet, elle repose essentiellement sur le fait d’être vu et reconnu, sur la possibilité de voir son image, fixe ou en mouvement, offerte au regard et largement diffusée, et son visage reproduit à des centaines de milliers d’exemplaires.
Comme la « lettre volée » dans la fameuse histoire d’Edgar Allan Poe, soutient Nathalie Heinich, que les policiers qui la cherchaient n’apercevaient pas parce que l’homme qui l’avait dérobée l’avait placée en évidence, la fonction centrale de la visibilité dans le monde d’aujourd’hui, tout en étant un phénomène qui « crève les yeux », demeure curieusement invisible au regard des observateurs professionnels de la société. Une telle affirmation est un peu exagérée. S’il est exact qu’ils ont rarement été capturés et thématisés à l’aide du concept de « visibilité », et que leur étude n’avait jusqu’ici jamais donné lieu à synthèse aussi fouillée en langue française, les faits étudiés par Nathalie Heinich sont loin d’avoir totalement échappé à l’attention des sociologues. De Richard Sennett à Frank Furedi, en passant par Zygmunt Bauman, Christopher Lasch, ou, en France, Alain Ehrenberg, un nombre non négligeable d’entre eux, dans des travaux d’ailleurs presque tous cités dans De la visibilité, se sont interrogés sur l’origine, la portée et la signification du culte de la célébrité et de son essor spectaculaire dans les sociétés « post-modernes ».
Depuis les années 1980, sous le nom de Celebrity Studies, il existe même dans le monde anglo-saxon tout un courant de sociologie spécialisé dans la recherche sur ces questions. Il plonge ses racines dans l’ouvrage pionnier et visionnaire de l’historien américain Daniel Boorstin Le Triomphe de l’image. Publié en 1962, ce livre, qui inspirera des penseurs comme Jean Baudrillard et Guy Debord, jettait les bases de la critique de la société des médias. Dénonçant le règne de l’image et la tendance croissante, dans la culture américaine, sous l’influence notamment de la publicité, à fabriquer des « pseudo-événements », Boorstin mettait en évidence le rôle particulier joué dans ce contexte par cette catégorie de personnes nommée à l’aide du néologisme de « célébrités » (jusqu’au milieu du XIXe siècle, rappelait-il, le mot « célébrité » s’employait exclusivement pour qualifier une propriété de certains individus, non pour désigner les personnes possédant cette propriété). Boorstin définissait les célébrités comme des personnes « connues pour leur notoriété », formule fameuse que l’artiste du Pop Art Andy Wharol s’appliquait lucidement à lui-même et qui est aujourd’hui entrée dans le langage courant. À de nombreux endroits de son livre, Nathalie Heinich fait référence aux travaux des grands représentants du courant des celebrity Studies, Leo Braudy, Joshua Gamson, Richard Schickel, Ellis Cashmore et Chris Rojek, sur lesquels elle s’appuie de manière critique.
Attachés de presse et gardes du corps
Épais de presque 600 pages, De la visibilité se présente comme une encyclopédie du sujet. Nathalie Heinich passe en revue le lexique de la visibilité : « vedettes », « stars », « idoles », « icônes », « fans », « groupies », « people », etc. Elle reconstitue, depuis l’époque où le nom comptait bien davantage que l’image, la longue histoire de la célébrité et en analyse les grandes étapes : l’invention de la photographie, dont le philosophe Walter Benjamin avait compris l’impact en termes culturels, mais pour aussitôt le déplorer, parce qu’il considérait que la reproductibilité des œuvres d’art par la photo dépouillait celles-ci de l’aura liée à leur caractère unique ; ensuite le développement de la presse spécialisée, le cinéma, d’abord muet puis parlant, la télévision, qui a joué un rôle clé dans l’extension du royaume de la visibilité, les webcams et les téléphones portables, enfin, qui multiplient à l’infini les sources de production d’images.
Elle décrit avec finesse les particularités des différentes catégories de célébrités : membres des familles royales, stars de cinéma, chanteurs et vedettes du show business, champions sportifs, animateurs et journalistes de télévision, mannequins (qui n’ont cessé d’être anonymes que dans le dernier tiers du XXe siècle), et d’autres catégories de plus en plus variées, dont celle des acteurs de la politique. Une section du livre est consacrée à ce que Nathalie Heinich appelle de façon pertinente « l’industrie de la visibilité » : le travail des maquilleurs, des photographes, des attachés de presse, des gardes du corps, journalistes et éditeurs spécialisés. Une autre porte sur ses aspects économiques : les coûts afférents à sa création et son maintien, les revenus que procurent les activités qui lui sont liées et les retombées directes ou indirectes qu’elle engendre. Une autre encore traite des épineuses questions juridiques que soulèvent les manifestations de la visibilité : droit au nom et droit à l’image, législation en matière de vie privée, tout un appareil de lois et de dispositions de jurisprudence souvent opposées et contradictoires, peu stabilisées et qui forment un maquis complexe.
Un fil conducteur des analyses est le concept de « capital de visibilité ». Parmi les auteurs qui l’ont influencée, Nathalie Heinich cite volontiers l’historien et sociologue des mœurs et de la civilisation Norbert Elias, auquel elle a consacré un petit livre didactique très réussi, et le sociologue américain Erwin Goffman, à qui elle a emprunté l’idée que l’expérience sociale prend place à l’intérieur de différents « cadres de références ». Mais elle a aussi été l’élève de Pierre Bourdieu, avec les idées duquel elle a cependant progressivement pris ses distances en se « désenvoûtant » de leur emprise. Dans Pourquoi Bourdieu, le plus pénétrant essai écrit sur le célèbre sociologue, elle met en lumière ce qui faisait l’originalité de l’approche de Bourdieu à l’époque où il est apparu sur la scène de la sociologie française et établit la liste ce que l’on doit considérer comme ses apports théoriques les plus notables. Mais elle montre également avec brio de quelle manière ce qui constitue le cœur de sa pensée (l’idée que toute science est forcément « critique des illusions » du sens commun comme des conceptions savantes) a conduit Bourdieu à ce curieux mélange de scientisme et de dogmatisme militant que lui reprochent ses détracteurs.
Le capital de visibilité
Disciple renégate de Bourdieu, Nathalie Heinich reconnaît toutefois sa dette à son égard, qu’elle paye en quelque sorte en faisant usage, en les adaptant, de certains des concepts qu’il a introduits dans la réflexion et le langage des sociologues. Une famille d’entre eux est ancrée dans l’idée d’étendre à l’analyse du social le concept de « capital » utilisé par les économistes pour désigner l’ensemble des biens susceptibles de produire des revenus. Elle mènera Bourdieu à forger les termes de « capital social », « capital culturel », etc. Dans plusieurs textes, Pierre Bourdieu parle même de la « visibilité » comme d’une espèce particulière de capital social. Mais en appliquant cette catégorie au monde scientifique, relève Nathalie Heinich, dont les représentants sont très rarement « visibles » au sens où le sont des vedettes de cinéma, Bourdieu montre que ce qu’il vise n’est pas la visibilité au sens strict, mais bien plutôt la notoriété, qu’il finira par essayer de capturer avec la notion de « capital symbolique ». Un terme « fourre-tout » dit Heinich, qui mêle indistinctement « honneur », « réputation », « considération », « grandeur », « valeur », « célébrité » et « visibilité ». Pour rendre compte spécifiquement de cette dernière, elle propose donc l’expression « capital de visibilité ».
Comme le capital économique, le capital de visibilité est quantifiable. On peut le mesurer « par le nombre de personnes susceptibles de reconnaître quelqu’un au sens de l’identifier, […] la surface des images [qui lui sont] consacrées [...] le nombre de fois [qu’] un nom apparaît sur un moteur de recherche internet ». Il est accumulable et tend même à s’accroître spontanément par un effet d’autocatalyse : « plus une vedette est célèbre, plus son image est diffusée, et plus son image est diffusée, plus sa célébrité s’accroît ». Il est transmissible (les enfants de célébrités bénéficient de la visibilité acquise par leurs parents) et, comme l’attestent une série d’exemples bien connus, ce capital est même convertible : « tel qui s’est fait un nom dans la chanson le réinvestit dans le cinéma, tel qui a réussi dans le sport de haut niveau se crée une situation dans la mode, telle qui a commencé comme mannequin continue comme chanteuse ».
Une autre idée clé du livre est que la visibilité est à l’origine d’une nouvelle élite. Elle n’y figure pas sans raison. Nathalie Heinich est une spécialiste de la sociologie de l’art. Sceptique quant à la possibilité et l’intérêt d’analyser en termes sociologiques le contenu des œuvres, et peu encline à étudier leur diffusion et leur réception, elle s’est concentrée sur la question du statut de l’artiste et de la perception dont il fait l’objet. Après s’être penchée, au début de sa carrière, sur le processus qui a fait de Vincent Van Gogh une figure héroïque de saint martyr emblématique de l’entreprise artistique, elle a notamment tenté d’élucider l’image de l’artiste contemporain (plus particulièrement des artistes plasticiens) comme professionnel de la transgression. Ses réflexions sur ce thème culmineront avec L’élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique.
Une élite sans pouvoir
Dans cet ouvrage publié en 2005, Nathalie Heinich défendait la thèse que les artistes constituent, dans la société contemporaine, une forme spéciale d’élite, basée non sur la naissance, comme l’élite aristocratique, ou la fortune, comme l’élite bourgeoise, mais sur la singularité, « celle du talent et de l’originalité, mais aussi de la marginalité sociale ». Le sous-titre de De la visibilité (« Excellence et singularité en régime médiatique ») fait ostensiblement écho à celui de cet ouvrage plus ancien, et ceci n’est évidemment pas fortuit. Une des thèses du livre est en effet qu’avec le triomphe de la visibilité une « nouvelle élite » est apparue, l’élite médiatique, fondée comme l’élite artiste sur la singularité, mais une singularité « d’autant plus dissociée de l’excellence qu’elle repose sur la seule visibilité ». Même si le talent et son exploitation par ceux qui le possèdent constitue une des voies possibles d’accès à la célébrité, au bout du compte, relève en effet Nathalie Heinich, la visibilité est d’abord et avant tout le produit de la machinerie particulière qui l’engendre.
Les célébrités, conclut-elle, forment une catégorie sociale spécifique, fortement endogamique (les gens en vue se marient fréquemment entre eux). Le terme d’« élite » est-il bien adapté pour la qualifier ? Nathalie Heinich reconnaît qu’on peut en douter pour deux raisons : l’absence de lien nécessaire avec le mérite, un argument qu’elle écarte en affirmant s’en tenir à une perspective purement descriptive, et le fait que, si la visibilité est souvent associée au pouvoir économique et politique, c’est loin d’être systématiquement le cas. Si les célébrités forment une élite, c’est donc largement « une élite sans pouvoir », pour reprendre l’expression employée par le sociologue italien Francesco Alberoni comme titre d’un de ses livres.
De la visibilité documente très bien plusieurs grandes tendances de l’évolution du monde de la visibilité au cours des dernières décennies, liées et qui s’épaulent mutuellement. La première est la progressive « désacralisation » des célébrités, qui sont aujourd’hui de plus en plus souvent présentées non dans ce qui les distingue du reste de la population, mais au contraire dans ce qui les en rapproche : les traits (surtout les faiblesses) qu’elles partagent avec ceux et celles qui s’intéressent à leur vie. « Les Stars - elles sont comme nous » proclame le titre d’une rubrique d’un magazine américain spécialisé. Le phénomène du déclin des stars avait été diagnostiqué il y a de cela 40 ans par Edgar Morin dans son ouvrage classique Les stars. Il n’a fait que s’accentuer. « Tuées » par l’abandon de la technique du noir et blanc, qui aidait à créer l’impression que les acteurs et actrices de cinéma étaient des personnes exceptionnelles vivant dans un monde à part, au profit de celle de la couleur, dont le réalisme les rapproche de nous, les stars se sont progressivement dégradées au rang de simples vedettes, avant de se retrouver ravalées au niveau de « people ». La télévision, souligne Nathalie Heinich, a été un moteur puissant de ce processus, parce qu’à l’inverse de celui du cinéma, son univers est celui du familier et du quotidien.
Cette évolution est allée de pair avec l’extension de l’espace de la célébrité à de nouvelles catégories de personnes, à commencer par les membres de la classe politique. De la « peopolisation » de la vie politique, qui est unanimement conspuée, Nathalie Heinich fait judicieusement remarquer : « Le problème est que les dénonciateurs de ces dérives sont souvent les mêmes qui les encouragent, voire les créent en consommant ou en diffusant images et ragots. […] Nul n’est totalement exempt de responsabilité dans cette extension de la visibilité au monde politique, alimentée par la curiosité ou l’appétence au dénigrement des puissants ». Le domaine de la visibilité s’est aussi élargi aux protagonistes heureux ou malheureux de faits divers (victimes et témoins d’accidents et d’actes de cruauté collective ou domestique, gagnants du loto, lorsqu’ils ne conservent pas l’anonymat), voire à des individus auxquels strictement rien d’extraordinaire n’est arrivé, et dont la notoriété, généralement éphémère, est le produit de dispositifs spécifiquement conçus pour exalter ce que des gens parfaitement ordinaires ont de plus ordinaire. On songe bien sûr ici aux héros des programmes de télé-vérité et, plus encore, de télé-réalité, apothéose de la confusion simultanée sur plusieurs plans : « Le brouillage des frontières entre genres [confession, jeu, feuilleton, documentaire] redouble […] le brouillage des frontières entre vie publique et vie privée, et entre réalité et fiction ».
Célébrité au rabais
Cette « démocratisation de la visibilité » a permis de réaliser la prophétie fameuse d’Andy Wahrol, qui, en 1968, promettait à chacun, dans l’avenir, un quart d’heure de célébrité. « La célébrité pour tous, presque, en effet », commente Nathalie Heinich, « mais une célébrité au rabais, qui ne dépasse guère les frontières nationales et s’éteint quasiment dans l’année ». Cette réalité cruelle oblige d’ailleurs à relativiser l’idée, pourtant avancée dans le livre, que les célébrités forment une nouvelle catégorie sociale. Quoi de commun entre la célébrité du chanteur des Rolling Stones Mick Jagger, connu à l’échelle de la planète entière depuis un demi-siècle et dont la fortune est évaluée à près de 300 millions de dollars et celle, fugitive, locale et (relativement) peu rémunératrice de la plupart des héros de l’émission de télé-réalité Loft Story ?
Pour mener à bien son exploration de l’univers de la visibilité, Nathalie Heinich a exploité une grande variété de matériaux dont on retrouve de nombreux échantillons dans le livre : journaux et récits autobiographiques, par exemple les mémoires de l’actrice d’Hollywood Joan Crawford ou le journal de l’écrivain et journaliste Michel Polac, qu’elle cite de manière récurrente, témoignages de vedettes, de réalisateurs, d’admirateurs ou d’observateurs, tirés d’ouvrages sur la célébrité ou recueillis dans la presse, etc. Toutes les grandes figures du panthéon de la notoriété qu’on s’attend à rencontrer (Marilyn Monroe, Michael Jackson, Lady Diana, Brigitte Bardot, Stéphanie de Monaco, Paris Hilton) sont évoquées et leur histoire est analysée avec perspicacité, notamment dans un ou plusieurs de ces nombreux « encadrés » illustratifs qui parsèment le livre. Ces petits textes contribuent beaucoup à l’agrément de sa lecture. D’autres ont pour sujets, par exemple, les photos du studio Harcourt telles que les a décrites Roland Barthes, les stars du basket-ball ou le film de Woody Allen La rose pourpre du Caire, construit, montre Nathalie Heinich, par l’agencement virtuose et savant de six registres de référence différents, dont elle démonte brillamment l’emboîtement complexe.
En dépit de sa grande richesse, le livre de Nathalie Heinich est loin d’épuiser tout ce qu’il est possible de dire au sujet de la visibilité dans la société d’aujourd’hui. L’ouvrage se concentre sur la façon dont le développement des techniques de reproduction et de diffusion des images a transformé la nature de la célébrité et l’idée que nous nous en faisons. Le phénomène possède toutefois d’autres dimensions. La prolifération des images autour de nous, plus spécialement des images de personnes, la disponibilité de plus en plus grande des moyens de les fabriquer et de les livrer aux regards de milliers d’êtres humains, ont des conséquences dans plusieurs autres domaines. Ils affectent profondément la représentation que chacun se fait de soi-même, la nature de l’intimité et la perception que nous avons de notre corps, la teneur des relations sociales (que l’on songe à l’importance croissante de l’apparence physique dans le contexte professionnel et en matière d’emploi et de recrutement), la distinction entre vie privée et vie publique, etc.
En choisissant de traiter de la visibilité dans l’acception littérale de ce mot (la possibilité d’être vu par les yeux), Nathalie Heinich laisse par ailleurs par définition de côté tout ce qui relève de son emploi dans le sens figuratif : la capacité d’être perçu, de se détacher comme un signal sur le bruit de fonds, de devenir objet d’attention. Ils sont pourtant tout aussi nombreux et d’aussi grande portée.
Le succès des réseaux sociaux
La société de l’image est aussi celle de l’information et de la communication. En même temps que la possibilité de montrer son visage à la terre entière, la technologie moderne offre les moyens de faire connaître à grande échelle son existence, ses idées, ses opinions, les produits de son activité ou son action. C’est ce à quoi s’emploient aujourd’hui quotidiennement des millions de gens, sous l’effet de motivations psychologiques liées à la volonté de reconnaissance, pour des raisons pratiques d’intérêt marchand, ou sous l’emprise de considérations électorales. L’émergence de ce besoin généralisé de « visibilité sociale », de « visibilité commerciale » ou de « visibilité politique » a des effets aussi spectaculaires que ceux de l’aspiration à la visibilité physique. Elle explique le succès des réseaux sociaux, l’explosion de la publicité ou le rôle clé joué auprès des responsables politiques par les chargés de communication et le poids sans cesse plus perceptible des considérations médiatiques et « d’image » (au sens figuré) dans le calendrier, la forme et même souvent le contenu des décisions politiques. En réalité, on a ici affaire à toute une famille de phénomènes, certes étroitement liés, mais malgré tout distincts. S’il est exact que la forme moderne de la célébrité est la visibilité, il ne suit pas de là que toute recherche de visibilité se ramène à la volonté de célébrité : l’empire de la visibilité s’étend au-delà des frontières du territoire de la célébrité.
L’analyse de Nathalie Heinich soulève des questions sur d’autres points. La fascination pour les personnes en vue, par exemple les idoles du show business, a quelque chose de profondément irrationnel. Interrogées sur les raisons de leur hystérie face aux Beatles, des jeunes filles se contentèrent de répondre : « Parce que ce sont les Beatles ». Cette réponse tautologique reflète le caractère lui-même tautologique de la célébrité : la raison de l’extrême popularité, c’est la visibilité à grande échelle. Dans le même esprit, un admirateur d’Elvis Presley disait à propos de l’adulation dont le chanteur faisait l’objet : « Si vous n’êtes pas un fan d’Elvis Presley, aucune explication n’est possible. Si vous l’êtes, aucune explication n’est nécessaire ». Mais si ceux qui éprouvent ces sentiments très forts envers les vedettes n’ont pas davantage besoin d’en connaître les raisons, il n’en va pas de même de ceux qui les observent.
Comme l’illustre le captivant recueil d’entretiens sur son parcours intellectuel qu’elle a publié sous le titre La sociologie à l’épreuve de l’art, Nathalie Heinich a beaucoup réfléchi à sa discipline et la façon dont elle-même la pratique. Dans son délicieux Bêtisier du sociologue, elle établit ainsi la liste de toutes les bévues qui peuvent entacher les écrits des sociologues professionnels (y compris, reconnaît-elle, les siens), autant que la sociologie spontanée des journalistes et de l’homme de la rue : imprécisions des énoncés, généralisations hâtives, confusions de catégories, erreurs d’échelle, fautes de raisonnement, abus de langages, sophismes et paralogismes, anthropomorphismes (« la société veut que »), schémas explicatifs postulant l’existence, derrière les apparences, de mystérieux arrière-mondes ou sombrant carrément dans la théorie du complot, etc. Dans cet ouvrage comme à de nombreux autres endroits de son œuvre, Nathalie Heinich explicite très clairement la position qui est la sienne dans le fameux conflit qui déchire la sociologie depuis ses origines et qui oppose tenants de l’explication (la recherche des causes) et partisans de la compréhension (l’explicitation du sens qu’a un phénomène pour les acteurs et de la logique interne qui fait sa cohérence) : tout en reconnaissant la légitimité de l’approche explicative, elle a toujours privilégié la démarche compréhensive, typique, souligne-t-elle, des sciences humaines et de la société, les sciences exactes et naturelles se caractérisant par la recherche exclusive des causes.
Mais tous les sociologues ne partagent pas son point de vue, et face au phénomène de la célébrité et de la visibilité, beaucoup d’entre eux n’ont eu de cesse d’en identifier les causes profondes. On a ainsi mentionné à ce titre le développement de la civilisation des loisirs et de l’expression de soi, la démocratisation de la société, le déclin des religions organisées, la marchandisation de la vie quotidienne, la montée de l’individualisme, etc. Nathalie Heinich se débarrasse rapidement de toutes ces explications en invoquant leur caractère trop abstrait et général et la confusion qu’elles font fréquemment entre causes et conséquences : « La célébrité est-elle un symptôme de l’individualisation/massification de la société, ou l’individualisation/massification est-elle un effet du culte de la célébrité ? ».
Des phénomènes « surdéterminés »
La thèse fondamentale de son livre est en effet qu’à l’origine du règne de la visibilité il n’y a rien d’autre qu’un facteur matériel et technologique : la multiplication des moyens de reproduction de l’image, qui permet « aux dispositions individuelles à l’admiration existant chez la plupart des gens, donc en grand nombre » de s’exprimer à grande échelle. On dira qu’un phénomène de cette nature ne peut relever d’une causalité aussi rustique, rudimentaire et peu sophistiquée, et que l’étiologie proposée est réductrice et simpliste. Mais l’est-elle vraiment ? Après tout, on a souvent tendance à chercher les explications un peu trop loin. Une chose est dans tous les cas hors de doute : avant l’invention de la photographie, l’immense majorité des hommes n’avaient pas la possibilité pratique de passer leur temps dans la contemplation des images de personnes remarquables par leur pouvoir, leur fortune ou leur talent, et peu de ces dernières pouvaient rêver voir leur visage connus de la population entière. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.
Mais peut-on s’en tenir là ? Comme la plupart des phénomènes sociaux, ceux qui sont liés à la célébrité et la visibilité sont « surdéterminés » : beaucoup de facteurs conspirent à les faire exister, qui s’additionnent, se combinent et se renforcent. Le fait que nous vivons dans une société mercantile dans laquelle la publicité et le marketing façonnent les façons de voir, de penser et de s’exprimer, société dans laquelle les liens familiaux et sociaux traditionnels tendent de surcroît à se distendre, n’est assurément pas à l’origine de la fascination pour les célébrités et de l’obsession pour la visibilité que la technologie rend possibles. Mais il n’est sans doute pas totalement étranger à l’ampleur qu’elles ont prise.
Un dernier point suscite des interrogations. À de nombreuses reprises, Nathalie Heinich a souligné son attachement au principe de « neutralité axiologique ». Parce que la fonction première de la sociologie est de faire progresser le savoir, insiste-t-elle, le sociologue doit se garder de toute tentation de critiquer ou justifier l’état de fait qu’il met en lumière. Dans les termes dont use la discipline en cette matière, son travail doit être mené dans un esprit « descriptif » et non « normatif ». Certes, il peut prendre position. Mais s’il le fait, c’est à titre personnel ou au titre de sa fonction d’« intellectuel », c’est-dire de savant ou de lettré s’exprimant publiquement sur des questions d’intérêt politique et social. Mais pas comme sociologue, la compétence de la sociologie s’arrêtant là où commence le domaine des jugements de valeur.
Tout en s’en tenant rigoureusement à cette règle de neutralité, Nathalie Heinich, de son propre aveu, laisse cependant parfois deviner dans quel sens vont ses préférences. Dans L’élite artiste, par exemple, au nom de l’indispensable neutralité de point de vue, elle refuse de trancher entre trois positions possibles vis-à-vis du statut spécial que certains voudraient attribuer aux artistes en matière de responsabilité morale et juridique à l’égard du contenu de leurs œuvres, qui consistent à voir dans celui-ci, respectivement : un privilège scandaleux et inacceptable, un compromis entre l’aspiration à l’égalité et l’aspiration à la reconnaissance de l’excellence, et un traitement d’exception pleinement justifié par le talent. « N’importe quel lecteur un peu attentif » reconnaît-elle, « doit sentir que la troisième position n’est pas la mienne ». « Personnellement » précise-t-elle, « je serais plutôt entre la première et la deuxième, parce que spontanément je déteste les privilèges ».
De la même façon, dans le chapitre de son essai sur la mémoire des camps d’extermination consacré à la commémoration de la rafle des Juifs du Vélodrome d’Hiver en 1942, Nathalie Heinich oppose, d’une part les hommes politiques (par exemple Jacques Chirac) aux yeux de qui les différences semblent minimes entre les notions de nation, de régime, d’État et de gouvernement, et ceux (comme le général De Gaulle et François Mitterrand) pour qui elles sont fondamentales ; d’autre part les partisans d’une « éthique du pardon et de la dette basée sur la culpabilité collective » et ceux qui, dans le sillage des philosophes Hannah Arendt et Vladimir Jankélévitch, se font les avocats d’une « éthique de la justice basée sur la responsabilité individuelle ». Dans les deux cas, sans qu’elle le dise explicitement, on voit très clairement qu’elle se range du côté de ceux qui optent pour la seconde branche de l’alternative.
Valeur et antivaleur
Dans De la visibilité également, Nathalie Heinich met un point d’honneur à ne porter aucun jugement de valeur. Au regard objectif du sociologue, affirme-t-elle, la visibilité peut apparaître à la fois comme une valeur et une « antivaleur ». Tout dépend des acteurs concernés. Pour les « gens simples », la célébrité et la visibilité sont fondamentalement des valeurs positives, de l’ordre de la grâce, qui est par définition une qualité déconnectée du mérite : « Que la grandeur puisse être donnée à certains, et pas à d’autres, cela ne choque ni n’offense leur sens de la justice : cela satisfait leur besoin d’admirer, tous ensemble, sans réserve, avec ferveur et volupté ».
Aux yeux des « savants », par contre, qui sont naturellement « portés à la critique », la visibilité, déclare Heinich, est clairement une antivaleur. Elle est la cible élective de leurs sarcasmes, et la célébrité, comme le culte qu’on lui voue, sont dans leurs propos presque toujours des objets d’indignation, de mépris et de dénonciation. Dans les premières pages du chapitre consacré à la visibilité comme antivaleur, Nathalie Heinich livre un florilège d’expressions dépréciatives et de termes péjoratifs entendus lors d’un colloque sur le sujet organisé en 2008 à Paris sur le thème « Voir, être vu. L’injonction à la visibilité dans les sociétés contemporaines ». (Elle-même y participait, et le chapitre reprend pour l’essentiel le contenu de sa contribution à cette rencontre) : « Société de l’exhibition, du voyeurisme […] simulacre […] narcissisme [...] nouvelle forme d’addiction […] dissolution des liens sociaux […] tyrannie de la visibilité », etc. Elle dresse ensuite l’inventaire des critiques les plus fréquemment formulées à l’endroit de cette dimension des sociétés contemporaines : la culture de la célébrité et de la visibilité est un puissant agent de massification du public et se traduit par le développement d’une culture populaire vulgaire ; elle encourage un dévoilement malsain de l’intimité et fait disparaître la nécessaire frontière entre le domaine privé et le domaine public ; ses produits sont des fabrications inauthentiques qui dépossèdent les gens du contrôle de leur existence et les aliène, etc.
Sans qu’elle l’exprime en toutes lettres (neutralité oblige), Nathalie Heinich éprouve visiblement plus de sympathie pour l’appréciation bienveillante de la visibilité par le public qu’à l’égard de sa condamnation par les intellectuels, qu’elle interprète comme le reflet de l’hostilité traditionnelle du monde savant à l’égard de la culture populaire et de son mépris envers les médias, forme policée n’hésite-t-elle pas à affirmer, de la vieille « haine du peuple » de l’élite.
Une telle attitude laisse mal à l’aise. La division tranchée entre « gens du peuple » et « savants » a un caractère très caricatural. Il ne manque en effet ni d’intellectuels obsédés par la visibilité, ni de « gens simples » qui observent le ballet des célébrités avec un mélange d’amusement ironique et de dédain apitoyé. Nathalie Heinich dira que, conformément à la méthode d’un autre des sociologues qui l’ont inspirée, l’allemand Max Weber, chacune de ces deux figures est pour elle un « idéal-type », un modèle construit pour rendre compte de la réalité mais qui ne prétend pas refléter fidèlement celle-ci. On ne peut cependant s’empêcher de penser qu’elle s’est laissé emporter un peu trop loin par son antipathie vis-à-vis de l’attitude parfois un peu hautaine de certains intellectuels à l’égard de la culture populaire, et de ce monde des médias dont beaucoup d’entre eux n’ont guère de scrupules à exploiter les ressources.
L’inquiétude exprimée par des historiens comme Boorstin et des sociologues comme Lasch, Sennett, Furedi, Ehrenberg, Bauman et de nombreux autres face à la place qu’occupent les impératifs de visibilité dans la société d’aujourd’hui n’est-elle vraiment que l’expression de leur sentiment de supériorité ? N’est-elle pas objectivement compréhensible et légitime ? Selon une enquête récente, il semblerait que « devenir célèbre » soit la première ambition de la majorité des enfants anglais de moins de dix ans. Si ceci est exact (on hésite à le croire), c’est quand même un peu triste et préoccupant, et on est en droit de regretter qu’aucun idéal n’apparaisse aujourd’hui en mesure de rivaliser avec cet objectif.
La fonction des lunettes noires
S’il est difficile d’être totalement d’accord avec certains jugements (implicites) qu’on y trouve, De la visibilité n’en demeure pas moins un livre passionnant, qu’on lit avec un plaisir continu. Du fait de son sujet, tout d’abord, qui éveille aisément en nous suffisamment d’intérêt et de curiosité pour qu’il soit impossible d’y rester indifférent, un peu comme ceux des ouvrages de Jean-Claude Kaufmann sur la sociologie du couple ou de Francesco Alberoni sur celle des sentiments amoureux. Mais aussi en raison de la qualité de sa langue. Familière de la littérature et des grandes œuvres de fiction, qu’elle a exploitées à plusieurs reprises dans ses travaux (notamment dans une étude de l’image de la femme dans les œuvres de Charlotte Brontë, Honoré de Balzac, Stendhal, Émile Zola, Thomas Hardy, Henry James, Léon Tolstoï, Daphné du Maurier et d’autres écrivains), Nathalie Heinich a la réputation méritée d’écrire bien. Elle fait de surcroît partie de ces personnes dont le style, loin de progressivement s’alourdir, s’épaissir et se charger à l’excès, comme celui de certains penseurs et écrivains à mesure qu’ils vieillissent, au contraire se simplifie, s’allège et s’épure avec la maturité, le temps et l’expérience. Sans être totalement exempte de jargon académique (il s’en faut de beaucoup), la langue de Nathalie Heinich dans De la visibilité est moins « savante » que celle ses premiers livres. Toujours claire, précise et évocatrice, fréquemment élégante, elle atteint même dans certains passages une réelle qualité littéraire.
C’est le cas par exemple dans cette saisissante description du comportement des vedettes lorsqu’elles sont reconnues par des gens que, par définition, elles-mêmes ne connaissent pas, dans laquelle résonne un peu l’écho du style baroque de Pierre Bourdieu et de ses phrases tout en circonvolutions, répétitions et inversions, mais qu’avec un peu d’imagination on pourrait aussi penser sortie de la plume de Marcel Proust : « Une personne « en vue » - une personnalité - se reconnaît dans la rue à la façon dont elle détourne les yeux dès que le regard insiste sur elle un peu plus longuement que ne dure un croisement de regards entre personnes ordinaires qui ne se connaissent pas. Car une personne ordinaire, lorsqu’un étranger la dévisage dans la rue, tend à en inférer spontanément que c’est parce qu’il la connaît, donc qu’il n’est pas un étranger, puisque s’il la connaît, elle le connaît aussi. [Mais] une personne « en vue » […] sait d’avance pourquoi on la regarde [et qu’elle a] toutes chances d’être connues d’un inconnu.[…] Croisant dans la rue une personne dont le visage ne vous est pas, comme on dit, inconnu, vous reconnaîtrez qu’il s’agit d’une personnalité au simple fait qu’elle détournera immédiatement son regard là où une personne ordinaire le soutiendrait au moins un instant, le temps de s’assurer qu’elle ne vous connaît pas. [.. ] D’où la fonction des lunettes noires, dont on sait qu’elles ont pour effet de protéger non du soleil mais des regards : non […] pour cacher la personne « en vue » (puisqu’elles la signalent plutôt) [...] mais pour éviter l’échange ».
Conjugués avec la séduction d’un sujet qu’il faudrait être un ascète aigri et désincarné pour trouver ennuyeux, avec l’intelligence des analyses, la quantité impressionnante d’information contenue dans le livre et le charme de son organisation en sections largement autonomes qui sont autant de petits essais de quelques pages, de tels passages font que De la visibilité se lit, selon l’expression consacrée, (presque) « comme un roman ». De combien d’ouvrages de sociologie peut-on en dire autant ?
Michel André