L’Ethiopie, Tibet de l’Afrique
Publié en août 2010. Par Jean-Louis de Montesquiou.
L'Éthiopie est le Tibet de l'Afrique – un pays enclavé, fermé par de hautes montagnes, et tout entier absorbé dans sa religion. En l'occurrence un christianisme de combat, hérissé contre l'islam qui l'encercle, et tout à l'image des fameuses églises jadis creusées en plein roc pour échapper aux destructions musulmanes. Le clergé en Ethiopie est fort de près d'un demi-million de personnes, la capitale résonne des sermons transmis par haut-parleur depuis les sanctuaires innombrables, les offices durent plusieurs heures, et les restaurants proposent des menus de jeûne pendant un bon tiers de l'année.
Christianisme, oui, mais lequel ? Le royaume de la reine de Saba, malgré son fort ancrage judaïque, a certes opté avec enthousiasme aux tout débuts de l'ère chrétienne pour le Nouveau Testament. Mais peu de temps après, lors du concile de Chalcédoine, l'église éthiopienne a pris un tournant vigoureux : elle est devenue « monophysite ».
On a bien oublié les ardentes disputes christologiques qui ont déchiré la chrétienté depuis les premiers jours de son existence. Jésus-Christ avait-t-il deux natures séparées, une divine et une humaine (Nestorius) ? Avait-il été « créé » postérieurement au Père, dont Il ne serait que l'émanation (Arius) ? Était-Il au contraire « de la même et unique nature » (monophysites) ? Ou bien fallait-il parler de deux natures réunies en une seule personne (position du troisième concile, celui de Chalcédoine, en 451) ? Ces affrontements...byzantins ont fait couler des torrents de discours, et de sang. Pourtant le laborieux compromis obtenu après trois conciles et pas mal de palinodies n'a pas satisfait les Orientaux (les Syriens, les Égyptiens et nos Abyssiniens) ; ils ont pris leurs cliques et leur claques et fait sécession.
Pendant les siècles suivants, l'église éthiopienne, perdue sur ses hauts plateaux grillés de soleil, a donc développé sa propre mouture de christianisme. Sur le plan doctrinal, elle a poussé le monophysisme dans son ultime recoin : le « mia-physisme », c'est-à-dire « l'unité de nature du Verbe Incarné ». Elle a établi son propre canon de livres sacrés (81 ! - dont une majorité de textes apocryphes). Elle a développé sa propre langue liturgique, le guèze ; sa propre musique (où le tambour joue un rôle central) ; ses propres rituels ; sa propre iconographie (dans laquelle les personnages évangéliques, un peu schématiques, sont tout noirs et coiffés dans le style afro) ; son propre calendrier ; son propre système horaire (la première heure du matin est celle du lever du soleil) ; et bien sûr sa propre hiérarchie « autocéphale ». L'église éthiopienne s'est même récemment offert le luxe de son propre schisme, entre le patriarcat officiel, mis en place du temps du colonel Mengistu, et un patriarcat réfractaire, toujours en exil.
S'il est intéressant de regarder de près cette curieuse église, c'est parce qu'elle permet un unique voyage dans le temps, aux premiers moments du big-bang de la chrétienté, lorsque celle-ci ne s'était pas encore vraiment défaite de la gangue judaïque. En Éthiopie, de fait, le pléthorique clergé est largement héréditaire, comme les lévites ; l’on pratique dans les églises des rituels éminemment judaïques comme la danse de David ; on respecte le Shabbat ainsi que toute une série d'interdits alimentaires qui forment une véritable kasherout à la mode locale ; on circoncit les garçons, et, souvent hélas, on excise les filles.
Il existait pourtant déjà dans le nord de l'Éthiopie une forte communauté proprement judaïque, les Beta-Israël. Tardivement reconnus comme juifs, ceux-ci ont pu être exfiltrés en masse vers Israël à partir de 1975, devenant les fameux « Falashas » (« émigrés »). Pourquoi le rabbinat de Jérusalem a-t-il été si longtemps réticent envers les Beta-Israël ? Par ce que leur authenticité judaïque était sujette à caution : il pourrait s'agir en fait de fondamentalistes chrétiens de la première heure ayant choisi un lointain exil en Éthiopie plutôt que d'accepter les premières dérives de la chrétienté.
« Il n'y a sur terre d'intéressant que les religions » a dit Baudelaire. Dommage pour lui qu'il n'ait pu aller en Éthiopie vérifier son propos.