Les savants islamiques du Moyen Âge

Il n’y a pas que les compagnies pharmaceutiques et l’Eglise de scientologie pour noyauter les articles de Wikipédia. Un historien britannique a remarqué récemment que diverses entrées de la version anglaise de l’encyclopédie, consacrées à des savants de la grande époque de l’Islam, sont artistement travaillées. Voici un extrait de l’article rédigé à ce sujet par James Hannam, l’historien en question, auteur d’un ouvrage publié en 2009 sur les prodromes de la science moderne au Moyen Âge (1).

« Une campagne subtile est destinée à nous persuader que le rôle de l’Islam dans la science moderne a été beaucoup plus significatif qu’on ne l’avait réalisé. Il y a là une part de vérité. Par exemple, Alhazen a fait d’importantes contributions à l’optique, que Johann Kepler a exploitées dans son travail fondateur sur la théorie moderne de la vision. De même, les constructions mathématiques inventées par les astronomes musulmans ont peut-être frayé leur chemin jusque dans l’œuvre de Nicolas Copernic (mais son idée centrale que la Terre tourne autour du Soleil n’avait jamais été évoquée par la science arabe). Ces contributions modestes mais réelles ne sont pas jugées suffisantes par les apologistes islamiques. Ils veulent nous faire croire que l’invention de la science fut le fait des seuls musulmans et ils ont trouvé le parfait média pour faire passer leur message. Il s’agit bien sûr de Wikipédia.

Jetez un œil sur l’article de Wikipédia consacré à Alhazen. Il est long de 7000 mots [42 000 signes] et agrémenté de 126 notes. Avicenne fait encore mieux avec 7600 mots, et des savants tels que Al Kindi (5700 mots) et Rhazes (8000 mots) se voient également fort bien servis. Si l’on passe au monde chrétien médiéval, on voit que les articles de Wikipédia sont nettement plus courts. Des figures centrales comme Roger Bacon et Guillaume d’Occam n’ont droit qu’à 2500 mots. Jean Buridan, le plus grand de tous les savants philosophes du Moyen Âge occidental, doit se contenter de 900 mots (mais il y a un article séparé sur son âne). Un penseur aussi important qu’Adélard de Bath n’a que 500 mots.

A lire tous ces articles sur les philosophes de l’Islam, il est difficile d’échapper à la conclusion qu’une experte escouade de musulmans non occidentaux a entrepris de nous informer sur leurs coreligionnaires les plus estimés. Le style est ici ou là un peu ampoulé et l’anglais n’est pas toujours idiomatique. Juste ce qu’on attend  de gens n’écrivant pas dans leur langue maternelle mais la connaissant néanmoins très bien. On peut aussi relever que les articles utilisent la version arabe plutôt que la version latinisée du nom de leur sujet, alors que la politique de Wikipédia est d’utiliser les  noms anglais les plus familiers pour les personnages historiques. Le soupçon sur l’identité des auteurs est renforcé  par les débats saignants qui animent les pages de discussion liées aux articles, sur la question de savoir si tel penseur était arabe ou persan, shiite ou sunnite.

Je n’ai pas de problème avec les gens qui contribuent aux articles de Wikipédia sur des sujets qui les intéressent. Mais il y une once de ce qu’on pourrait avec tact qualifier d’exagération dans la signification accordée à certains des sages musulmans dans les articles en question.  Alhazen est appelé « le père de l’optique moderne », ce qu’il n’est certainement pas. Avicenne est considéré comme « le père de la médecine moderne », alors qu’il n’avait aucune notion de l’antisepsie ni de la théorie microbienne des maladies. Rhazes est considéré comme « le père de la pédiatrie ». Vous voyez le tableau.

Il y a aussi une bonne dose d’anachronisme. Al Farabi est présenté comme sociologue, psychologue et cosmologue, alors qu’il vivait des siècles avant que ces disciplines aient commencé d’exister. Quant au détail des  affirmations contenues dans ces articles, il est impossible de l’analyser sérieusement. Tout ce que l’on peut dire c’est que si les penseurs islamiques avaient réellement inventé la méthode expérimentale, les tests cliniques en médecine, l’évaluation par les pairs et  l’évolution, il est très surprenant que la révolution scientifique ait eu lieu dans l’Europe du XVIIe siècle ».

(1) God’s Philosophers : How the Medieval World Laid the Foundations of Modern Science, Icon Books. L’article est paru dans The Spectator, 31 octobre 2009.


=> Pour comparer : lire les articles des encyclopédies Universalis et Britannica sur Alhazen


=> Pour comparer : lire l'article de l'encyclopédie Britannica sur Avicenne


=> Pour comparer : lire les articles des encyclopédies Universalis et Britannica sur Al Kindi


=> Pour comparer : lire les articles des encyclopédies Universalis et Britannica sur Rhazes

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