Le sommeil de l’autruche

N’en déplaise à la légende, l’autruche ne met pas la tête dans le sable en présence d’un danger. Le mythe vient peut-être de ce que, vue de loin, l’autruche femelle creusant avec son bec un trou dans la terre pour y loger son œuf semble en effet enfouir sa tête dans le sable et est si occupée par sa tâche qu’elle relâche sa vigilance. Plus finaude qu’on le croit, l’autruche a développé un système astucieux pour déjouer les prédateurs : elle dort assise mais, la plupart du temps, le cou droit comme un périscope, les yeux ouverts, donnant l’illusion d’être éveillée. Flairant le sujet neuf, des chercheurs ont installé un casque à électrodes sur le crâne d’un certain nombre de ces volatiles. Bingo ! Contrairement à ce qui se passe chez la plupart des oiseaux et des mammifères, dont l’homme, le sommeil de l’autruche n’est pas divisé entre deux phases bien distinctes, le sommeil profond et le sommeil paradoxal. Chez elle, les deux types d’ondes se font concurrence au sein d’un même état de sommeil, hétérogène ; quand les ondes du sommeil paradoxal dominent (13 % du temps), le tonus musculaire s’effondre et le cou s’affaisse, pour se redresser par secousses, comme chez l’auditeur d’une conférence qui s’est assoupi. Or cette quasi-concomitance des deux types de sommeil se retrouve chez l’orni­thorynque, le plus ancien représentant des mammifères. L’autruche étant l’un des oiseaux les plus anciens, cela veut dire que le sommeil paradoxal, absent chez les tortues, est apparu avec les oiseaux et les mammifères. Et pourquoi donc ? On n’en sait rien. Mark Twain s’étonnait que le ronfleur ne s’entende pas ronfler. C’est que le sommeil ferme l’accès aux cinq sens. Oui, mais à ce point ? Bien que très étudié, le ronflement fait de la ­résistance. Il est dû à une baisse excessive du tonus musculaire des voies respiratoires supé­rieures, mais comment produit-on ce bruit agaçant ? Si le principal générateur du son est le voile du palais, d’autres structures inter­viennent : la base de la langue, l’épiglotte, la muqueuse pharyngée. Cela dépend des gens. Et pourquoi y a-t-il deux fois plus de ronfleurs chez les hommes que chez les femmes ? La science progresse, mais le sommeil, qui ­occupe le tiers de notre vie, protège ses mystères. Les scientifiques ne sont pas même en mesure d’expliquer pourquoi les animaux dorment. Pour économiser de l’énergie ? Traiter l’information recueillie pendant l’éveil sans être encombré par les sens ? Ils alignent les hypothèses, toutes convaincantes. La fonction du sommeil est de soigner l’absence de sommeil, plaisante l’un d’eux. Ou de se reposer, ­pourrait-on suggérer. Pour la plupart d’entre nous, c’est une béné­diction. « J’ai autrefois trouvé bon qu’on me ­troublât pour que je l’entrevisse », écrit ­Montaigne de ce bonheur (il se faisait ­réveiller au petit matin pour avoir le plaisir de se rendormir). « Soyez plein de respect et de ­pudeur devant le sommeil ! » dit un sage dans le ­Zarathoustra de Nietzsche. Lequel deviendra gravement insomniaque : « Si seulement je pouvais dormir… » Le manque de sommeil est considéré par certains comme l’un des grands maux de la société ­actuelle ; d’autres y décèlent plutôt une névrose collective. Reste que le manque de sommeil, s’il est réel, menace la santé ­physique et mentale des adultes et plus ­encore des ­enfants. On parle moins de l’excès de sommeil, également associé à des problèmes de santé. Il est fréquent chez les personnes déprimées. Car le sommeil est aussi un refuge – avant d’être l’antichambre de la mort. Dans la mytho­logie grecque, Hypnos est fils de Nyx, la Nuit, et frère jumeau de Thanatos, la Mort. On se plonge ou on vous plonge dans le sommeil pour oublier ou supprimer la souffrance. De même avons-nous un faible pour le sommeil de l’esprit. On endoc­trine pour assoupir, ce qui tombe bien car la plupart d’entre nous préférons l’assoupissement à l’éveil. Ah, le « sommeil dogmatique » (Kant) ! Ah, le « lâche sommeil » (Racine) ! En 1938, Orwell décrit les Anglais « dormant, dormant du sommeil profond, profond de l’Angleterre, dont je crains parfois que nous ne nous sortirons jamais jusqu’à ce que nous en soyons tirés brusquement par le rugissement des bombes ». L’autruche, c’est nous.

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