« Une politique de l’insulte »


Hitler et Göring 1938 /Bundesarchiv, Bild 183-2004-1202-504

L’assemblée nationale a achevé, dans la nuit du 4 au 5 juillet, l’examen de la proposition de loi contre les propos haineux en ligne. Celle-ci ne créé pas de nouveau délit mais vise à contraindre les géants du Net à retirer plus rapidement les contenus manifestement illicites de leurs sites, et notamment les injures.

Pourquoi l’insulte connaît-elle un tel succès  sur ces réseaux ? Parce qu’elle excite la foule. C’est sa nature propre, expliquait déjà en 1938, l’académicien Georges Duhamel. Dans l’édition du 14 octobre du Figaro, il dénonçait alors la politique de l’insulte menée par Hitler et Goering pour opposer les peuples.

 

 

 

L’insulte, qui fut toujours de grand usage et de grande vertu si j’ose dire — dans la politique intérieure des peuples, l’insulte qui jouit d’une certaine faveur, en temps de crise, dans les relations internationales, vient d’être introduite, non sans éclat, dans le langage diplomatique. Le fait mérite considération.

L’insulte m’inspire toujours une profonde horreur, même quand elle paraît correspondre à quelque indéniable réalité, même quand elle exprime une indignation justifiée, même quand elle rencontre, au fond de mon cœur, une ombre de lâche et laide complaisance. Certains polémistes ont élevé l’insulte au rang d’une véritable méthode. Sans doute obéissent-ils, ce faisant, à un penchant profond et presque irrésistible : ils n’aiment ni la discussion logique et ni même le raisonnement. Ils n’ont guère le goût ni le temps de chercher des arguments et des preuves. Ils ouvrent large la bouche et ils vomissent l’insulte. C’est d’abord, je veux le croire, une manière de s’assouvir. Ils se débarrassent de l’injure comme d’un crachat, comme d’une humeur âcre et gênante.
Mais s’ils n’éprouvaient aucun allégement, aucune jouissance dans cet acte d’excrétion, ils trouveraient, je le sais bien, à s’y livrer, un bénéfice évident.

L’insulteur, surtout s’il a du mordant, de l’à-propos et des trouvailles vocabulaires, suscite des partisans et des fidèles ; il rassemble bien vite un auditoire. La plupart des, hommes, éprouvent un véhément besoin de se répandre en injures, mais ils sont dénués de l’affreux talent qui est, quand même, nécessaire. Ils n’ont ni la verve, ni l’accent, ni le mot. Le besoin d’insulte s’agite en eux comme un monstre captif qui ne peut trouver issue. Ils répètent les insultes des insulteurs mieux doués, mais ils sont incapables de se soulager tout seuls. Ils prennent vite l’habitude passionnée de lire les écrits des insulteurs professionnels. Ils vont assidûment écouter les virtuoses de l’insulte oratoire. Àentendre pérorer les insulteurs aussi bien qu’à lire leurs écrits, les esprits reclus, médiocres et inféconds éprouvent un sentiment d’horrible délivrance. En outre, comme ils manquent d’invention, ils apprennent là des mots, des traits, des tours dont ils peuvent se servir dans le cercle de leur vie personnelle et qui leur offrent, par la suite, l’occasion de petits succès.

L’insulte n’a pas seulement cet effet, non méprisable, pour les gaillards décidés à tout, d’entraîner les esprits vulgaires, de les attacher et de les convaincre, elle a bien d’autres pouvoirs. Elle peut exaspérer l’adversaire et lui redonner une vigueur vengeresse ; le plus souvent, elle l’inquiète et le démoralise, surtout si cet adversaire est intelligent, sensible, honnête, mal fait pour un ignoble combat. L’insulté rougit, pâlit, considère son entourage avec stupeur et douleur. Quand il est d’âme noble et pure, il se prépare au combat, mais il souffre et risque ainsi de perdre une partie de son courage: C’est pourquoi les gens du ruisseau, ont coutume d’intimider en les insultant ceux qu’ils veulent dépouiller et tuer.

Ce n’est pas sans étonnement que les observateurs des mœurs ont vu l’insulte, en ces temps troublés, prendre rang parmi les artifices du langage diplomatique. Pour sévères que fussent les conflits entre les peuples, les hommes qui se trouvaient chargés de diriger les groupes humains parlaient un langage qui pouvait être arrogant, mais qui conservait toujours la marque d’une certaine décence. Voilà que tout est changé.

Le spectateur impartial : reconnaît volontiers que les dirigeants du troisième Reich sont des politiques habiles. Leur jeu n’est assurément pas classique, mais ils gagnent quand même à tout coup, et cela ne peut manquer de frapper les multitudes.

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Je suis tout à fait étonné de voir des joueurs de cette vigueur recourir aux procédés de l’insulte. Le chancelier Hitler et le maréchal Goering, pendant l’effroyable tragédie de Septembre, ont fait, de l’insulte, un usage que je me permettrai de juger non seulement inconvenant, mais encore peu digne de deux hommes appelés à diriger un grand peuple. Le peuple tchèque tout entier a été l’objet d’insultes violentes. Les hommes d’État tchèques, et M. Benès notamment, ont été pris à partie avec une violence inouïe.

Je connais le peuple tchèque. C’est un peuple d’hommes courageux, sérieux, travailleurs, dignes d’estime et d’affection. Ils ont une culture ancienne. Comme ils sont peu nombreux, on les a longtemps asservis, mais ils ont résisté toujours, avec une belle force d’âme. Ils ont sauvé leur langue à travers d’infinis périls. Ils ont du goût, ils ont un sens incomparable de l’art décoratif. Ils ont produit en grand nombre des musiciens et des poètes. Ils inspirent au voyageur le respect et l’amitié.

J’ai connu M. Masaryk. Il répondait d’avance, par eu seule personne physique et morale, aux injures que l’on vient d’adresser à son pays. Ce chef d’un « peuple de nains » était de haute taille, élégant, plein de noblesse et de majesté. Nul homme d’État ne m’a, plus que M. Masaryk, inspiré des sentiments de déférence et d’admiration. Je connais M. Benès. C’est un esprit cultivé, ferme, strict, hardi dans ses conceptions, infatigable au travail.

Il a, pendant cette crise et malgré les outrages qu’il a reçus, donné l’exemple de la grandeur d’âme. Il a mérité l’hommage d’un monde qui ne se consacrerait pas servilement à l’adoration de la force. La politique de l’insulte obtient souvent des succès faciles, surtout parmi les âmes basses. Il arrive, et c’est heureux, qu’elle manque parfaitement son but. Si le monde n’avait pas eu mille raisons de trouver la conduite de l’Allemagne redoutable et criminelle, il aurait, en entendant proférer tant d’insultes injustifiées à l’adresse d’un peuple noble, compris que les insulteurs défendaient une mauvaise cause.

 

Georges Duhamel, de l’Académie française.

 

 

 

 

LE LIVRE
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Le Figaro de Maurice Alhoy et Etienne Arago, 1826-

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