Névrose chrétienne

« Il faut un changement radical pour éviter l’enfer climatique », titrait le magazine Wired en commentant le dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), en août dernier. « À + 2 °C ce sera déjà terrible […] mais à + 7 °C ça va être l’enfer », prédit Pierre Canet, responsable France du programme climat du WWF dans Le Parisien. De cet enfer à venir, voire déjà là, le responsable c’est l’homme, qui a péché contre la nature : « Nous avons créé un enfer civilisationnel promis à sa propre destruction, je suis terrifié », écrit sur le site The Conversation James Dyke, qui enseigne les « systèmes globaux » à l’université d’Exeter. On la comprend, la jeune Greta Thunberg, quand elle admoneste les milliardaires et puissants de ce monde réunis à Davos : « Je ne veux pas que vous espériez, je veux que vous paniquiez. Je veux que vous ressentiez la peur que je ressens tous les jours. » Prolongeant sa magistrale enquête sur « la peur en Occident » du XVIe au XVIIIe siècle, l’historien Jean Delumeau a publié un livre intitulé Le ­péché et la peur. La culpabilisation en Occident 1. Le médiéviste Jérôme Baschet en rendait compte dans une revue savante en des termes qui valent d’être évoqués 2. Delumeau « explore l’angoisse de l’homme pécheur et les peurs qu’il ressent : peur de la mort, du jugement, de l’enfer ». « Jamais, écrit Delumeau, une civilisation n’avait accordé autant de poids – et de prix – à la culpabilité et à la honte que ne l’a fait l’Occident des XIIIe-XVIIIe siècles. » Pendant ces six siècles, écrit Baschet, « le monde est ­livré à Satan, l’homme doit mépriser les choses terrestres et se haïr lui-même […] l’homme doute de sa raison et de sa volonté ; il voit le monde vieillir et ne rêve que du Paradis perdu ». En même temps, « c’est un “homme partagé” entre l’optimisme et le désespoir que rencontre le discours culpabilisateur de l’Église [qui] majore le péché par rapport au pardon. […] Il y a “névrose chrétienne” ». Qui plus est, celle-ci n’est pas « le propre d’une élite cultivée. Il s’agit de préoccupations d’abord réservées aux milieux cléricaux, qui se sont progressivement étendues à l’élite laïque, puis aux masses chrétiennes, grâce à la prédication ». Mais comment expliquer « le succès de cette entreprise de culpabilisation ? D’abord elle rencontre un homme inquiet. Et comment ne le serait-il pas, lui qui est confronté à une conjonction dramatique de malheurs ? […] D’autre part les élites, en proie à la peur, diffusent de proche en proche leurs convictions ». Au risque de tendre des verges pour me faire battre, comment ne pas être frappé par les simi­litudes ? Remplaçons « milieux cléricaux » par « scientifiques » et nous voyons se dénouer le fil de la même pelote. « L’homme inquiet », lui, est désormais le produit des désillusions du progrès, désillusions amplifiées à l’extrême par les registres convergents de la doxa catastrophiste. D’une certaine façon, et sous réserve des travaux d’historiens qui ne manqueront pas de venir, on pourrait suggérer que le XIXe siècle et les deux premiers tiers du XXe, marqués par la foi dans le progrès, n’ont été qu’une parenthèse avant le retour à la civilisation du péché, de la peur et de la culpabilisation des six siècles chrétiens décrits par Delumeau. Amen.

Notes

1. Fayard, 1983.

2. Médiévales no 6, 1984.

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