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Aldous Huxley ausculte la France de 1935


Aldous Huxley ; L'Intransigeant, 7 janvier 1934 - Source RetroNews

Depuis trois ans dans chaque édition de la Booksletter, nous vous proposions un texte littéraire faisant écho à actualité. Grâce à notre partenaire Retronews, le site de presse de la Bibliothèque nationale de France, nous avons désormais la possibilité de puiser dans les riches archives de la presse française, du XVIIe siècle à 1945, pour tenter d’éclairer les événements présents. Les grandes plumes seront évidemment toujours à l’honneur. Et pour cette première, nous donnons la parole à l’écrivain britannique Aldous Huxley.

Aldous Huxley aime la France. En 1934 il confie à L’Intransigeant que la France lui semble être l’un des rares pays au monde où la liberté individuelle mais aussi l’intelligence continuent d’être « respectées ».  L’année suivante, il répond donc avec enthousiasme à la demande de Paris-Soir d’écrire une série d’articles sur l’état du pays. Son premier, paru le 16 mars 1935, est intitulé « Le lotissement, l’école : deux symboles bien français ! ». Extraits.

 

Il ne semble pas y avoir de raisons pour lesquelles les peintres de paysages seraient affectés par la politique coloniale. Mais les faits sont indifférents à toutes considérations de vraisemblance ; et les faits sont incontestables. Les successeurs de Renoir et de Cézanne subissent déjà l’influence de la politique du gouvernement français en Afrique, et il y a tout lieu de supposer que cette politique les influencera de plus en plus à mesure que les années se succéderont. Car le résultat le plus frappant et le plus visible de la politique coloniale française, c’est la destruction des oliviers en Provence. Je ne connais la Provence que depuis quelques années, mais déjà au cours de ce bref laps de temps, les colonies lointaines ont modifié d’une façon perceptible le paysage. Sûrement, régulièrement, les oliviers sont en voie de disparition.

On coupe les vieux arbres magnifiques ; on arrache de la terre leurs souches ; on plante des vignes à leur place. Les gris, les vert tendre, les argent et les noirs pleins d’ombres du paysage provençal cèdent la place à l’alternance de verdure et de nudité des vignobles. D’ici cinquante ans, un autre Renoir ne trouvera pas d’oliviers au travers desquels il puisse contempler la mer, du haut des collines qui avoisinent Cagnes. L’aspect du pays, — aspect qu’il possède depuis le temps des Romains, —aura complètement changé. Il change rapidement dès à présent. Et les raisons de ce changement, il faut les chercher à des centaines ou à des milliers de kilomètres au-delà des mers, —dans les énormes plantations d’oliviers de Tunisie et d’Algérie, dans les champs d’arachide de l’Afrique occidentale et d’Indochine.

L’huile provençale coûte deux fois plus cher que l’huile d’arachide des tropiques, et revient encore à un prix bien plus élevé que l’huile d’olive de l’Afrique du Nord.

La Provence de la prochaine génération de peintres de paysages ne sera pas notre Provence.

Colonies

Les peintres de paysages ne sont pas les seuls qu’affecte le développement des colonies. Parmi tous mes voisins du Midi, les mots « crise » et « colonie » en sont arrivés, dans une certaine mesure, à être associés entre eux. Les colonies, comme nous l’avons déjà vu, ont condamné les oliveraies provençales. A la place des oliviers, les paysans ont planté des vignes. Mais les colonies produisent du vin aussi bien que de l’huile, —et du vin meilleur, -dans l’ensemble que celui de Provence, — et meilleur marché. Mes voisins demandent qu’il soit exclu du marché français. Et quand on l’en exclut, les colonies se plaignent —et violemment. Et dans quelques années il y aura le problème du blé colonial. Le Maroc menace de devenir une nouvelle Argentine, un nouveau Canada. Mais une Argentine française, un Canada français, ayant des droits spéciaux sur le marché français…

Il y a quelque chose d’étrangement ironique dans la façon qu’ont les colonies de devenir presque subitement, après avoir été une source de richesse, une source de graves embarras. La plupart des difficultés -que l’Angleterre s’est efforcée (sans trop de succès) de résoudre à Ottawa semblent être, à l’affût pour confronter la France.

Les problèmes de la dépression mondiale ne peuvent se résoudre par la possession de colonies. Dans certains cas, même, la possession de colonies va jusqu’à créer des problèmes qui, sous le système actuel du nationalisme politique et de l’économie individualiste, semblent plus qu’ordinairement ardus.

Corporation

[…] Les Français —m’a-t-il semblé au cours de visites récentes dans le pays —se trouvent pris d’un désir presque soudain de sentir et d’agir envers leurs semblables d’une manière nouvelle, d’une manière corporative, disent-ils avec insistance, sans savoir bien clairement ce qu’ils entendent par ce mot magique et satisfaisant. Ils en ont assez d’un individualisme qui a produit, avec l’admirable cultivateur paysan et le bas de laine national, des fruits inavouables tels que (pour prendre un seul exemple étonnant) les lotissements autour de Paris. Les taudis de Londres et des grandes villes industrielles du Lancashire et du nord-est de l’Angleterre sont des choses auxquelles nul Anglais ne peut penser sans honte.

Lotissements et taudis

L’Angleterre possède des villes industrielles plus nombreuses et plus grandes que la France, et il est donc fort probable qu’il existe un plus grand nombre de gens vivant dans des conditions intolérables dans notre pays que dans le vôtre. Mais je continue à penser que, sous le rapport de l’horreur extravagante et baroque, il n’y a rien en Angleterre qui se puisse comparer à quelques-uns des lotissements des environs de Paris. J’en fis la connaissance, pour la première fois, il y a sept ou huit ans, dans la banlieue nord, et cet hiver, j’eus l’occasion d’en visiter un autre du côté opposé de Paris, à Villejuif. Il avait plu. Laissant notre voiture sur la route macadamisée, nous nous aventurâmes dans quelque chose qui répondait au nom de rue Jean- Jaurès —ou était-ce le boulevard Anatole-France ?—quelque chose, en tout cas, qui n’était ni plus ni moins qu’un canal de boue noire dans laquelle il était possible, si l’on marchait sans faire bien attention, de s’enfoncer jusqu’aux genoux. De part et d’autre du canal s’élevaient des maisons —les unes en briques, d’autres en tôle ondulée, d’autres en bois. Quelques-unes étaient de dimensions raisonnables, mais la plupart n’étaient pas plus grandes qu’un poulailler, et d’aucunes ne possédaient même pas une fenêtre. Il n’y avait pas d’ordre, pas d’uniformité : une maison donnait sur la rue, une autre lui tournait le dos, une autre lui présentait le flanc. Nous n’étions pas à plus de sept ou huit, kilomètres de l’Opéra, mais il n’y avait pas d’égouts, pas de gaz, et, si ce n’est une pompe unique pour tout le quartier, pas d’alimentation en eau.

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Je n’exagère pas en disant que les conditions d’existence dans ces lotissements étaient considérablement plus mauvaises qu’elles ne le sont, en moyenne, dans un grand village du Guatemala ou du Mexique méridional.

Ecoles modernes

Nous pataugeâmes dans la boue jusqu’à la terre ferme, remontâmes en voiture, parcourûmes quelque sept ou huit cents mètres, et nous trouvâmes sur une large route entre deux grandes constructions en béton et de style sévèrement moderniste. Celle de droite renfermait un gymnase et un établissement de bains, où l’on pouvait prendre des douches chaudes et froides. En face, il y avait l’école communale, édifiée sur les plans de Jean Lurçat, modèle d’élégance sobre et surtout d’ingéniosité, d’adaptation à son but. Il y a là des salles de classe avec des fenêtres qui peuvent se rabattre totalement, de sorte qu’en été les classes se font en plein air. Le plancher des salles de jeu est recouvert de caoutchouc : un enfant peut y tomber sans se couper les genoux. Il n’y a point de serviettes accrochées à côté des lavabos, pour accumuler la crasse et l’infection : les enfants se sèchent les mains dans un courant d’air chaud. (Il est à noter que, parmi les bonnes écoles modernes construites en France, pratiquement toutes sont des écoles communales, édifiées en des lieux où il n’existait point d’école de ce genre, ou bien où elle était trop petite. Les riches se contentent de faire instruire leurs enfants dans des bâtiments dont les meilleurs ressemblent à de bonnes prisons, et les pires à des prisons fort mauvaises. Cela tient, je le présume, à ce que ces bâtiments existent et à ce que le gouvernement ne désire pas les démolir pour en construire d’autres à leur place. En France, comme dans tous les autres pays qui sont civilisés depuis longtemps, le bien (ou ce que l’on considérait comme tel en 1870) c’est l’ennemi du mieux. Les pays qui partent sans accumulation de capital de culture sont à certains points de vue avantagés par rapport à ceux qui sont riches de traditions, d’institutions et de monuments, d’une civilisation ancienne. A d’autres points de vue, bien entendu —points de vue plus importants —les pays neufs sont beaucoup plus mal partagés. Quoi qu’il en soit, le fait subsiste : lorsqu’on voit en France une belle école bien conçue, il y a gros à parier que c’est une école pour enfants pauvres.)

Deux symboles

Le lotissement —l’école. Deux symboles. Le lotissement est le fruit le plus hideux et le plus honteux de l’éthique de l’individualisme pur. L’école est l’expression d’un idéal de « service social », l’idéal de ce que devrait être la vie corporative.

Le maire de Villejuif, M. Vaillant-Couturier, est communiste. Mais le désir de s’élever au-delà de l’éthique de l’individualisme n’est pas limité aux communistes. L’école de Villejuif n’est nullement une expression isolée du nouvel idéal corporatif du « service social ». Suresnes, par exemple, possède sa cité-jardin. Clichy son hôpital étonnant et vaste. Côte à côte avec les symboles de l’ancienne philosophie de l’existence s’élèvent partout les symboles de la nouvelle. Le problème, pour les Français comme pour nous tous, consiste à découvrir le moyen par lequel cette éthique nouvelle (ou plutôt cette éthique fort ancienne) pourra trouver son expression convenable, tout d’abord dans le domaine de la vie nationale, et ensuite —ou, espérons-le, concurremment —dans celui des relations internationales.

Aldous HUXLEY.

 

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