Anglophobie en Chine ?

Dans le collimateur des autorités, l'enseignement de l'anglais en Chine alimente le débat entre partisans de l'ouverture et défenseurs de la culture nationale.

En 2008, le réalisateur singapourien Lian Pek avait tourné à Pékin un documentaire intitulé Mad about English. On était en pleine folie olympique, et l’État encourageait les citoyens chinois de toutes les catégories professionnelles à apprendre l’anglais pour accueillir les visiteurs étrangers ; le film avait notamment suivi un écolier de 11 ans, un chauffeur de taxi, mais aussi un policier, un médecin traditionnel et un retraité. Aujourd’hui, cinq ans après, les autorités chinoises semblent vouloir mettre un terme à cette anglomanie, notamment en détricotant la part jadis prépondérante de l’anglais dans les épreuves du Gaokao, le baccalauréat chinois. Est-on entré dans une « ère de refroidissement », comme se le demande, sous couvert de l’anonymat, une enseignante interrogée par l’hebdomadaire des intellectuels chinois, le Nanfang Zhoumo ?

Malgré une histoire de plus de cent cinquante ans, l’enseignement de l’anglais en Chine est régulièrement remis en question. Même pendant les années de préparation olympique, la polémique ne s’était pas entièrement tue dans les cercles du pouvoir : en 2005, un vice-ministre de l’éducation avait publiquement pointé les dangers de l’utilisation de l’anglais dans les réunions de travail, susceptible selon lui d’altérer la maîtrise du chinois chez leurs locuteurs. Ce débat peut sembler familier aux observateurs de la politique de la francophonie par exemple, mais il est en Chine assombri par des présupposés idéologiques plus lourds.

Tordons d’abord le cou à une idée reçue : si l’enseignement de l’anglais dans le système éducatif officiel chinois est apparu plusieurs décennies après la création d’une chaire de chinois à l’École des Langues Orientales par exemple, ce n’est pas si tardif que cela ; malgré les résistances des conservateurs chinois, les réformistes avaient réussi dès 1862 à l’imposer. Et en 1902, alors que l’empire Qing est enfin entré dans une ère de renouveau et de réformes gigantesque que seule la révolution de 1911 viendra arrêter et jeter dans l’oubli, l’anglais entre à l’école primaire, pour devenir jusque dans les années 1950 la première langue étrangère apprise en Chine. En 1954, pour des raisons purement idéologiques liées à la guerre froide, l’enseignement de l’anglais est complètement arrêté et remplacé par le russe. En raison de son opposition à la déstalinisation et de la brouille avec l’Union soviétique qui en résulte, Mao autorise à nouveau l’apprentissage de l’anglais en 1964. Mais la Révolution culturelle y met rapidement fin. En 1978, quand le baccalauréat chinois est à nouveau organisé après une décennie d’éclipse, l’anglais est une option uniquement passée par ceux qui se destinent à l’étude des langues étrangères. Cependant, et cela montre que l’ouverture internationale est intimement liée dès le début à la révolution anti-maoïste que mène l’équipe de Deng Xiaoping, l’anglais devient l’une des trois matières principales de l’enseignement secondaire (avec les mathématiques et le chinois) dès 1983. Et en 1987, l’anglais devient la seule matière dont l’enseignement est continuellement obligatoire de la primaire à l’université.

« Crazy English »

Dans les années 1990, alors que le nombre d’étudiants à l’étranger s’accroît rapidement, l’anglais devient également une matière obligatoire pour entrer dans le service public. Les écoles pour apprendre la langue de Shakespeare fleurissent partout, Li Yang lance sa fameuse méthode intitulée « Crazy English » qui consiste à faire crier des foules pour apprendre la langue de manière désinhibée, et remplit des stades entiers. Les premières maternelles anglophones pour riches ouvrent au début des années 2000. Bientôt, des collèges et lycées privés commencent à ne plus préparer au baccalauréat chinois, mais à des examens d’entrée à des écoles européennes ou américaines.

Néanmoins, cette longue anglomanie n’a pas forcément été très efficace. L’opinion des Occidentaux sur l’aptitude des Chinois à parler l’anglais est d’ailleurs souvent biaisée – les interprètes ou traducteurs qu’ils rencontrent sont souvent des diplômés de filières linguistiques d’élite qui ne sont pas représentatifs des masses. Zhang Lianzhong, professeur à la prestigieuse Université des Langues étrangères de Pékin, se rappelle des cours qu’il avait dans son enfance : « On apprenait à crier “Long Live Chairman Mao” – et c’était pratiquement tout – les enseignants étaient incapables même de comprendre et d’expliquer la grammaire de cette phrase simple. Bref, l’enseignement de l’anglais avait été “sinisé”, et ce n’est pas sûr que cela soit totalement différent aujourd’hui. » Qi Luxia, professeur à l’université de langues étrangères et de commerce international du Guangdong raconte que jusque dans les années 1990, l’enseignement de l’anglais en Chine ne consistait en général que par la répétition d’un petit nombre de phrases types tout au long de l’année.

Liu Daoyi, responsable de l’édition des manuels scolaires d’apprentissage de l’anglais dès 1978, témoigne : « Au début, on était obligé d’y aller très graduellement, avec de nombreux exercices structuralistes proposant des substitutions ad libitum de vocabulaires plaqués sur des modèles grammaticaux – au point que la première méthode publiée en 1978 a rapidement été surnommée “L’anglais stupide”. Ce n’est que dans les années 1990 qu’on a pu concevoir un manuel incluant une approche pédagogique fondée sur la communication avec des locuteurs étrangers. L’atmosphère était encore très conservatrice, et il était par exemple impossible d’introduire des dialogues entre personnages de sexe différent. La communication émotionnelle qu’on enseignait ne dépassait pas le niveau infantile. Cependant, la nouveauté que ce manuel apportait, et aussi le fait que la différence culturelle des étrangers y était caractérisée à la fois dans les illustrations (les étrangers étaient représentés de façon moins formelle, en jeans, alors que leurs homologues chinois restaient habillés de façon conservatrice), et dans les dialogues (les étrangers étaient un peu espiègles) a été difficilement acceptée par les enseignant conservateurs, et il y a eu beaucoup de débats. Avec un tirage total de 200 millions d’exemplaires au cours de sa décennie d’utilisation, ce manuel est entré dans le Livre Guiness des records. »

En 2000, la situation semble évoluer : l’enseignement est partiellement décentralisé, et les écoles sont autorisées à choisir le manuel de leur choix, pourvu qu’il ait été approuvé par le ministère. Il y aura donc rapidement une trentaine de manuels scolaires d’anglais dans toute la Chine. Pourtant, cette floraison n’entraîne pas de changement des méthodes d’enseignement, en raison de l’importance écrasante des examens au cœur du système, qui sont la clef à l’accession aux bonnes écoles et aux bonnes filières. Or, les examens restent fondés sur des questionnaires à choix multiples - mode adoptée en 1984 pour à l’époque pouvoir unifier plus facilement les niveaux dans toute la Chine, et qui reste très commode pour le traitement des épreuves par ordinateur. Résultat, critique le professeur Qi Luxia, « l’enseignant perd du temps à expliquer pourquoi trois des réponses du choix multiple sont mauvaises, ce qui est anti-pédagogique, car il n’y a qu’une bonne réponse, et que c’est surtout celle-ci qui devrait être expliquée. Les professeurs, au lieu d’enseigner l’anglais, font bachoter leurs élèves en exploitant toutes les failles des QCM – c’est un non-sens linguistique ». Quand aux devoirs à la maison, très stéréotypés, ils sont en général aujourd’hui complètement pollués par les modèles type de composition que l’on trouve sur Internet.

Fêtard blindé de thunes

Bref, malgré son importance dans le système, l’enseignement public de l’anglais en Chine produit des résultats très décevants, et est socialement très discriminant : les élites envoient leurs rejetons faire des études à l’étranger dès l’adolescence – une étude a montré que 98 % des petits-enfants des ministres chinois avaient la nationalité des américaine ; la fille du président Xi Jinping fait actuellement ses études aux États-Unis et n’est pas pressée de revenir ; le fils de Bo Xilai hiérarque arrêté l’an dernier, après avoir écumé Cambridge au Royaume-Uni, continue sa vie de fêtard blindé de thunes à Harvard (il est – selon ses professeurs – absolument nul).

Cela justifie t-il, s’interroge l’hebdomadaire Nanfang Zhoumo, la baisse de l’importance de l’anglais dans le baccalauréat ?

En octobre 2013, la municipalité de Pékin a annoncé qu’à partir de 2016, la part de l’anglais dans le baccalauréat, aujourd’hui à 150 points, baissera à 100 points, tandis que le chinois passera de 150 à 180 points. Le niveau de difficulté des épreuves sera également revu à la baisse.

Cela s’inscrit dans une réforme du « Gaokao » commencée dès 2011, et dont la feuille de route est sommairement décrite dans le « document numéro 1 » du ministère de l’Éducation, publié en janvier 2012, immédiatement après, fait malicieusement remarquer le Nanfang Zhoumo, le XVIIIe Congrès du Parti Communiste Chinois qui a consacré une nouvelle équipe à la tête du pouvoir chinois, dirigée par Xi Jinping – c’est une manière d’écrire que les deux événements sont liés et que le ministère de l’Éducation a attendu la sanction du nouveau Bureau politique pour sortir son document.

Pour autant, les promoteurs de la réforme s’appuient surtout sur des arguments « techniques ». Ils sont de trois ordres : tout d’abord, alors que le consensus est qu’il faut réformer le Gaokao, mais que, à l’image de ce qui se passe en France, toute réforme de l’éducation se heurte à de fortes résistances et est menacée de se faire détricoter ou enterrer, commencer par réformer la place de l’anglais, qui est la pierre angulaire de l’édifice, est l’approche la plus efficace qui servira de laboratoire pour à terme changer tout le système ; ensuite, qu’il faut faire baisser la pression exagérée que subissent les élèves chinois, et enfin qu’une trop grande suprématie de l’anglais serait non seulement discriminatoire pour les garçons (moins bons en langues que les filles selon les statistiques du système chinois), mais menacerait aussi la maîtrise du chinois par leurs locuteurs.

Polémique

Si le premier argument paraît sensé à la plupart des experts, le deuxième est déjà plus polémique. Un chercheur en anglais de l’institut de pédagogie d’un des arrondissements de Pékin s’interroge : « on dit qu’on veut faire baisser la pression sur les élèves – très bien ! Mais les points qu’on enlève à l’anglais, on les met au chinois, cela ne fait que déplacer le problème ! » Le troisième argument (trop d’anglais menace la langue chinoise), s’il peut paraître risible à certains internautes (« Comment oublierais-je ma langue ? » s’exclament certains), est en revanche pris au sérieux par d’autres locuteurs qui pointent certaines spécificités du chinois mandarin : non seulement ce n’est pas la langue maternelle de tous les Chinois, une grande partie parlant encore un dialecte chez eux, et l’écriture idéographique demanderait plus d’efforts de mémorisation. « Imaginez la honte si un étranger arrive et demande à un Chinois le sens d’un caractère et que celui-ci est incapable de répondre ! » affirme un internaute soutenant la réforme. En tout cas, l’étendard du « sauvetage de la langue chinoise » est brandi haut et fort par les autorités, et les media du pays reprennent l’antienne : si l’on « décapite » l’anglais, c’est pour lui rendre sa place originelle « d’outil », et de « faire de la place à la langue et à la culture nationale ».

Ce qui amène à une lecture politique de la réforme… Celle-ci est privilégiée par une partie des intellectuels chinois, qui la voient exprimée parfois assez directement dans le « document numéro 1 ». Le texte préconise en effet de renforcer les cours de chinois et d’histoire et de les « infiltrer » avec une « éducation idéologique morale ». Or, à l’image de bon nombre de ses confrères linguistes, Gong Fuya, ancien député et président de la commission « Langues étrangères » de l’Association Chinoise de Pédagogie souligne : « On veut nous faire croire que les langues ne sont que des outils, mais ce sont aussi et peut-être surtout des humanismes. » Cheng Ming, chef du groupe de recherche sur l’enseignement de l’anglais à l’université normale de Nankin tente lui aussi une explication idéologique : « Peut-être est-ce parce que le pays est devenu riche et puissant, et qu’il lui semble que l’anglais n’est plus aussi important qu’avant. » Nombre de Chinois qui étaient jeunes dans les années 1980 et 1990 se souviennent avec émotion de l’ouverture intellectuelle apportée par les cours d’anglais de leur époque, qui a accompagné la fin du totalitarisme maoïste et l’essor économique de la Chine.

De là à voir dans cette réforme une reprise en main idéologique qui aurait pour but de mener la Chine vers un isolement nationaliste, il n’y a qu’un petit pas, et c’est bien cette idée que, malgré la censure, un certains nombre d’éditorialistes chinois essayent de faire passer discrètement pour alerter l’opinion et polariser le débat – c’est typique des luttes de factions et de courants au sein du pouvoir chinois.

Néanmoins, pour la plupart des commentateurs, il n’y a en réalité que peu de craintes à avoir sur le futur impact de ces mesures sur les capacités anglophones des Chinois ou leur degré d’ouverture.

Bidonnages

D’abord, fait remarquer au Nanfang Zhoumo un correcteur d’anglais qui a tenu à rester anonyme, « Le niveau du bac en anglais était déjà nul – la moyenne de la note était de 100 sur 150, et en 2013, on nous a demandé de l’élever à 120. Comment peut-on encore rendre l’épreuve plus facile ? » Il est connu depuis longtemps que le Gaokao se prête bien à toutes sortes de bidonnages, ce qui explique en partie l’immense décalage entre les notes et le niveau réel, surtout en anglais. Les défauts majeurs du système, comme le fait que tout l’enseignement n’a que pour seul objectif de préparer à l’examen, ne sont pas encore corrigés, ce qui fait que tout changement dans les coefficients n’a que peu de chance d’influer sur le niveau ou la popularité d’une matière.

Ensuite, comme le fait remarquer Alan Macfarlane, anthropologue iconoclaste de Cambridge qui vient de publier en Chine un ouvrage intitulé « L’invention du monde moderne » reprenant les conférences qu’il a prononcé l’an dernier à Tsinghua, l’une des meilleures université chinoise, il est impossible d’oblitérer l’importance de l’anglais dans le monde globalisé actuel. Dans un long entretien qu’il a accordé à l’hebdomadaire Nanfang Zhoumo – et que celui-ci a malicieusement ajouté aux pages « culture » du numéro faisant sa « une » sur la réforme de l’enseignement de l’anglais, le chercheur britannique explique comment pratiquement tous les aspects de la modernité viennent, via les États-Unis, du Royaume-Uni. Tout le monde pense à la langue anglaise devenue lingua franca internationale, mais la plupart des machines utilisées actuellement, de l’automobile à l’ordinateur, ont aussi été inventées en Angleterre, pays d’où la révolution industrielle est d’ailleurs partie. Tout comme le capitalisme, la liberté des marchés, les grandes banques internationales, le football, les bars, les associations, la démocratie parlementaire… « Que veulent les Chinois actuellement ? Des habits de meilleure qualité, des voitures plus belles, des iPad plus cools, et encore plus de démocratie, de liberté, de pédagogie occidentale, d’humour occidental, et même des sports occidentaux. Même ceux qui sont contre cela ne peuvent nier ce désir quasiment universel ici. Et ceci dit sans ethnocentrisme, condescendance, ni jugement de valeur. Bien que cela puisse énerver certaines personnes, force est de constater que le monde entier suit désormais des modèles anglo-saxons. »

L’expérience chinoise semble donner raison à Alan Macfarlane : cela fait déjà cinq ans que la province du Jiangsu expérimente un système de baccalauréat avec diminution des coefficients d’anglais dans les même proportions que ce qui est prévu pour Pékin en 2016. Or, personne n’y a remarqué de changement, ni dans le niveau des élèves, ni dans l’attractivité de la matière.

Renaud de Spens

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