« Au pied du Liban »


Le 1er septembre, Emmanuel Macron plantait un cèdre au Liban, une façon de marquer le centenaire de la création du pays sous l’égide de la France. Pris dans une crise politique et économique, touché il y a quelques semaines par une catastrophe meurtrière, le Liban n’a pas célébré cette date anniversaire. Il lui a toujours préféré le jour de la fin du protectorat, le 22 novembre 1943, qui est d’ailleurs la fête nationale.
En 1919, dans l’édition du 27 août du journal Le Temps, l’écrivain et critique Adolphe Aderer soulignait l’attachement du peuple libanais pour la France. Mais dans sa débauche d’arguments relevant parfois plus du mythe que de l’histoire, on lit surtout l’affection de la France pour le Liban.

 

Les accords de 1916 entre les puissances alliées placent sous l’influence de la France le Liban et la Syrie. Il ne pouvait en être autrement.

Voici mille ans bientôt que s’exerce cette influence. Elle date de la première croisade, qui fonda le royaume de Jérusalem, les principautés de Tibériade et d’Antioche, les comtés de Tripoli et d’Edesse. « Maronites et croisés, écrit M. René Risbelhueber, consul de France, vécurent près de deux siècles côte à côte. Une civilisation franco -syrienne se créa à travers bien des vicissitudes. »

Jadis, dans, la Haute-Italie, beaucoup de familles nobles, en établissant leur généalogie, adoptèrent, pour ancêtres quelques-uns des personnages imaginaires de nos romans de chevalerie français, Amadis, Perçeval ou Lancelot ainsi qu’on peut le voir dans le curieux ouvrage de Rajna : les Origines des maisons padouanes et les héros des romans chevaleresques. En Syrie, avec plus de vraissemblance, des familles prétendent descendre d’un de nos croisés. Les Kerkamas du Liban se disent de souche bretonne et les lignées des Frangié, des Torbey et des Karam seraient françaises en même temps que maronites. Un auteur des Lettres édifiantes prétend que les Druses seraient des descendants des croisés, réfugiés dans les montagnes. Selon lui, ils tiendraient leur nom d’un seigneur de Dreux. Cette opinion qui naguère encore avait des partisans ne se soutient plus maintenant.

L’Orient est le pays de la légende. Julia, la fille de Lamartine que le poète a pleurée dans les admirables vers de Gethsemani, avait frappé les populations arabes par sa grâce, quand elle portait le turban d’Alep avec ia calotte d’or ciselé d’où tombaient des franges de perles et des chaînes de sequins d’or. Elles refusèrent de croire à sa mort, bien qu’elles eussent vu son cercueil porté à bord de l’Alceste. Longtemps après, on racontait qu’elle était restée en Syrie comme lady Esther Stanhope et qu’elle y avait laissée une descendance.

Ce qui est certain, du moins, c’est que les rapports noués une première fois entre la France et la Syrie furent renouvelés et rendus plus étroits par saint Louis. Le roi de France, en débarquant, à l’île de Chypre, y trouva un renfort de maronites qu’il emmena en Egypte. Quand il arriva à Saint-Jean-d’Acre après sa captivité, une multitude immense descendit des montagnes, avide de contempler, celui qu’elle appelait l’épée du monde, le fils de la Loi et de l’Évangile. Une charte de saint Louis, en date du 21 mai 1050, promet aux chrétiens de Syrie son patronage actif et celui de ses successeurs. L’auteur du manuscrit gardé aux archives des maronites dit l’avoir traduite du latin en arabe ; on y lit cette déclaration faite à l’émir du Liban et aux patriarches et évêques : « Nous sommes persuadé que cette nation que nous trouvons établie sous le nom de Saint-Maron est une partie de la nation française, car son amitié pour la France ressemble à l’amitié que les Français se portent entre eux. En conséquence, il est juste que vous et tous les maronites vous jouissiez de la même protection, dont les Français jouissent près de moi et que vous soyez admis dans les emplois, comme ils le sont eux-mêmes. »

Cet engagement toujours subsistant a été renouvelé par Louis XIV et Louis XV, sans parler d’actes émanant de François Ier ou d’Henri IV et relatifs au commerce de la soie qui attirait en France un grand nombre de maronites. Le 28 avril 1649, la reine régente sa mère présente, Louis XIV écrivait au patriarche d’Antioche : « Enjoignons aux consuls et vice-consuls de la nation française, établis dans les postes et Échelles du Levant ou autres arborant la bannière de France, présents et à venir, de favoriser de tout leur pouvoir ledit sieur patriarche et tous lesdits chrétiens dudit mont Liban, et de faire embarquer sur les vaisseaux français ou autres les jeunes hommes et tous chrétiens maronites qui y voudront passer en chrétienté soit pour y étudier ou pour quelques affaires, sans prendre ou exiger d’eux que les nolis qu’ils pourront donner, les traitant avec toute la douceur et toute la charité possibles. »

Louis XV répondait, le 12 avril 1737, à une démarche des maronites, par une lettre, où il constate que, depuis un temps infini, les maronites sont sous la protection des empereurs et rois de France, ses glorieux prédécesseurs, dont ils ont ressenti les effets à l’occasion. Au bas du document, on lit : « Donné en notre château de Versailles. » Sur le repli est écrit : « Par l’empereur-roy. Signé : Amelot. » Le terme d’empereur eet à remarquer. Il était destiné à faire impression sur l’esprit des Orientaux. On se souvient que ce fut l’argument invoqué par lord Beaconsfield quand il fit adopter par la reine Victoria le titre d’impératrice des Indes. Notre ancienne diplomatie savait augmenter le prestige du nom français. La cour de Versailles avait adopté une étiquette particulière à l’usage des ambassadeurs ottomans. Malgré la lenteur des transports a cette époque, — la nôtre semble l’imiter, — on faisait faire aux envoyés, un véritable tour de France. Ils n’arrivaient à Paris qu’après avoir visité Toulon, Lyon, Besançon, Strasbourg, Metz et parfois Mézières, salués partout au bruit du canon… Le gouvernement ottoman reconnaissait notre protectorat sur le Liban. Il adressait ses communications « à la nation maronite franque, aux maronites francs ». Franc, qui a pris la signification d’Européen, avait primitivement le sens plus étroit qui désignait seulement notre nation. « Le nom français fit une telle impression en Orient, dit Joseph de Maistre, qu’il y est demeuré comme celui d’Européen et que le plus grand poète d’Italie, écrivant dans le seizième siècle, ne refuse pas d’employer la même expression (il popolo franco) pour l’armée des croisés. »

Les maronites n’ont pas cessé pendant le siècle dernier de se considérer comme une partie presque intégrante de la France. Quand le prince de Joinville fit son voyage en Syrie en 1839, il gagna Eden pour voir les fameux cèdres du Liban. Il y fut reçu aux cris de « Vive le fils de notre roi ! ». Un mois plus tard, Ibrahim pacha vint à son tour à Eden. Étonné du peu d’empressement des populations à l’acclamer, il demanda : « Pourquoi me recevez-vous avec ce calme et ce silence quand vous avez reçu avec tant d’honneur le prince français ? — C’est, lui répondit-on, que nous sommes Français et que nous fêtions un prince français, notre protecteur. »

Même les religieux venus d’autres pays de l’Europe dans les couvents du Liban s’étaient habitués à compter avec la France. Lamartine raconte que dans le village de Saint-Jean-du-Désert il reçut l’hospitalité de pères espagnols. Ils étaient étrangers à tout ; aucune nouvelle ne leur parvenait derrière leurs inaccessibles montagnes. Ils n’arrivaient pas à comprendre la révolution de Juillet. « Enfin, disaient-ils comme conclusion aux récits du poète voyageur, pourvu que la France continue, à protéger les couvents de Terre-Sainte, tout va bien. » Une démonstration expressive fut faite encore en 1860, quand un corps d’armée français s’embarqua pour aller défendre les maronites contre les Druses aux sons de l’air de la Reine Hortense qui se trouvait par hasard plein d’à propos : « Partant pour la Syrie… », etc. L’émir Mansour, qui avait appris le français à Paris, disait au-général d’Hautpoul à Beyrouth. « Vous le savez, général, depuis des siècles la France nous a pris sous sa puissante protection. On nous appelle les Français du Liban et on a raison, car si nous ne sommes pas Français d’origine, nous le sommes par le cœur et nos croyances. »

Le souvenir de l’intervention française s’est conservé vivace au Liban et dans toute la Syrie, comme celui des Croisades et de la campagne de Bonaparte en 1799. M. André Chevrillon, dans une éloquente conférence, en 1898, montrait comment la Syrie, malgré nos défaites de 1870, malgré les défaillances de notre diplomatie, était restée fidèlement attachée à l’amitié française. Il cita tel village où, pendant cette guerre funeste on faisait tous les jours des prières pour la France. Des fragments de conversation recueillis à Beyrouth et à Jaffa témoignent de l’inaltérable affection non seulement de tous les maronites, mais encore de tous les peuples de Syrie pour la France. Au lendemain de l’assassinat d’un Syrien par un Turc ou par un Druse, des passants échangeaient ce propos dans la rue : « On dit que le consul de France se fera représenter à l’enterrement de la victime pour montrer que la France protège les chrétiens. — Des Français vont venir, leur flotte est à Smyrne. — Ils bombardent Constantinople. — La France est forte. C’est notre mère. — Elle nous défendra. — Dieu le veuille ! »

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Grâce à ce prestige du nom français, des centaines d’écoles se sont formées. Des éducateurs français ont donné quelque culture aux dernières classes du peuple. Mérimée avait pu sourire en voyant que son passeport en Asie-Mineure le désignait comme ayant « des yeux de lion » et « des cheveux de tourterelle », et l’intitulait « amant des vieilles murailles ». On ne trouverait plus aujourd’hui dans le village le plus reculé du Liban Une telle ignorance de nos sciences d’Occident et les maronites contemporains ne s’étonneraient pas comme ils le faisaient, au dire de Lockroy, quand ils voyaient Renan fouiller les anciens tombeaux pour y trouver non pas des pièces d’or, mais de simples pierres.

Il n’est pas de petit succès français qui ne leur soit à cœur. On cite deux jeunes hommes qui, un jour, dans un cercle officiel, supputaient les visites reçues au jour de l’an par les femmes des consuls. L’un d’eux racontait que la consulesse d’un pays étranger en avait reçu 350. « Oui, dit un autre, jaloux de maintenir la supériorité française, mais la consulesse de France en a reçu 380. » Les événements ont ramené des marins et des soldats français en Syrie. Ils vont y renouveler une vieille tradition militaire qui s’y était maintenue pendant plusieurs années après la campagne d’Egypte. Chateaubriand raconte qu’en allant à Jérusalem, en 1808, il entendit dans la vallée de Jérémie ces mots directement prononcés en français : « En avant, marche ! », il tourna la tête et aperçut, une troupe de gamins tout nus qui faisaient l’exercice avec des bâtons de palmier. Il donna quelque monnaie au petit bataillon, en lui disant : « En avant, marche ! ». Et ensuite, plus solennellement, il cria : « Dieu le veut ! » comme les compagnons de Godefroy et de saint Louis.

Plus tard, un autre voyageur français fut abordé à Gaza par un vieux mendiant qui lui dit : « Citoyen, donne-moi un para. » Notre compatriote étonné lui parla en français. Mais le vieillard n’en savait que les mots qu’il avait dits. Le Français ne donnant rien, le mendiant insiste. Sa physionomie change ; ses yeux deviennent ardents. Son front se couvre de sueur. On dirait qu’il craint d’être anéanti par les paroles qu’il va prononcer. Sa bouche s’ouvre enfin. Il étend avec violence ses deux bras vers le Français comme pour le charmer par des mots épouvantablement magiques, et dit : « Bonaparte, donne-moi un para ! ». Le voyageur lui jeta sa bourse. L’anecdote fait songer à l’éloquent et bref dialogue de Thomas de Quincey sur le port de Londres avec des matelots au visage jaune, venus de l’Orient lointain. Il leur dit : « Mohamed. » Ils lui répondirent : « Napoléon ».

Adolphe Aderer

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