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Bilingue en six mois


Anglais obligatoire au collège, disciplines enseignées en langue étrangère, épreuve d’anglais au concours de recrutement des professeurs des écoles… les pistes pour renforcer l’apprentissage des langues présentées cette semaine n’ont rien de révolutionnaire. Au XIXe siècle déjà, les journaux décrivaient toute sorte de méthodes pour devenir bilingue. Cet article tiré de l’édition du 5 février 1893 des Annales politiques et littéraires se fait l’écho d’une expérience pédagogique « innovante » : l’art d’apprendre en six mois les langues vivantes.

 

Un éminent publiciste anglais, M. W.-T. Stead, vient de faire dans sa propre famille une curieuse expérience pédagogique et la raconte dans sa revue. Il s’agit de la nouvelle méthode d’enseignement des langues, formulée et préconisée par un Français, M. Gouin ; méthode attrayante qui repose sur ce postulat :les enfants apprennent à parler en associant toujours un acte et un objet au son articulé qui désigne cet acte ou cet objet ; pour apprendre rapidement et sérieusement une langue étrangère, il faut procéder de même, laisser de côté livres et cahiers (au moins au début), recourir exclusivement à la leçon orale et aller toujours du connu à l’inconnu, en associant le mot saisi par l’oreille à la chose qu’il représente.

On donne ainsi à l’élève l’habitude de penser dans la langue qu’il s’agit d’apprendre, et c’est le seul moyen de le mettre en état de s’en servir. M. Gouin et ses disciples se font forts d’enseigner en six mois, par ce système, une langue quelconque à un élève d’intelligence moyenne, et cela de façon pratique, de telle sorte que la langue ainsi acquise puisse réellement être utilisée dans la vie courante, comme la langue maternelle.

Le programme est fait pour séduire, surtout quand on sait par expérience à quels misérables résultats aboutissent le plus souvent cinq ou six années d’enseignement dans les écoles publiques. En France, tout spécialement, il n’y a presque pas un élève de nos lycées ou collèges qui puisse dire un mot d’anglais ou d’allemand, s’il lui arrive au terme de ses études de passer la Manche ou le Rhin.

Notre confrère londonien est l’heureux père de cinq enfants, dont l’aîné a dix-huit ans et le plus jeune neuf ans. Les trois plus âgés avaient déjà quelques notions de francais, puisées dans les méthodes ordinaires ; mais les deux autres (treize et neuf ans) étaient, le premier fort peu avancé dans cette étude ardue, et le second absolument étranger à notre langue. Il convient de ne pas oublier que par ses genres arbitraires et par les désinences de ses verbes, c’est une des plus difficiles à apprendre.

L’expérience a consisté en ceci : mettre les cinq enfants à la disposition d’un professeur de français pratiquant la méthode Gouin, pendant six mois, à raison de deux heures par jour cinq fois la semaine et sans interrompre leurs autres études. Au terme du semestre, constater les résultats acquis par un examen quasi public.

Stead avait communiqué son projet à ses lecteurs il y a précisément six mois. Il vient de leur conter par le menu l’épreuve finale.

Un jury composé de professeurs pleinement compétents avait été convoqué chez lui. L’examen n’a pas duré moins de quatre heures, et ce n’était pas un examen ordinaire, comme on pourra en juger par le programme arrêté d’avance :

Donner en français le nom de tout objet montré au candidat.

Exprimer en français un acte ou un geste déterminé.

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Répéter en français une règle de grammaire énoncée par le maître.

Répéter en français une historiette que le maître vient de conter.

Conter en français un fait personnel se rapportant à une date indiquée par l’examinateur.

Lire un article de journal français ou une page d’un auteur français, et en donner la substance en français.

Demander en français des explications sur un mot inconnu.

Répéter d’emblée, en français, un récit ou un commentaire donné en anglais.

Expliquer en français ce qu’on ferait sur le sol français, en des circonstances données (en se présentant au guichet d’une gare, au bureau d’un hôtel, etc.).

Expliquer en français le sujet d’un dessin, d’un tableau.

Improviser en français la fin d’un récit commencé par le maître.

Conter deux fois la même histoire en termes différents.

Exécuter un calcul en français.

Faire en français l’analyse grammaticale d’une phrase prise au hasard dans un article de journal, spécialement en ce qui touche aux désinences des verbes.

Servir d’interprète à deux personnes dont l’une ignore le français et l’autre l’anglais.

Répéter en français une conversation tenue par des tiers en anglais.

Servir de moniteur pour enseigner à un élève plus jeune une règle de grammaire française.

Ecrire en français une lettre ordinaire (non technique).

On peut le demander à tous les examinateurs : combien de nos candidats aux écoles spéciales, après dix ans de collège, seraient en état de satisfaire à ces diverses épreuves, en anglais ou en allemand ? On ne les exige guère chez nous qu’aux examens d’aptitude à l’enseignement des langues vivantes.

Eh bien, tous les enfants de M. Stead, depuis le plus jeune jusqu’à l’aîné, sont sortis victorieusement de ces difficultés. Ils ont parlé couramment français, avec un accent convenable, lu un article de journal ou une page de Monte-Cristo, répété une anecdote, improvisé un récit, écrit une lettre, expliqué une règle grammaticale, demandé un wagon réservé, une côtelette ou un fauteuil d’orchestre, comme s’ils avaient vécu depuis la première enfance autour du lycée Condorcet. On a même noté que le plus petit, celui qui n’avait aucune notion préalable de langue française prise, par les yeux, dans un livre, était le triomphateur de cet enseignement oral d’un semestre. Son accent était le plus correct, et, mieux que les autres, il montrait qu’il pensait en français.

Au total l’expérience semble décisive, en ce sens qu’aucune autre méthode ne paraît susceptible de donner des résultats aussi pratiques, dans le même laps de temps, et spécialement quand il s’agit d’une langue aussi difficile à apprendre que le français.

Elle n’a rien assurément qui puisse surprendre : s’il y a une méthode naturelle et logique pour l’enseignement des langues vivantes, c’est l’éducation par l’oreille. On peut même s’étonner à bon droit que cela ait l’air d’une découverte.

Z.

LE LIVRE
LE LIVRE

Les Annales politiques et littéraires de Jules Brisson, 1883-1971

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