« La caricature »


Caricature de Jules Vallès par André Gill parue dans La Lune du 14 juillet 1867

Le New York Times a annoncé lundi 10 juin qu’il ne publierait plus de dessins politiques dans son édition internationale, un peu plus d’un mois après une polémique liée à une caricature du Premier ministre israélien Benjamin Nétanyahou.

La caricature est pourtant un art nécessaire, répète le journaliste et homme politique Jules Vallès dans un long article publié le 23 novembre 1865 dans Le Figaro. Qu’elle vise juste ou qu’elle soit méchante et calomnieuse, il ne faut pas priver l’honnête homme de sa dernière arme, l’ironie ; de son dernier droit, le rire.

Nous avons besoin, dans ce monde, d’être applaudis plus souvent que sifflés, et je ne sache rien qui donne du courage aux vaillants et amuse les tristes comme cette caricature maligne ou cruelle qui saisit au vol les ridicules et les sottises pour les clouer sur le papier par l’aile ou la patte, avec le bec d’une plume ou la pointe d’un crayon.

Tant pis pour ceux qui sont atteints et à qui la plaisanterie fait saigner des verrues ! Qu’il y ait cruauté ou justice, que la plaisanterie porte à faux ou frappe juste !… Qu’importe ! Si la caricature a trouvé le défaut et qu’elle atteigne à la vérité par le trou de la cuirasse, n’est-il point heureux qu’un artiste se soit trouvé là pour venger ainsi bon sens, justice ?

Si l’on ricane par méchanceté ou par bêtise, celui sur lequel on aura visé aura pour lui les rieurs et les honnêtes gens, et il devra être non pas triste, mais fier d’en être là qu’on ait besoin de mentir pour l’attaquer et de le calomnier pour le vaincre ! C’est un danger, c’est un honneur.

Le ridicule tue, dit-on. Qui donc ose répéter encore ce proverbe stupide et faux, et montrez-moi l’homme que le ridicule a tué : historien ou représentant, avocat ou journaliste, romancier ou critique ? Qui donc ?
Pour regarder seulement autour de nous, est-ce que les plaisanteries, fines ou mauvaises, de triste ton ou de bon goût, qu’on a faites sur l’un, sur l’autre, sur la laideur de Crémieux, les cheveux de Pierre Leroux, les oreilles de Sarcey ou le courage de Champfleury ont empêché MM. Crémieux, Pierre Leroux, Sarcey et Champfleury de conquérir une réputation ou de garder leur gloire ? À qui tout ce tapage et ces charivaris ont-ils enlevé une once d’estime, un grain de talent ? Ne faut-il pas dire plutôt que toutes ces farces qualifiées par les borgnes d’injures ont mis en relief le caractère et le mérite de ceux qu’atteignaient leurs flèches ! Tout le monde n’a pas la tête assez dure pour qu’on puisse longtemps s’essayer sur elle, et n’est pas cible qui veut dans le pays de la médisance ou de la diffamation.

Laissons donc de côté cette sottise, et jetons au feu comme des guenilles nos craintes et nos rancunes. Saluons d’un sourire, dût-il être un peu forcé, toutes les attaques qui ont un air de gaieté. Pour moi qui ai l’amour de mon art, alors même que le ridicule m’atteint (et s’il m’atteint, je l’ai mérité !), j’éprouve la joie heureuse de l’artiste quand je sens entrer dans mes ridicules une arme luisante. En acceptant ainsi l’ironie qui vous touche, on passe à travers la vie, la tête fraîche et la main ouverte. L’orgueil panse les souffrances de la vanité, et l’on est le premier à rire de la perspicacité maligne de l’ennemi ! On fait mieux que d’en rire, on en profite. Voilà aussi pourquoi j’aime toutes les formes de l’ironie, adoucies, violentes, polies, barbares. Elle ne fait peur qu’aux faibles, et elle est la leçon et l’honneur des forts.

L’Histoire de la Caricature par M. Champfleury est surtout consacrée à la glorification de Daumier. Je parlerai donc de Daumier.

[…]Champfleury a fait revivre le Daumier de jadis, et toutes mes appréhensions sont tombées, il a ouvert devant moi ses cartons, et je suis resté étonné et comme effrayé en face de cette œuvre étrange où l’on écrase les bosses, où l’on élargit les plaies à coup de gaieté, d’audace. L’artiste taille son crayon avec une lame de couteau ou le fer édenté d’une scie, marquant chaque page à son empreinte, et de son pouce ennoblissant les têtes ou avilissant les masques ! On ne dirait pas que c’est un dessin, mais une sculpture, il n’a pas seulement tracé les lignes, mais pétri les têtes ; je vois sous son pouce les chairs qui enfoncent et j’entends les os qui craquent.Champfleury s’attache principalement à faire valoir la série des caricatures politiques publiées après 1830. C’est en effet un musée curieux que celui-là. On y voit exposés comme des criminels, accrochés comme des pendus, hideux, grotesques, tous ceux qui furent à cette époque l’effroi du peuple.

Rien qu’à les voir, il vient des idées de dégoût et de haine.

[…]

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La caricature ne doit croire à rien et dans la querelle se moquer de la majesté de Junon comme de la laideur de Vulcain, rire non pas seulement des gens d’en haut mais aussi des gens d’en bas, ne pas s’arrêter au rire comique, fustiger encore les vertus terribles.

Le Daumier, interprète de l’opposition jacobine et militaire, faisant le coup de crayon comme d’autres faisaient le coup de fusil, me plaît moins, je le déclare, que le Daumier qui dessine l’Iliade grotesque du monde antique.

À la bonne heure ! c’est l’ironie joyeuse, le rire ardent ! On fouette ceux qui ont été des dieux ! La caricature est dans son rôle, elle ramène au niveau du sol ceux que les peuples jeunes adoraient dans l’espace, elle fait aux maîtres du monde, pendant des siècles, des dos bombés, des mains débiles. C’est le bon terrain ! On ne circonscrit plus la bataille ; le ridicule ne tient pas dans la redingote d’un satisfait, l’héroïsme dans l’habit d’un bousingot, on ébranle tout ce qui est autel de circonstance, Dieu d’occasion ! Tous les pasteurs de peuple, les apôtres et les pontifes, tout le monde des pédants et des pleurards sont atteints par le coup de crayon joyeux, hardi, qui par la gaieté corrige l’enthousiasme et tient en garde contre les héroïsmes et la divinité ! Nous ne pouvons pas toucher au Calvaire. Voyez l’Olympe !

Robert Macaire, comme Calchas, joue son rôle dans l’œuvre de Daumier, et c’est merveille que la caricature ait popularisé ce type de filou bizarre, espèce de Falstaff tragique qui se plaît dans la boue comme son frère d’Angleterre dans le vin, et vide les bourses avec l’insouciance que l’autre met à vider les fioles. Il roule jusqu’au crime comme un tonneau, et écrase en route les corps, les têtes ! Mais de quel pied puissant le caricaturiste l’a poussé ! Comme il a complété Frédérick ! S’il y a encore des gogos pour se laisser plumer, ce n’est pas la faute de Daumier. Ne vous a-t-il pas montré le vendeur d’orviétan ou le lanceur d’actions, battant la caisse sur vos bedaines gonflées ou vos têtes vides ! Ne vous consolez pas de votre ruine en vous disant qu’il sera châtié et que la justice vous vengera.

— Il y a des gendarmes dans le pays, fait observer à un moment donné Bertrand qui a peur.

—Des gendarmes, dit Robert Macaire, tant mieux, ils te prendront des actions.

Voyez-le, bouffon, cynique, assassin, farceur, saignant le pauvre monde par tous les bouts ! C’est Bilboquet, c’est Saltabadil, il ricane, il prêche, il carotte, il tue ! Vous le reconnaîtrez maintenant ! Serrez vos clefs, fermez vos armoires, garde vos titres.

Il y aurait une étude curieuse et hardie à faire sur tous ces types de la caricature moderne, il faudrait les prendre l’un après l’autre pour montrer comment ils ont influé sur les mœurs d’un peuple.

Eût-elle seulement fait rire, la caricature aurait droit à notre reconnaissance ! Notre génération a traversé des heures douloureuses, passé par des chemins sanglants. Il a été bon que des éclats de rire partissent à travers ce bruit de batailles, et qu’un peu de gaieté couvrît les tristesses, vengeât les défaites.

 

 

J’entends dire, hélas ! que la caricature se meurt et qu’elle est morte ; les censeurs la surveillent ! Pourquoi ? Quel danger le pouvoir voit-il, tandis qu’il conduit le char, à ce que Triboulet grimpe derrière et fasse des niches aux passants, et même au roi ! Est-ce que François Ier se fâchait ? Ah ! s’il avait toujours écouté Triboulet !

Empêche-t-on l’esprit d’aiguiser ses flèches, les mots méchants de courir et d’arriver ? Ne forge-t-on pas dans les salons ou le long du ruisseau des pointes qui tuent et qui déchirent ?

Nous aimons à faire des épigrammes en France, et plus on nous les défend, meilleures elles sont. L’ironie au vent de la liberté écarte, et quand on la comprime, elle fait balle.

Nous ne vous demandons que le droit de rire un peu ! c’est la consolation des pauvres et toute la vengeance des vaincus.

Le droit de rire, s’il vous plaît ! de rire de l’un, de l’autre ; de celui-ci, de celui-là ; de vous, de moi !

Nous tirerons sur tout le monde.

Je m’aperçois que je n’ai point parlé du livre de M. Champfleury. C’est la faute de l’auteur. J’aurais voulu, qu’il m’obligeât justement à faire sous ses pas cette étude, dont je parlais tout à l’heure, sur Robert Macaire, le nouveau Prudhomme, le père Mayeux, tous ces représentants ronds, carrés, tordus, d’une société malade.

Il n’a point essayé cette analyse, et son volume n’est qu’un recueil d’articles consciencieux, aimables, mais qui ne donne point une pensée ferme, et d’où ne se dégage pas une affirmation hardie. Comme histoire de la caricature moderne, l’œuvre n’est pas complète : comme portrait de caricaturistes et peinture des types, c’est incomplet encore. M. Champfleury est justement un de ceux que la caricature a le plus mordus, et qui ont ri le plus volontiers des épigrammes finement taillées et des plaisanteries joyeuses. Il a répondu par l’indifférence et la victoire. J’espérais qu’il aurait dit, avec autorité et en insistant, ce que j’essaie de dire en courant, ou à savoir que la caricature est le correctif nécessaire de l’enthousiasme aveugle, que tout d’ailleurs dans le monde est mélangé de sourires et de pleurs.

On a assez d’armes contre nous, nous n’en demandons qu’une, qui sera notre baïonnette : l’ironie.

Jules Vallès

 

 

LE LIVRE
LE LIVRE

Le Figaro de Maurice Alhoy et Etienne Arago, 1826-

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