« Le charme de Sainte-Sophie »


Le plus haut tribunal administratif de Turquie a ouvert ce vendredi 10 juillet la voie à la transformation de l’ex-basilique Sainte-Sophie en mosquée, en révoquant son statut actuel de musée. Une perspective qui suscite l’émoi des orthodoxes, russes et grecs notamment.
En 1913, alors que Sainte-Sophie est une mosquée depuis plus de quatre siècles, l’historien et spécialiste de l’Empire byzantin Charles Diehl, assurait dans Le Gaulois, lui aussi, qu’elle devait son charme à son passé chrétien et qu’elle n’était pas adaptée à la foi musulmane.


Construite par Justinien pour être un temple de la sagesse divine, Sainte-Sophie, aujourd’hui, est une mosquée d’Islam. Mais, parce qu’elle n’est point une mosquée comme les autres, parce que, sous sa haute coupole, quelque chose de son passé chrétien est resté, Sainte-Sophie a un charme tout particulièrement émouvant.

À la Suléimanié, à la Bayezidié, dans les mosquées somptueuses dont les Sultans d’autrefois ont couronné Stamboul, l’Islam est chez lui et domine en maître. À Sainte-Sophie, il semble toujours un étranger, presque un intrus. Le mihrab, qui marque la direction de La Mecque, ne coïncide point avec le fond de l’abside ; les tapis et les nattes sur lesquels se prosternent les fidèles se disposent obliquement sur le grand axe de l’église : comme si pour adapter l’édifice au culte du vainqueur, il avait faillu en rompre les lignes maîtresses et lui faire une sorte de violence. Et on a eu beau s’efforcer à chasser de Sainte-Sophie tout ce qui rappelait son origine, on a eu beau parer la basilique d’un décor parasite d’Islam : sous le badigeon ottoman transparaissent toujours les mosaïques anciennes, qui jadis donnaient au sanctuaire une incomparable splendeur. Sur les pendentifs qui soutiennent la coupole, à la courbe des voûtes et des absides, on voit flotter, comme à travers un brouillard blanchâtre, des figures d’archanges, de saints, de chérubins. Au tympan de la porte royale, le Christ trône majestueusement ; à ses pieds, un Empereur, étincelant de pourpre et d’or, incline pieusement son front jusqu’à terre ; et de cette vision entrevue, tout un passé mort semble renaître, onze siècles d’histoire évanouis, et d’une histoire qui fut tour à tour glorieuse, magnifique et solennelle.

Jadis, ces voûtes de Sainte-Sophie ont vu la pompe des couronnements impériaux, le patriarche et l’Empereur s’avançant processionnellement parmi les vapeurs de l’encens et le flamboiement des cierges, et, dans la haute plateforme dressée au centre de la basilique, le chef de l’Église bénissant la couronne et la plaçant sur la tête du maître de l’Empire, pendant que la foule criait : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux, paix sur la terre » et souhaitait de longues et prospères années au nouvel autocrator des Romains. Jadis, ces voûtes de Sainte-Sophie ont vu la splendeur des cortèges innombrables, lorsque, aux jours des grandes fêtes chrétiennes, l’Empereur, avec sa Cour aux costumes éclatants, venait pieusement offrir à Dieu des présents et des prières. Jadis, ces voûtes de Sainte-Sophie ont vu les magnificences de la liturgie orthodoxe, où l’harmonie des chants sacrés, se mêlant à l’éclat des lumières et aux mouvements rituels des prêtres frappait d’admiration et d’étonnement les barbares qui venaient à Byzance.

Lorsque, vers la fin du dixième siècle, Vladimir, grand prince de Kief, songeant à abjurer le paganisme, envoya des boyards à travers le monde à la recherche de la meilleure des religions, ce furent les beautés de Sainte-Sophie qui décidèrent de la conversion des Russes. La tradition raconte qu’invités à assister aux cérémonies religieuses de la grande église, les envoyés du souverain barbare crurent voir, à travers les vapeurs bleuâtres de l’encens, dans l’éblouissement des cierges, les anges eux-mêmes se balançant dans les airs au-dessus de l’iconostase d’argent et mêlant à la voix des prêtres orthodoxes des chants mystérieux et divins. Et comme ils interrogeaient, stupéfaits de ces apparitions merveilleuses : « Si vous connaissiez, leur répondit-on, les mystères de la religion chrétienne, vous sauriez que les anges du Seigneur descendent journellement du haut du ciel pour célébrer avec nos prêtres les offices sacrés ». À ces arguments ingénieux, l’imagination slave ne résista point. La splendeur de Sainte-Sophie, à elle seule, avait conquis leurs âmes à la foi chrétienne.

Ainsi, chaque pas fait sous ces voûtes évoque des souvenirs d’histoire. Parcourez ces galeries supérieures où, jadis, l’Impératrice byzantine tenait, à certains jours de fête, sa cour féminine vous y lirez, gravée sur le marbre, l’inscription qui marque la place de « la très pieuse patricienne Théodora ». Et encore qu’il y ait eu bien des Théodora à Byzance, l’imagination où une seule Théodora a laissé quelque mémoire s’amuse à retrouver la place où s’assit la favorite et l’associée de Justinien. Parcourez les nefs latérales dans la pénombre lumineuse, vous y trouverez, inscrit sur une dalle de marbre, le nom du sage Henri Dandolo. Et encore que l’inscription date d’un demi-siècle à peine et que Mahomet II ait fait disperser les ossements du plus illustre des souverains de Venise, brusquement, à côté du passé byzantin, un autre passé sort ici de l’ombre, celui où les Latins d’Occident conquirent Constantinoople et où, sous les voûtes de Sainte-Sophie, un comte de Hainaut et de Flandre fut sacré comme le successeur des Empereurs byzantins. À la beauté que lui donnent ses lignes harmonieuses, l’éclat de ses marbres multicolores, splendeur de ses ors pâlis, Sainte-Sophie ajoute un charme de plus, celui qu’elle doit à l’histoire. Aussi longtemps qu’a duré l’empire byzantin, la grande église a été, à Constantinople, le centre de la vie religieuse et la métropole de l’orthodoxie. Et c’est pour cela qu’aujourd’hui encore, chez tous les peuples à qui elle a transmis le christianisme, les cœurs s’en vont vers la coupole de Sainte-Sophie avec un frémissement et une espérance.

C’est pour cela aussi que les Turcs ne l’aiment point. Antérieure à l’Islam, antérieure à la conquête, Sainte-Sophie, dans Stamboul musulmane, est le souvenir et le symbole d’un autre passé. Le nom même, Aga Sofia, qu’elle a conservé jusque parmi les musulmans, rappelle le temps où Constantinople n’était point une capitale ottomane et on a eu beau couronner sa coupole d’un croissant, sur son dôme byzantin l’orthodoxie entière voit toujours flotter la croix d’or du Christ. Et c’est pour cela que, tandis qu’ils entretiennent avec soin les grandes mosquées de l’Islam, les Turcs considèrent Sainte-Sophie avec quelque indifférence et la conservent négligemment. Or, depuis près de quatorze siècles qu’elle se dresse sur le sol de Constantinople tant de fois ébranlée par les tremblements de terre, la grande église, tant de fois réparée, restaurée, a perdu quelque chose de sa solidité première. Il faut le dire avec une franchise brutale, Sainte-Sophie, aujourd’hui, menace presque ruine, et de cette ruine menaçante beaucoup ne prennent que peu de souci. On a, je le sais bien, convoqué récemment des commissions internationales d’architectes, qui ont rédigé sûr la question des consultations très savantes ; j’ai grand peur que ces rapport admirables aient été suivis jusqu’ici de peu d’effet. J’en ai peur surtout quand j’entends certains propos qui semblent presque sacrilèges, tel que celui-ci recueilli, il y a peu de jours, sur les lèvres d’un haut personnage du monde politique ottoman. Je lui parlais de cette Sainte-Sophie monument d’art incomparable, de sa beauté unique de son charme émouvant, de tant de souvenirs d’histoire dont elle est pleine et du risque grave qu’elle courait ; et je vois encore la courte flamme de colère qui s’allumait aux yeux de mon interlocuteur, tandis qu’il répondait : « Après tout, quand elle s’écroulerait. N’est-elle pas la source de tous nos malheurs ? »

 

Charles Diehl de l’Institut

 

LE LIVRE
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Le Gaulois de Henry de Pène et Edmond Tarbé des Sablons, 1868-1929

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