Christopher Hitchens, le mythe et la réalité

L’annonce du décès du journaliste et critique anglo-américain Christopher Hitchens, le 15 décembre 2011, a donné lieu à un flot impressionnant d’hommages et de commentaires, au début presque tous hyperboliquement élogieux, plus mesurés et sévères à mesure que le temps passait. Un tel déferlement de réactions n’a rien d’étonnant : mort à l’âge de 62 ans d’un cancer de l’œsophage diagnostiqué un an et demi auparavant, conséquence d’un mode de vie qu’il qualifiait lui-même de « bohême » et impliquait une consommation extraordinaire d’alcool et de cigarettes, Christopher Hitchens était l’essayiste politique et littéraire contemporain le plus connu du monde anglo-saxon, du fait notamment de ses prises de position radicales et de ses multiples et mémorables apparitions à la télévision, largement relayées par internet. Personnalité haute en couleur suscitant autant d’exaspération que d’admiration, il était en un mot une célébrité, ce qui conduit immédiatement à s’interroger sur le degré exact et la nature véritable de son talent.

Christopher Hitchens était-il, comme l’affirment ses adulateurs, un génie littéraire et la conscience morale du monde occidental, ou comme le soutiennent ses détracteurs un histrion provocateur, anticonformiste par principe, opportuniste et avide de publicité ? Ni l’un ni l’autre, en vérité, ou un peu des deux choses à la fois. Assurément « le critique le plus doué de sa génération », il était aussi devenu, avec sa complicité plus qu’active, un personnage public hautement controversé et très heureux de l’être, goûtant avec une satisfaction non dissimulée les joies souvent douteuses de la notoriété.  

Dans le procès en authenticité qu’on est tenté d’instruire à son sujet, une pièce importante à verser au dossier est son dernier livre, plus précisément le dernier en date : intitulé Arguably (terme qu’on peut traduire, selon les cas, par « on peut le dire », « sans doute », « probablement »), et sorti de presse au moment où son auteur se savait déjà condamné, il n’est en effet pas appelé à être son ultime ouvrage, puisqu’on annonce déjà la parution au début de 2012, sous le titre Mortality, d’une collection posthume des belles réflexions sur la maladie et la mort qu’il a publiées dans le magazine Vanity Fair durant les mois où cette question était assez naturellement devenue son principal objet de méditation.

Épais volume de plus de 700 pages, Arguably rassemble une sélection d’articles rédigés au cours des cinq dernières années : s’exprimant oralement en paragraphes impeccablement formés, Hitchens écrivait notoirement avec une déconcertante facilité, et sa production a toujours été d’une spectaculaire abondance. Comme les quatre recueils qui l’ont précédé, ce livre permet de se faire une excellente idée du Christopher Hitchens commentateur politique et critique littéraire, davantage encore, d’ailleurs, du second que du premier, parce qu’au fur et à mesure que les compilations se succédaient, la place qu’y occupait la critique n’a cessé d’augmenter, pour représenter ici près des deux tiers de l’ouvrage.

Déboulonnage d’idoles

Avant de se pencher sur ces deux volets de ses activités, il peut toutefois être utile de dire un mot de deux autres facettes du personnage, dont la première a tout particulièrement contribué à sa réputation sulfureuse : le pamphlétaire et polémiste, le biographe et mémorialiste. Dans les années qui ont suivi son installation aux États-Unis (pays dont il a fini par prendre la nationalité), Christopher Hitchens, qui avait été jusque là essentiellement un journaliste militant de gauche spécialisé dans la politique européenne et internationale et un grand reporter couvrant entre autres les conflits du Moyen-Orient, s’est fait connaître du monde entier par une série de pamphlets relevant du genre toujours très populaire du « déboulonnage d’idoles ». Après s’en être pris à la famille royale britannique, il a violemment attaqué dans trois ouvrages successifs Mère Teresa, Bill Cinton et Henry Kissinger, respectivement accusés d’être une fanatique réactionnaire, un menteur invétéré et un criminel de guerre.

S’appuyant sur un solide travail d’investigation, Hitchens défendait dans les trois cas sa thèse sans nuance à l’aide d’un déploiement d’arguments d’avocat de prétoire, le plus souvent pertinents, toujours habiles et parfois retors, soutenus par ce que le genre exige inévitablement de mauvaise foi. Les faits qu’il reprochait aux personnes qu’il mettait en cause et les traits de personnalité qu’il pointait chez elles sont suffisamment avérés pour conférer à ces petits ouvrages une réelle consistance. S’ils lui ont assuré un succès de scandale en partie recherché, le caractère outrancier des diatribes qu’ils contiennent, entonnées au nom de la défense de la vérité, tend cependant à réduire leur intérêt et à amenuiser leurs chances de passer à la postérité. À quelques exceptions près, comme le J’accuse d’Émile Zola ou les Lettres provinciales de Pascal, la littérature de dénonciation vieillit généralement mal.

Plus récemment, déjà devenu un auteur fameux et une vedette des médias, Christopher Hitchens, dans son ouvrage le plus connu et traduit (un des rares de lui qui existent en version française), Dieu n’est pas grand, a engagé une offensive en règle contre la religion. Athée de toujours, confronté à la montée du fondamentalisme protestant aux États-Unis et de l’intégrisme musulman dans le monde, sensibilisé aux effets de ce dernier par la fatwa lancée par les autorités religieuses iraniennes à l’encontre de son ami Salman Rushdie, Hitchens s’est jeté dans ce qu’il est difficile de décrire autrement qu’une croisade contre la foi, plus particulièrement sous la forme qu’elle prend dans ce qu’il appelle les  « religions organisées », terme par lequel il désigne avant tout les trois « religions du livre », le christianisme, le judaïsme et l’islam. En quelques mois, aux côtés des trois autres membres d’un groupe surnommé « Les quatre cavaliers de l’anti-Apocalypse » comprenant le théoricien de l’évolution Richard Dawkins, le philosophe Daniel Dennett et le neuroscientifique Sam Harris, il est devenu un des fers de lance du « nouvel athéisme », poussant le zèle prosélyte et cette sorte de provocation dont il avait un goût prononcé jusqu’à présenter son ouvrage et défendre ses idées dans la région américaine conservatrice de la Bible Belt.

À l’encontre de la religion, Hitchens mobilise avec brio une argumentation des plus classiques, dans le droit fil des réflexions du rationalisme des Lumières et d’athées militants déclarés comme Bertrand Russel, en montrant combien elle est une invention humaine. Après avoir évoqué les aspects métaphysiques (les « preuves philosophiques » de l’existence de Dieu), et scientifiques (les thèses « créationnistes ») de la question, il met résolument l’accent, à sa manière manichéiste, sur sa dimension morale : pour lui, la religion est d’abord et avant tout la source première de la souffrance et du mal dans le monde. Face à une entreprise de ce genre, tout en admirant le cas échéant l’exercice, on peut s’interroger sur son utilité. À qui Hitchens s’adresse-t-il exactement ? Ceux qui partagent ses opinions n’ont guère besoin des explications qu’il prodigue, qui leur sont parfaitement familières, et ceux qu’il voudrait persuader ne seront jamais ébranlés dans leurs convictions, parce que la religion relève par définition de l’irrationnel et que, là où c’est leur foi qui en cause, les croyants sont imperméables au raisonnement. Dans son combat contre la religion, Hitchens a dépensé une énorme quantité d’énergie dont on ne peut pas s’empêcher de penser qu’elle aurait pu être employée bien plus utilement ailleurs.

Un mélange d’autoportrait et de panégyrique têtu

Parmi les autres ouvrages de Christopher Hitchens qui ne sont pas des collections d’articles figurent trois courtes monographies sur Thomas Jefferson, Thomas Paine et George Orwell. Assez superficiels et entachés d’erreurs factuelles, ces livres n’ajoutent pas grand chose à sa réputation. C’est particulièrement le cas pour l’ouvrage sur Orwell, dont on aurait pu attendre beaucoup compte tenu du culte que lui vouait Hitchens, mais dans lequel on apprend en vérité bien plus sur Hitchens lui-même que sur Orwell, beaucoup moins, à coup sûr, que dans les excellentes biographies de l’auteur de 1984 par Bernard Crick, Jeffrey Meyers, Gordon Bowker et D.J. Taylor. Également décevantes sont les Letters to a Young Contrarian, intéressante distillation des vues d’éthique littéraire et politique d’Hitchens, dans laquelle celui-ci laisse malheureusement libre cours à sa tendance spontanée au « name-dropping ».

Dans un genre proche, sous un titre qui fait référence à la fois au surnom sous lequel il est connu (« The Hitch ») et au célèbre roman satirique de Joseph Heller Catch 22, Hitch 22 n’est pas à proprement parler une autobiographie ou un livre de souvenirs (Hitchens y laisse complètement dans l’ombre des pans entiers de sa vie – il ne mentionne par exemple même pas son premier mariage), mais un mélange d’autoportrait et de panégyrique têtu, sans la moindre trace de doute ou de regret, de son parcours politique et de ses vues dans ce domaine. Le caractère personnel de l’ouvrage, émouvant dans le chapitre consacré à sa mère, et l’écriture aussi brillante que toujours, rachètent difficilement l’impression pénible que suscitent le ton d’autosatisfaction de nombreux passages, le plaisir visible qu’Hitchens prend à raconter des épisodes peu glorieux de sa vie et à se livrer à ce qu’il faut bien appeler de bas commérages, et la lourdeur emphatique des compliments qu’il adresse à ses amis de jeunesse Martin Amis, Ian Mc Ewan et James Fenton.

On découvre aussi les aspects les moins avenants de sa personnalité, comme sa vision dans l’ensemble assez réductrice et conservatrice des femmes, si éloquent qu’ait pu être par ailleurs son plaidoyer pour leur émancipation dans les pays musulmans. Katha Pollitt la stigmatisera dans un hommage posthume très critique. Après avoir judicieusement souligné que son alcoolisme n’avait rien d’admirable, relevant qu’il avait toujours vécu dans un monde outrageusement masculin (lorsqu’il n’était pas à sa table de travail, Christopher Hitchens n’était jamais aussi heureux qu’en compagnie d’autres intellectuels mâles, pour d’interminables discussions polémiques ou érudites), celle qui avait été sa collègue durant vingt ans cite à sa charge à cet égard ses déclarations sommaires et simplistes sur l’avortement, ainsi que le fameux article de Vanity Fair  « Pourquoi les femmes ne sont-elles pas drôles ? », dans lequel, en réponse à la question, il avançait l’explication pseudo-darwinienne que les hommes doivent faire rire les femmes pour les séduire, et non l’inverse.

Le meilleur de Hitchens et le pire

Mais revenons à Arguably. De cet ouvrage, il a été dit qu’il contenait « le meilleur de Hitchens et le pire ». Beaucoup du premier, par bonheur et (relativement) peu du second. Le pire, ce sont les articles politiques qu’il a publiés durant les dernières années. Généralement courts, et parus dans le journal électronique Slate, ils portent l’empreinte du dernier Christopher Hitchens, celui dont l’attentat du 11 septembre 2001 à New York a été le chemin de Damas et qui a mis sa plume au service de la guerre contre la terreur engagée par le gouvernement de George Bush. En réalité, Hitchens n’avait pas attendu cet événement pour prendre ses distances vis-vis du communisme trotskyste de sa jeunesse, dont il était déjà éloigné au moment de son apparente spectaculaire « conversion ». Il n’est par ailleurs assurément pas le seul intellectuel de gauche ou modéré à avoir défendu l’intervention américaine en Irak au nom de la démocratie et de la lutte contre la tyrannie (Adam Michnik, Václav Havel, Michael Ignatieff, pour n’en citer que quelques-uns, l’ont également soutenue).

Ce qui le distingue dans cette affaire, c’est le style comminatoire, exagéré et brutal dans lequel il s’est exprimé, qui a certainement beaucoup contribué à lui aliéner la sympathie de ses anciens collègues des hebdomadaires progressistes anglais The New Statesman et américain The Nation, ainsi qu’à le brouiller avec des amis de longue date comme Gore Vidal (qui l’avait intronisé comme son dauphin), Noam Chomsky ou Edward Saïd. C’est aussi l’opiniâtreté avec laquelle il a défendu ses positions, même après qu’il fut devenu évident que l’Irak ne possédait pas les armes de destruction massive invoquées comme justification par le gouvernement américain pour y intervenir, et surtout l’étonnante coexistence, dans son esprit et ses écrits, de ses antipathies de toujours et des nouvelles qu’il s’était découvertes. Dans une large mesure, Hitchens n’a pas remplacé ses anciens ennemis par des nouveaux, il a plutôt ajouté les seconds aux premiers au nom de sa haine contre toutes les formes d’oppression et de totalitarisme, y compris l’oppression religieuse et ce qu’il s’obstinait à appeler « l’islamo-fascisme », persistant contre toute évidence historique à placer cette doctrine d’existence contestable sur pied d’égalité dans l’horreur avec le nazisme et le stalinisme.

Comment expliquer une telle attitude ? Dans un article pénétrant significativement intitulé The Believer (« Le croyant »), qui constitue une des meilleures analyses de ses idées et de son évolution politiques, son ami l’écrivain hollando-britannique Ian Buruma avance l’hypothèse qu’au fond de lui-même, Hitchens, par tempérament et à l’instar de beaucoup d’anciens révolutionnaires, loin d’être le rebelle naturel qu’il affirmait (et aurait aimé) être, était plutôt un suiveur, et qu’en en dépit de son goût affiché pour l’argutie et de sa dévotion ostensible envers le rationalisme, il était en réalité « un homme de foi ». Parce qu’ils prennent volontiers la forme d’une suite d’invectives, d’affirmations fracassantes et de slogans entrelacés d’arguments spécieux, les textes politiques les plus brefs repris dans Arguably ne sont donc guère convaincants. On retrouve heureusement le meilleur Hitchens, le grand reporter extraordinairement bien informé, remarquable observateur capable de lire et d’interpréter l’actualité à la lumière de l’Histoire, dans une série de textes plus longs, originellement publiés dans The Atlantic et Vanity Fair, dont  un  article sur la situation politique en Iran, un autre sur la condition des femmes en Afghanistan, un reportage poignant et indigné sur les conséquences tardives de l’utilisation du défoliant « agent orange » au Vietnam, et une éloquente réflexion sur le thème du partage des territoires, dans laquelle il montre de quelle façon un grand nombre de « lignes de front » et de « points chauds » du globe coïncident avec des frontières autoritairement et arbitrairement tracées dans le passé par l’Empire britannique.

Familiarité avec la science

Ce dernier texte est farci de références littéraires et historiques, dans un style qu’illustrent bien mieux encore les échantillons de critique qui composent la plus grande partie de l’ouvrage. Des critiques littéraires de Christopher Hitchens, la légende veut qu’elles témoignent de connaissances proprement encyclopédiques, quasiment universelles. En réalité, lorsqu’on prend la peine de lire ou relire tout ce qu’il a écrit dans ce registre au cours des vingt dernières années, on s’aperçoit que l’univers qu’il maîtrisait de loin le mieux (mais celui-là, il le connaissait à la perfection), c’était celui de la littérature de fiction et d’idées anglo-saxonne, plus particulièrement la littérature anglaise, de l’époque victorienne à nos jours.

À l’exception de Jorge Luis Borges, Albert Camus et quelques autres écrivains comme Stieg Larsson, dont il a brillamment analysé la trilogie Millenium, Hitchens s’est assez peu intéressé à des auteurs s’exprimant dans d’autres langues que l’anglais. Et lorsqu’il l’a fait, c’était le plus souvent dans une perspective anglophone : dans l’article sur Marcel Proust qui figure dans Love, Poverty and War, le précédent recueil de ses chroniques, il est davantage question des mérites comparés des traductions d’À la recherche du temps perdu par Terence Kilmartin et C.K. Scott Moncrieff que de Proust lui-même. Le compte rendu de la biographie de Newton par Peter Ackroyd repris dans Arguably atteste par ailleurs une certaine familiarité avec la science (qui le fascinait), l’histoire des sciences et le raisonnement scientifique, et Hitchens pouvait se montrer un « écrivain-voyageur » de la meilleure tenue, comme le démontrent deux articles sur Sunset Boulevard et la Route 66 qu’on trouve dans le Love, Poverty and War.

Dans l’ensemble, cependant, c’est lorsqu’il traite de ses auteurs britanniques favoris qu’il est le plus éblouissant. Ce sont aussi ceux sur lesquels il s’est prononcé le plus souvent. Dans Arguably et les précédents volumes apparaissent une série d’écrivains anglais sur lesquels il est régulièrement revenu au fil des années, commentant de nouvelles biographies ou la publication de recueils de correspondance avec une maîtrise chaque fois accrue : Graham Greene, Anthony Powell, Evelyn Waugh, George Orwell, Jessica Milford, Rebecca West, Steven  Spender, Aldous Huxley, W. Somerset Maugham, Philip Larkin, Oscar Wilde, P.G. Wodehouse – au moment de sa mort, il travaillait sur deux comptes-rendus des plus récentes biographies de Dickens et Chesterton –, des noms auxquels il faudrait notamment ajouter ceux de James Joyce, et, pour les Américains, Mark Twain, Upton Sinclair, John Updike, Saul Bellow et quelques autres. À côté de la littérature anglophone, trois sujets dont Christopher Hitchens possède une connaissance particulièrement étendue et profonde sont l’histoire de la Grande-Bretagne et des États-Unis, celle de la pensée politique et l’histoire de la langue anglaise. Parmi les pages les plus brillantes d’Arguably figurent donc celles qu’il consacre à des réflexions sur Benjamin Franklin, Abraham Lincoln et l’abolitionniste de l’esclavage John Brown, les idées d’Edmund Burke, le journalisme de Karl Marx et le révolutionnaire Victor Serge, ainsi que deux livres fondamentaux dans l’histoire de la langue anglaise, le dictionnaire de Samuel Johnson et la King James Bible.    

Un certain maniérisme

Une autre caractéristique souvent vantée des critiques de Christopher Hitchens est l’éclat de leur style, fréquemment comparé à celui des grands écrivains anglais. Ici aussi, la vérité est un peu plus nuancée. Incontestablement un des meilleurs stylistes contemporains, Hitchens écrivait avec panache dans une prose riche et colorée, précise et évocatrice, reconnaissable en quelques phrases et dont il usait avec une extrême virtuosité, comme dans cette description saisissante de l’univers de Philip Larkin, l’univers des classes populaires anglaises qui déprimait tellement Orwell et que nous ont fait découvrir les cinéastes Ken Loach et Mike Leigh  : « un monde misérable de nourritures insipides et de boissons fades, d’intérieurs tristes et surpeuplés, de plomberie extravagante, de cynisme renfrogné, de files interminables, d’hygiène choquante et de vacances lugubres et ruisselantes de pluie, ponctuées en permanence par la grossièreté et le philistinisme ».

Toute en méandres et d’une texture chatoyante, faite d’allusions, d’ellipses, de références plus ou moins explicites, de tournures idiomatiques, de doubles négations, de fausses interrogations, d’expressions parfois à la limite de l’opacité à force d’euphémismes, et de cascades de citations s’appelant mutuellement, qui surgissaient dans son esprit grâce à une mémoire quasiment photographique des lectures et des conversations, la manière d’écrire d’Hitchens, souvent envoûtante, qui empruntait beaucoup à l’éloquence politique et judiciaire, l’entraînait toutefois très facilement vers un certain maniérisme. Retenant un peu du style fleuri et de la musique d’auteurs classiques comme Edmund Burke, Edward Gibbon ou Thomas Macaulay, cette façon chargée de s’exprimer n’est pas rare dans la littérature anglaise - on en retrouve par exemple des échos chez Oscar Wilde et Winston Churchill ou, plus près de nous, dans les textes du critique et homme de télévision Clive James (un autre ami de jeunesse de Christopher Hitchens). À côté de la tradition illustrée par ces noms, on rappellera toutefois qu’il en existe une autre très différente, exploitant les ressources de la prose pure plutôt que celles du langage rhétorique ou poétique, prônant un style aisé et familier et visant à une expression simple et transparente, qui est celle des plus grands essayistes de la langue anglaise comme William Hazlitt, George Bernard Shaw, Bertrand Russel ou George Orwell.

En dépit de cette différence flagrante de style, on a pourtant souvent comparé Christopher Hitchens à Orwell, l’écrivain auquel il s’est le plus ostensiblement identifié et qui lui a servi de modèle toute sa vie. Justifiable par certains traits communs superficiels (tous deux issus de ce qu’Orwell lui-même décrivait comme la « lower-upper-middle-class », journalistes et critiques littéraires également prolifiques, il se sont l’un et l’autre intéressés aux questions situées à l’intersection de la politique, de l’histoire, de la morale et de la littérature), un tel rapprochement est en réalité peu approprié. Certes, les deux hommes partageaient la même passion pour la justice, la vérité et l’honnêteté intellectuelle. Par leur style de vie (Orwell était austère jusqu’à l’ascétisme), le ton de leur argumentation (posé dans un cas, véhément dans l’autre), leur caractère (respectivement introverti et extraverti) et leur manière d’écrire (délibérément sobre chez Orwell, flamboyante chez Hitchens), ils se situaient cependant aux antipodes l’un de l’autre.

La figure de H. L. Mencken

S’il fallait inscrire Christopher Hitchens dans une lignée d’auteurs anglais, ce serait plutôt, par-delà les différences idéologiques, celle d’écrivains comme Evelyn Waugh ou Kingsley Amis, comme lui « adolescents permanents », pour utiliser la formule de Cyril Connolly employée par Hitchens à propos du premier, deux hommes dont il avait le goût des amitiés masculines et de la formule assassine, la vision étroite du monde féminin, le penchant avéré pour l’alcool et le sarcasme, la tendance aux jugements sommaires et l’amour profond  de la langue anglaise.

Aux États-Unis, une figure à laquelle Hitchens fait irrésistiblement penser est celle du fameux journaliste de Baltimore d’origine allemande H. L. Mencken, dont il présente beaucoup de traits et reproduit de manière frappante les contradictions. Comme lui un esprit cultivé et curieux de tout s’abaissant facilement à d’atterrantes manifestations de mauvais goût, un artiste de la langue tombant souvent dans un style baroque à l’excès, un pourfendeur auto-proclamé du mensonge, de la bêtise, de la superstition religieuse de l’obscurantisme se rendant volontiers coupable de préjugés et de mauvaise foi, un misogyne défendant la cause des femmes, Mencken, que sa phénoménale productivité a fait décrire comme une « machine à écrire humaine », à l’instar d’Hitchens a payé cher sa passion pour l’alcool et le tabac (dans le cas d’espèce le cigare), puisqu’un accident vasculaire cérébral l’a réduit à l’aphasie, un sort spécialement tragique  pour un homme qui ne vivait que pour et par le langage.

Dans un compte-rendu d’une biographie de H.L. Mencken datant de 1994, Christopher Hitchens cite un extrait d’un texte que ce dernier a publié à la mort d’un autre journaliste américain, Ambrose Bierce, dans lequel il déplorait que le meilleur de ce qu’il avait écrit se trouve perdu au milieu de travaux médiocres « remplis d’épigrammes contre des crimes oubliés depuis longtemps et d’échos de vieilles et puériles controverses journalistiques ». Une telle affirmation, faisait remarquer Hitchens, pourrait également être formulée à propos de l’œuvre de Mencken. Il est terriblement tentant d’appliquer ce jugement à ce que Hitchens lui-même nous a laissé.

Le monde étant ce qu’il est, il n’est pas exclus du tout (il est même assez probable) qu’on se souvienne dans l’avenir de Christopher Hitchens comme d’un journaliste de gauche qui a défendu l’offensive militaire américaine en Irak et d’un athée de choc qui a osé s’attaquer à Mère Teresa. Avec un peu de chance, il restera toutefois dans les mémoires comme ce qu’il a incontestablement été de meilleur, un reporter engagé et extrêmement professionnel, un homme courageux et déterminé jusque devant la mort (il a littéralement écrit jusqu’à son dernier souffle, parce qu’écrire était sa vie), et un commentateur de talent exceptionnel de la littérature de langue anglaise.

Michel André

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