Colbert, ministre impeccable sur Wikipédia

L’article consacré à Colbert aurait pu être écrit il y a cent cinquante ans, alors que s’imposait l’image irénique d’un ministre impeccable, parfait archétype du grand commis de l’Etat, symbole de la réussite sociale conçue comme un exploit individuel. La France de la Troisième République, bourgeoise et méritocratique, était friande alors de ces modèles de comportement exemplaire : compétence, acharnement au travail, application au bien public, esprit d’économie, probité… 

Or toutes ces qualités se retrouvent et sont confirmées dans le Colbert « wikipédien » : « remarquable gestionnaire, il développe le commerce et l’industrie par d’importantes interventions de l’Etat » ; on insiste sur la « quantité de travail effectué, l’intelligence, la créativité ». Et bien plus : « tout passe par lui, il maîtrise tous les domaines en main : finances, industrie, commerce, marine, police, justice, administration, travaux publics, postes, agriculture, aménagement du territoire, culture ».

Donc, nul étonnement à le voir mettre un « terme aux déprédations de l’Etat ». Mieux encore, « il liquide les dettes de l’Etat ». Et chacun pourra constater, en lisant l’intégralité du texte, que les multiples exploits colbertiens sont dignes d’un Hercule du Grand Siècle… Sans doute, et ce sont là les seules ombres au tableau, est-il mentionné que « Colbert devient lui aussi adepte du népotisme et décide de créer son propre clan en plaçant ses proches à des postes clés, tel son frère Charles Colbert de Croissy ou son cousin germain Charles Colbert du Terron », et l’on apprend aussi qu’il avait amassé « une fortune considérable, qui s’élevait à environ dix millions ». Mais cette discrète critique ne saurait altérer la seule conclusion qui s’impose : « il laisse une image d’excellent gestionnaire ». Image, certes, mais que dire de la « réalité » ?


D’abord, ce qui frappe à la lecture de ce panégyrique, c’est la discrétion de Mazarin – la fortune de Colbert, dans tous les sens du terme, lui doit beaucoup – et l’absence presque totale de Louis XIV, comme si Colbert était le maître absolu de toutes les décisions, de toutes les initiatives, de toutes les actions. Et c’est un maître solitaire : aucune allusion n’est faite à une équipe, à une administration, aux conditions concrètes de réalisation du « colbertisme ». Or nous savons bien aujourd’hui, notamment par les travaux de Daniel Dessert  (Argent, pouvoir et société, publié en 1984), comment Colbert s’est trouvé au centre d’un système « fisco-financier » qu’il a renforcé et explique une grande part de sa politique.

Et dans sa dernière étude, Le Royaume de Monsieur Colbert (1661-1683) (Paris, Perrin, 2007), Dessert explique comment le ministre impeccable a mis en place dans le royaume un “ complexe sociofinancier protéiforme ” : à terme, ce système, fondé sur un “ lobby ” de parents, d’alliés et d’amis, tous dévoués à celui qui devint Contrôleur général des finances en 1665, a engendré un nouvelle façon d’exercer le pouvoir et d’administrer le pays, par un clientélisme accru, “ teinté de pratiques mafieuses ”. Ainsi, par exemple, est-il parvenu à contrôler la recette des tailles de seize généralités sur dix–neuf. Seuls Tours, Moulins et Amiens ne comportent aucun officier à sa dévotion. Cet agglomérat au sens strict, car cimenté par le sang et par l’argent autour de la personne de Colbert, a développé une gestion où les rapports d’homme à homme et la fidélité au patron ont éclipsé le service public. En fait le Colbert ministre, le Colbert législateur, celui qui réglemente, rationalise, optimise les secteurs qui lui sont confiés, est constamment démenti par le Colbert gestionnaire qui peut prospérer sans crainte, fort de ses réseaux souterrains de “ créatures ” toutes à sa dévotion.


Sans doute convient-il de ne pas passer d’un excès à un autre et de noircir exagérément l’image du ministre impeccable. Mais le propre du travail historique n’est-il pas de mettre en question des images, des stéréotypes attachés précisément aux « grands personnages » qui ont fabriqué la « nation France » ? De ce point de vue, la courte bibliographie proposée par Wikipédia est exemplaire aussi bien par ses manques (on ne trouvera nulle mention de Daniel Dessert) que par les livres cités, notamment celui qui bénéficie de la plus longue  et complaisante notice : « François de Colbert, Histoire des Colbert du XVe au XXe siècle, Grenoble, 2000,  préface de Jacques de Bourbon Busset, de l'Académie française. Introduction de Jean Meyer, Professeur émérite auprès de la faculté de Paris-Sorbonne. Prix Hugot de l'Institut de France, décerné par l'Académie française 2002 ».

L’auteur véritable de cet article s’est ainsi, sans doute, découvert, prouvant qu’on n’est jamais mieux servi que par soi-même : ne serait-ce pas tout simplement un héritier de Jean-Baptiste qui a rédigé la notice de son grand et illustre ancêtre ? Expert en népotisme, réseaux, relations familiales, mais aussi particulièrement attentif de son vivant à construire sa propre gloire, le Contrôleur général des finances de Louis XIV ne pouvait rêver mieux : continuer à soigner son image, par descendant  interposé, jusqu’au cyberespace wikipédien !


=> Pour comparer : lire les articles des encyclopédies Universalis et Britannica sur Jean-Baptiste Colbert

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