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La course à la « normalité »


La « vie normale », dont presque tout le monde semble souhaiter le retour, est une invention récente. Elle n’a pas plus de quelques décennies, et le concept de normalité lui-même date d’il y a moins de 200 ans.
Comme le notent les historiens australiens Peter Cryle et Elizabeth Stephens dans Normality : A Critical Genealogy, le mot « normal » n’a été popularisé dans la langue anglaise que dans les années 1840, avant d’être suivi par « normalité » quelques années plus tard. Le français les avait déjà adoptés en 1803 pour le premier et 1834 pour le second. Auparavant « normal » ne renvoyait qu’à la géométrie, héritage du latin norma qui désignait l’équerre et par extension l’angle droit.

L’invention du « normal »

 

Au début du XIXe siècle, ce sont les anatomistes et physiologistes qui s’en emparent. Ils cherchent à décrire le fonctionnement habituel du corps humain, et s’en remettent à une définition par défaut : ce qui n’est pas pathologique est « normal ». Les mathématiciens suivent. Le Belge Adolphe Quetelet, qui entend appliquer les statistiques à tous les aspects de la société, décrit ainsi « l’homme moyen ». Il a beau être une « fiction statistique » ce point de repère devient vite, comparé à tous ceux qui ne correspondent pas à la moyenne, « l’homme normal ». Une médecine « scientifique » se développe à coup de mesure d’écart à « la moyenne/normale ». Ses conclusions, dans certaines disciplines comme la phrénologie, la craniométrie et même la génétique, sont pour le moins douteuses.

Du moyen à l’idéal

Le « normal » est pourtant paradoxal. Et certains tenants de la scientifisation de la société le reconnaissent. Alfred Binet, pionnier de la mesure de l’intelligence, avoue ainsi que même lui ne sait pas de combien d’intelligence un enfant a besoin pour être normal. Pour Cryle et Stephens, c’est la précarité du concept de « normal », chacun pouvant au fond en choisir sa définition, qui renforce son pouvoir. Le normal est à la fois le moyen et l’idéal, l’idéal et l’arbitraire.

Les années 1950 sont l’âge d’or de la course à la normalité, assurent Cryle et Stephens. Citoyens et consommateurs se plient à la normalité édictée par la standardisation de l’industrie et de la société. Le foyer normal, correspondant aux critères du marketing, devient la famille idéale.
La guerre culturelle de la fin des années 1960 rebat les cartes. « La vie normale » est aujourd’hui tour à tour une aspiration et un objet de dégoût. Normie est une insulte utilisée par les jeunes Américains de l’Alt-right.

À lire aussi dans Books : De l’impossibilité de prévoir, mars 2020.

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Normality: A Critical Genealogy de Elizabeth Stephens et Peter Cryle, University of Chicago Press, 2017

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